Grand-père,
Cela fait vingt-six ans que tu es mort aujourd’hui et il n’y a pas un jour où je ne pense pas à toi.
Je me souviens de ce samedi minute par minute. Tout est resté gravé dans ma chair. J’avais perdu des oncles et des tantes, mais Toi. Toi. Quand je suis rentrée dans ta chambre, j’ai su avant que d’autres ne prennent conscience. J’ai su. J’ai décrit cette scène dans mon livre «Le théorème de l’hyppocampe ». Aujourd’hui, j’ai les larmes aux yeux mais je pense à Toi avec tendresse et douceur. Toi l’humaniste, Toi qui t’es battu toute ta vie pour la justice, l’égalité. Toi qui es revenu des camps dont tu refusais de parler. Toi qui m’as appris à lire, à dévorer les livres, à écouter le même mouvement d’une symphonie pour savoir isoler l’instrument. Toi qui me répétais cette phrase que tu aurais pu écrire « prier, pleurer, gémir est également lâche ». Toi qui as toujours su que je serais écrivain. Toi que j’aime au-delà de tout. Serais-tu étonné du monde d’aujourd’hui ? Je ne le pense pas. Tu avais une rare lucidité et tu m’as appris que l’histoire se répète à l’infini.
Tu aurais détesté les réseaux sociaux. L’étalage des sentiments. Le café du commerce. Le repère de la délation, de la désinformation, de la haine. Tu m’aurais déconseillé d’y être et nous aurions eu une conversation animée qui aurait duré des heures.
Tu m’as appris que dans le pire se profile l’espoir.
Doux souvenirs.
Je me mets sur la chaise près de Toi et je te lis le titre du « Monde » d’une petite voix hésitante. J’ai deux ans. Tu m’écoutes et continues ta lecture. Je m’enhardis et commence à lire d’une voix plus assurée le début d’une chronique.
Tu te penches vers moi, me caresses la joue et me dis si tu me lisais cette page en me tendant le journal et me montrant du doigt l’article dans lequel tu étais plongé.
Ce jour là, tu m’as offert un des plus grands bonheurs de ma vie. Toi.
Mon grand-père. La lecture. L’écriture.
Tu m’as appris que la haine était une des armes des lâches, mais que l’on ne pouvait pas tout pardonner.
Que les mots ne s’employaient pas à tort et à travers.
Que la pensée se construisait.
Que la dialectique n’était pas une improvisation.
Les mots.
Ceux que l’ont dits, ceux que l’on écrits. Les mots ont un impact. Ils peuvent être blasphématoires, coquins, tendres, amoureux, provocateurs, stupides, meurtriers. Qui de nous n’a pas souffert parce que des mots inentendables ont été prononcés ? Qui de nous n’a pas dit des phrases qui ont blessé l’autre ?
Les mots ont ce pouvoir de réconfort et de destruction. D’amour et de haine. De consolation et de détresse. Les mots s’articulent et s’arrêtent et forment langue, lettre, conversation et maintenant posts sur les réseaux.
Il y a les mots de la colère, ceux qui vous échappent et qu’on ne sait comment rattraper. Il y a les mots de l’intime qui peuvent aussi échapper et nous mettent à nu.
Il y a les mots soutenus ou légers d’une conversation quotidienne.
Que penserais-tu de ces dérapages sans contrôle tel celui du rappeur Kanye West qui profère de telles horreurs ? :
« Je vois des bonnes choses dans ce qu’a fait Hitler… Chaque être humain peut apporter de la valeur, en particulier Hitler (…) Ce type a inventé les autoroutes, inventé le microphone que j’utilise en tant que musicien. Vous ne pouvez pas dire à haute voix que cette personne n’a jamais fait quelque chose de bien« , a affirmé celui qui voudrait ouvrir des magasins Yeezy.
« Nous devons arrêter de dénoncer les nazis tout le temps (…) Je n’aime pas le mot ‘mal’ à côté de nazis (…) J’aime les juifs, mais j’aime aussi les nazis« , a-t-il ajouté, avant de conclure : « Personne au lycée ne savait ce que signifiait l’antisémitisme jusqu’à ce que ‘Ye’ le rende populaire« .
Comment peut-on arriver à ces dérives où la référence est devenue une Kim Kardashian péroxidée, et se prenant pour Marylin parce qu’elle portait la robe mythique portée par cette dernière lors de l’anniversaire de JFK ?
Si elle ressemble à Marylin, je suis Joséphine de Beauharnais.
Comment peut-on arriver à un tel appel à la haine, un tel révisionnisme ?
Et, ce cas n’est pas unique, la haine se propage à une vitesse telle qu’elle nous laisse à peine le temps de la contrer.
Elle est bien plus facile à propager que la bienveillance.
Mais, les actes ne nous font jamais cadeau de leurs conséquences. Les mots non plus.
Je ne décolère pas parce que je sais que tu aurais été outré.
Cette semaine sur un réseau une personne comparaît le métro au train qui emmenait les déportés en camps de concentration.
« Alors voilà pour moi la violence est partout. Après je prends le métro. Là c’est un départ en camp de concentration. On est tous entassés les uns sur les autres. Tout le monde sait alors pourquoi le déodorant a été inventé. On s’écrase. On se marche dessus. Chaque arrêt, chaque minute, sans un mot, sans un regard, c’est de la violence pure. Tout le monde déprime. Serre les dents. Le visage gris comme l’hiver dans une déchèterie. »
Oui, que penserais-tu de cette tournure, de ce présent incertain ?
J’entends encore ta voix. Je peux y percevoir dégoût et colère et pourtant aucun ton de haine. De la tristesse et du mépris. Est-ce ainsi que nous devons répondre à ces attaques ? Par du mépris ? J’ai besoin de Toi, et je puise en moi pour y trouver ta rigueur.
Et, j’entends ta voix dire sur un ton lapidaire cette phrase de Schopenhauer :
« Le mépris vient de la tête, la haine vient du coeur et l’un exclut l’autre. »
Puis, tu retournes à ton silence.
© Felicia-France Doumayrenc
Felicia-France Doumayrenc est autrice, critique littéraire, éditrice et peintre.
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