Ypsilantis. Dix tableaux juifs – 9/10 (Première partie)

Salazar et la Shoah

J’ai choisi de traiter ce sujet en m’appuyant essentiellement sur une étude publiée dans le n° 203 (février 2015) de l’excellente « Revue d’Histoire de la Shoah ». Je l’ai choisie parce qu’elle me semble particulièrement équilibrée et rejoint une impression que j’ai retirée suite à nombre de lectures sur Salazar et l’Estado Novo. Salazar ni antisémite ni philosémite, simplement indifférent et calculateur.  

On a beaucoup écrit sur Franco et les Juifs. On le présente à l’occasion comme un défenseur des Juifs. Il l’a été dans une certaine mesure mais malgré lui. Franco n’est ni un philosémite ni un antisémite. Il combat diverses idéologies de gauche et la franc-maçonnerie qui l’obsède. Mais dans le corpus franquiste, le Juif n’est guère présent. On peut certes relever ici et là quelques propos antisémites mais ils n’ont pas la radicalité des propos nazis et restent plutôt périphériques. Les Juifs n’obsèdent pas Franco ; ils lui sont plutôt indifférents. On me rétorquera que les Juifs ayant été chassés du pays… Je répondrai que l’absence de Juifs dans un pays donné n’a jamais empêché l’antisémitisme dans ce pays.

Le sort des Juifs n’intéresse guère Franco. Et s’il en sauve c’est un peu malgré lui, par calcul. Franco est un astucieux. Il partage certaines sympathies avec Hitler mais le franquisme n’est pas le nazisme, l’Espagne n’est pas l’Allemagne. Sitôt la Guerre Civile d’Espagne (1936-1939) terminée, commence la Deuxième Guerre mondiale. Franco observe. Il ne sait de quel côté penchera définitivement la balance. Il penche du côté où elle penche mais pas trop, sait-on jamais… Ce qui lui importe, c’est la survie de son régime. Il multiplie donc les polices d’assurance, si je puis dire, dans lesquelles entrent l’aide aux Juifs, sans oublier l’aide à d’autres fugitifs parmi lesquels les aviateurs alliés. En cas de défaite de l’Axe, il pourra faire valoir ses « bonnes actions ».

A mesure que s’accentue la pression alliée, l’Espagne se fait point de passage pour les Juifs vers d’autres contrées, à commencer par le Portugal. « Debaixo do Céu », le film de Nicholas Oulman, rend magnifiquement compte de ce moment de l’histoire juive. J’évoque ce film dans un article publié sur ce blog sous le titre : « Des mémoires juives et le refuge portugais, un film de Nicholas Oulman, “Debaixo do Céu” » que je mets en lien :

Et Salazar ? Quelle a été l’attitude de Salazar envers les Juifs au cours de la Deuxième Guerre mondiale ? Salazar était un homme des plus discrets, peu bavard (il détestait prononcer des discours mais il avait plaisir à les écrire), casanier et très studieux. Ses discours ont tous une tonalité fortement didactique et on les imagine volontiers prononcés devant des étudiants dans un amphithéâtre.

D’importants travaux ont été publiés sur la politique de l’Estado Novo, notamment au cours de la Deuxième Guerre mondiale. J’en ai lu quelques-uns et tous m’ont laissé un goût imprécis. L’Estado Novo fondé par Salazar en 1933 est un régime autoritaire mais l’antisémitisme ne participe en rien à sa formation et ne figure pas dans sa base législative. Lorsque la guerre éclate le Portugal ferme ses frontières, ce qui n’empêche pas les réfugiés d’arriver.

Avec du recul, on est tenté de dire que le Portugal aurait pu se montrer plus accueillant. Il n’empêche, des organisations juives présentes dans le pays ont pu fonctionner librement, soit porter secours aux arrivants et envoyer de l’aide aux Juifs dans l’Europe occupée.

Il existe toute une polémique au sujet de la sévérité dont Salazar a fait preuve envers son consul, Aristides de Sousa Mendes. Cette sévérité n’a rien à voir avec l’aide apportée par ce consul aux Juifs (contrairement à ce que certains ont affirmé). Elle a plus à voir avec un comportement trop indépendant et négligeant de la hiérarchie.

J’insiste. On ne trouve pas de trace d’antisémitisme chez Salazar ; mais il ne faut pas pour autant le présenter (même remarque pour Franco) comme un philosémite. Il est indifférent et s’il agit à l’occasion en faveur des Juifs c’est par calcul, parce qu’il pense en retirer des avantages diplomatiques ou autres. Les communautés juives présentes au Portugal ne sont pas inquiétées. Salazar et Moses Bensabat Amzalak sont amis. Mais Salazar ne veut pas qu’une communauté de Juifs étrangers s’établisse au Portugal. Même remarque pour Franco et l’Espagne. Si des Juifs sont spontanément aidés et sauvés par des hommes du régime (voir certains membres du corps diplomatique), c’est sur initiative personnelle. Ils n’obéissent en aucun cas à des ordres supérieurs.

Salazar est un homme minutieux, tatillon. Dès le début de la Guerre Civile d’Espagne (en 1936), il s’intéresse tout particulièrement à la politique étrangère. Il a un contrôle total, direct et personnel sur le Ministério dos Negócios Estrangeiros (M.N.E.) dont il est ministre de la fin 1936 au début 1944. En 1936, l’Estado Novo est solidement établi et aucune menace n’est identifiée à l’intérieur. Le danger ne peut donc venir que de l’extérieur.

L’étude des écrits de Salazar, en particulier sa correspondance, montre que dans ses préoccupations sur l’avenir de l’Europe le sort des Juifs n’est pas pris en compte. Cet homme casanier qui gouverne le Portugal en pater familias n’apprécie guère ces réfugiés qu’il voit comme des fauteurs de troubles potentiels avec risques de désordre dans la maison Portugal dont il contrôle chaque recoin. Il va restreindre à plusieurs reprises l’accès du pays aux réfugiés, y compris à ceux qui ont des papiers en règle. L’Estado Novo s’était montré très restrictif à l’égard des réfugiés espagnols qui fuyaient les troupes de Franco, des réfugiés considérés comme potentiellement dangereux pour des raisons idéologiques.

La surveillance de la frontière entre l’Espagne et le Portugal entre dans les fonctions de la police secrète de Salazar, la P.V.D.E. (Polícia de Vigilância e Defesa do Estado). Nombre de ses agents sont portés à croire que le Juif est un élément subversif lié au communisme – l’énorme propagande nazie n’est pas sans quelque effet au Portugal. Des règles sont édictées par le M.N.E. qui travaille en étroite collaboration avec la P.V.D.E. Seuls les réfugiés à même de fournir la preuve qu’ils ne font que passer (montrer un visa de sortie et une réservation à bord d’un bateau) sont autorisés à entrer au Portugal. Ces règles ont par ailleurs pour effet de court-circuiter les décisions prises à l’insu de Salazar dans les légations et consulats portugais à l’étranger. Salazar n’a guère confiance dans le corps diplomatique et consulaire, héritier de la Première République (1910-1926) et de la monarchie constitutionnelle (1820-1910). C’est pourquoi il veille à la nomination de ses membres.

Salazar s’envisage comme le médecin de son pays. Il est vrai qu’il a commencé par rétablir, et brillamment, les finances d’un pays en faillite – on peut lui reconnaître ce mérite. Mais il s’est installé dans son rôle d’homme providentiel et n’a pas tardé à exiger de plus en plus de liberté d’action, soit de pouvoir, ce qui lui a été accordé sans réticence, ou presque. A ce sujet, il est particulièrement instructif d’étudier la période 1926-1933, soit celle qui va de l’instauration de la Ditadura Militar d’Óscar Carmona à la fondation de l’Estado Novo.

Salazar recommande au Portugal de fermer ses portes et ses fenêtres afin d’éviter toute contagion… A cet effet, il dépolitise le pays et exerce un contrôle tatillon sur sa vie politique, économique et culturelle avec l’aide d’une équipe reconnue non seulement pour sa docilité au régime mais aussi pour ses compétences. En effet, Salazar a noué de solides amitiés au cours de ses années d’études à l’université de Coimbra – l’Oxford ou le Harvard portugais – où se forme alors toute l’élite du pays. Il s’agit d’une sorte de confrérie dans un pays où le niveau d’éducation est alors très bas.

(à suivre)

© Olivier Ypsilantis

Né à Paris, Olivier Ypsilantis a suivi des études supérieures d’histoire de l’art et d’arts graphiques. Passionné depuis l’enfance par l’histoire et la culture juive, il a ouvert un blog en 2011, en partie dédié à celles-ci. Ayant vécu dans plusieurs pays, dont vingt ans en Espagne, il s’est récemment installé à Lisbonne.

https://zakhor-online.com/

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