Dans cette tribune en quatre parties, Pierre-André Taguieff nous livre une critique philosophique de la bêtise.
Dans l’idéologie, l’idée ou le récit prime sur le réel, jusqu’à le voiler, l’effacer et le remplacer. C’est dans cette projection des récits idéologiques sur la réalité ainsi réinventée qu’on peut voir l’expression d’un délire. Il en va ainsi des récits complotistes, qui transforment la réalité socio-historique en fictions devenues objets de croyance, ou, plus largement, des visions paranoïaques du monde, dont on trouve des traces dans la plupart des idéologies politiques, à l’exception du libéralisme. Dans tous les cas, on rencontre, plus ou moins thématisée et assumée, la réduction des forces hostiles imaginées à la figure d’un ennemi unique, incarnation de cette forme de causalité magique qu’est la causalité diabolique. Si un individu stupide se reconnaît notamment à son incapacité à distinguer clairement le monde réel des constructions fictionnelles qui s’offrent à lui, il faut également lui reconnaître une propension particulière non seulement à l’erreur mais aussi au délire, dans lequel il s’enferme avec obstination.
Ce qu’il ne peut comprendre, il croit le comprendre envers et contre tous, envers et contre tout. La bêtise protège du doute et de l’incertitude.
Prétendre occuper le « juste milieu », en politique, témoigne souvent d’une impossibilité de choisir et d’une impuissance corrélative à prendre une décision, ce qui relève de l’impolitique – si l’on pose, comme Julien Freund, que « l’être impolitique participe activement à la vie politique, mais manque de jugement ou d’habileté dans l’exercice de sa fonction, parce qu’il ne possède pas le sens du discernement ». On y trouve une expression particulière du paradoxe dit de « l’âne de Buridan », l’âne mourant de faim et de soif faute de pouvoir choisir entre un seau d’eau et un seau d’avoine placés à égale distance de lui. Un humain se comportant comme un tel âne est à l’évidence un imbécile. En politique, la transfiguration de cette impuissance, dont les effets peuvent être catastrophiques pour la nation, est précisément l’affaire des « modérés » au pouvoir. Mais ces derniers ne sont pas tous voués à se comporter comme des « ânes de Buridan » : ils peuvent jouer la carte de l’éclectisme et de l’opportunisme, et faire ainsi les malins, à leurs risques et périls.
Il y a une bêtise spécifique chez les extrémistes, c’est-à-dire les partisans d’un quelconque jusqu’au-boutisme, une bêtise aggravée par le fanatisme idéologique. D’où l’impression que les extrémistes sont extrêmement bêtes. Mais ce n’est pas toujours vrai. Car leur fanatisme fait d’eux des adeptes du principe selon lequel « la fin justifie les moyens », ce qui aiguise leur intelligence tactico-stratégique. C’est dans leurs rangs qu’on rencontre, outre les stupides primaires et ordinaires qui, frappés d’une « faiblesse générale de l’entendement », illustrent la bêtise spontanée, « simple » et « honnête » (de loin la plus répandue), un grand nombre d’individus incarnant la forme « la plus dangereuse », selon Robert Musil, de la bêtise : la bêtise sophistiquée, « intelligente », parfois subtile et toujours immodeste (De la bêtise, 1937). Non pas la simple inintelligence, qui se réduit à la non-compréhension propre à un esprit passif, mais une forme d’activité de l’esprit mettant l’intelligence au service de causes absurdes ou de fins dénuées d’intérêt. C’est la sottise active, bavarde et engagée, infatigable et intarissable de Bouvard et Pécuchet, ces « deux agités » (Clément Rosset). Car s’il y a des « têtes creuses plus ou moins vides », comme le notait Karl Kraus, il y a aussi, et en grand nombre, des têtes creuses plus ou moins remplies de certitudes. De certitudes idéologiques, celle qui rassurent ou apaisent.
On aura reconnu dans ce bref portrait les intellectuels (de tous les « genres »), par définition engagés et vigilants, toujours aux aguets, ayant consenti à faire le « sacrifice de l’intellect » pour devenir les bons soldats de leur cause et d’infatigables donneurs de leçons, recourant à l’indignation hyperbolique comme moyen d’intimidation.
Les formules creuses ne leur font pas peur. C’est qu’ils les prennent pour des expressions bien frappées de vérités fulgurantes. Après que leur cause a triomphé, ils deviennent des esprits orthodoxes, disposés à dénoncer et récuser tous ceux qui ne partagent pas leur foi. Leur bêtise consiste à ne douter de rien. Rien de plus banal.
Dénuée de profondeur, leur méchanceté surgit comme en surplus. Nous sommes là au croisement de la bêtise, des convictions idéologiques et du délire plus ou moins routinisé.
Parmi les symptômes de la bêtise contemporaine, notamment dans le monde intellectuel, on trouve sans surprise le goût des idées reçues et des lieux communs, mais à la condition expresse qu’ils restent dans le cercle du « politiquement correct » de l’époque, lequel impose de respecter certains choix lexicaux censés ne choquer personne autant que les positions politiques jugées idéologiquement acceptables, et ce, avant tout, selon un critère à la définition fluctuante : ne pas « faire le jeu » des « réactionnaires », des « fascistes », des « racistes », des « sexistes » et des « homophobes .» Telle est la hantise de ceux qui se veulent encore et toujours « progressistes » ou disent vouloir ressusciter une « gauche d’émancipation .» C’est ainsi qu’à l’extrême gauche, la bêtise cultivée est incarnée notamment par des esprits particulièrement confus qui dénoncent avec véhémence et indignation la « Grande confusion » (titre d’un essai publié en 2020 par le politiste-militant Philippe Corcuff), au point de sombrer dans une grande dépression. La raison en est que, dans la France contemporaine, « l’extrême droite » ou « l’ultraconservatisme » serait en train de « gagner la bataille des idées .» La bêtise affolée et affolante de ces milieux néo-gauchistes se double d’une vision paranoïaque de la menace : l’ennemi diabolique, dont le nom le plus courant est « l’extrême droite », serait partout, il « progresserait » partout. Sa définition n’étant pas fixée, il est en effet susceptible de prendre toutes les formes politiques possibles, y compris des formes classées ordinairement à gauche. D’où l’engagement de ses dénonciateurs dans une entreprise sans fin de surveillance et de repérage, d’inquisition, de démasquage et de démystification.
La passion qui les anime est celle d’une police de la pensée, et non celle de la discussion ou du dialogue ordonné à la recherche de la vérité ou du compromis raisonnable.
Analysons un exemple en faisant appel aux lumières de Robert Musil et de Gustave Flaubert, dont l’ennemi intime était la bêtise. À faire jouer la distinction fondamentale introduite en 1937 par Musil dans son essai sur la bêtise, on verra dans les positions prises par les militants inclusivistes aujourd’hui, qui veulent éliminer définitivement le sexisme et autres mauvais « ismes », l’illustration d’un mélange singulier de bêtise « naïve » ou spontanée et de bêtise « prétentieuse » ou arrogante, qui consiste à faire étalage d’un savoir douteux, celle que, dans Les Femmes savantes (IV, 3), Molière a parfaitement caractérisée par cette réplique de Clitandre à Trissotin : « (…) un sot savant est sot plus qu’un sot ignorant ».
Le savoir ne préserve pas de la sottise. Il la rend soit attrayante soit ennuyeuse. Mais il la cache le plus souvent.
On retrouve plus précisément chez les inclusivistes de la chaire la bêtise de l’apothicaire scientiste Homais mis en scène par Flaubert : ils croient fermement que l’écriture inclusive aura infailliblement pour effet, à terme, la disparition du sexisme, voire du racisme.
Rappelons le docte commentaire du pharmacien Homais et du docteur Canivet à propos du lavage d’estomac de Mme Bovary : « Du moment que la cause cesse (…) l’effet doit cesser. » L’apothicaire Homais et le docteur Canivet, en formulant ce principe, prétendent pouvoir guérir Mme Bovary de son empoisonnement, sans tenir compte du fait que les effets du poison peuvent être irréversibles. L’effet comique ne provient pas du sens littéral de la proposition (le rappel d’une implication du principe de causalité), mais de sa profération dans un contexte où elle paraît être hors sujet. Le principe ainsi formulé ne s’applique tout simplement pas à la situation. Et son énonciation indique bien entendu la bêtise du pharmacien scientiste. Les chantres de l’écriture inclusive raisonnent de la même manière fallacieuse : si l’écriture cesse d’être androcentrique et andromorphique, alors le sexisme doit disparaître. L’analyse de Schopenhauer, au début du Monde comme volonté et comme représentation (1819), est ici éclairante : « Le manque d’entendement est ce qu’on nomme proprement stupidité ; c’est une sorte d’inaptitude à faire usage du principe de causalité, une incapacité à saisir d’emblée les liaisons soit de la cause à l’effet, soit du motif à l’acte. » Dans l’exemple analysé, le « manque d’entendement » se manifeste par l’invention d’une liaison imaginaire entre la cause (l’écriture inclusive) et l’effet escompté.
© Pierre-André Taguieff
Pierre-André Taguieff est Philosophe, Politiste et Historien des idées, Directeur de recherche au CNRS
https://www.revuepolitique.fr/peut-on-lutter-contre-la-betise-3/
A un tel niveau (notamment sur les questions relatives au « genre ») ce fanatisme idéologique est intrinsèque au monde occidental sous colonisation étasunienne, même si par ailleurs les théories les plus nauséabondes venues d’outre Atlantique ont d’abord été inspirées par de pseudo philosophes français tels Michel Foucault que l’on peut sans exagération qualifier de fanatiques pathologiques. Mais pour que la France ait pu produire des Sartre, Beauvoir, Foucault et autres détraqués il fallait que sur le plan intellectuel et civilisationnel elle soit déjà très malade, la collaboration petaniste lui ayant infligé une blessure qui s’avère mortelle.
« Déguiser sous des mots bien choisis les théories les plus délirantes suffit souvent à les faire accepter. »
Gustave Lebon
(Et encore, on ne peut même pas parler de « mots bien choisis »…)
@Charles Kinsky. Ce qui me paraît réellement effroyable c’est que, au prétexte de les inciter à la tolérance, « on » vient manipuler l’esprit des enfants en leur faisant croire qu’un changement de sexe est une possibilité tout à fait anodine, susceptible de résoudre tous leurs problèmes. Ce qui est évidemment archi faux. Gobant tous ces mensonges (évidemment), des enfants se font donc de plus en plus souvent mutiler, spoliant définitivement, sans espoir de retour leur corps et donc leur être. On bloque leur puberté, on coupe les seins des filles. C’est une horreur. A un âge où ils n’ont pas le droit de voter, ne savent même pas encore bien lire pour certains, on leur confère la possibilité d’un illusoire changement de sexe. Il se passe des choses terribles, l’occident semble devenu fou. Et bien sûr quand on s’insurge devant cette maltraitance des enfants, on est qualifié de transphobe.
@Charles Kinski
Je ne compte plus les actrices ou acteurs juifs (ex Charlotte Gainsbourg) ou blancs ou les actrices noires (ex Christina Milian) en couple avec un Blanc qui soutiennent BLM alors que ce groupuscule néo nazi est ouvertement antisémite et anti blanc. A ce niveau-là ce n’est plus seulement de la stupidité…Cela va bien au-delà…Comment appeler cela ? Trouble dissociatif de la personnalité ? Schizophrénie ? J’ai le net sentiment qu’au-dela de la bêtise et de l’ignorance triomphantes, on assiste à une véritable épidémie de maladie mentale. Bien à vous.
@Sarah Dans le même style on peut citer l' »antiraciste » afro américaine Alicia Walker longtemps mariée à un Juif et aujourd’hui l’une des championnes de la propagande antisémite aux USA (comme Angela D) : elle est même allée jusqu’à s’appuyer sur le fake « protocole des sages de Sion » pour appuyer ses délires anti Juifs (qu’elle assimile parfois aux « Reptiliens »). Véridique. Elle finira sans doute senatrice ou juge à la cour suprême diversité oblige 🙂
@Carole L’Occident est devenu un vaste hôpital psychiatrique dirigé par des psychopathes et peuplé en grande partie de patients ayant subi une lobotomie. Les personnes saines d’esprit n’ayant pas encore réussi à se faire la belle sont condamnées à vivre au milieu de cette faune…
Ce sont surtout les jeunes Français et les jeunes Européens que je plains car même s’ils n’en ont pas encore conscience ils vont payer très cher toutes les folies actuelles qui ne sont en rien des progrès mais qui relèvent de la perversité et/ou de l’inconscience, voire de la stupidité.
@Charles Kinski .
Votre definition de l occident en voie de pourrissement de type piscicole ( par la tete) , me parait tres bien choisie
Au diable les dérives, soyons moins fous que cette bande de cinglés et apprenons à nos enfants à s’aimer tels qu’ils sont, comme nous les aimons et parce que nous les aimons.