Dans cette tribune en quatre parties, Pierre-André Taguieff nous livre une critique philosophique de la bêtise.
Mais qu’est-ce que la bêtise ? Il n’est pas facile de définir la bêtise (ou sottise) ou la stupidité (ou imbécillité), car, en raison de l’extrême diversité de leurs illustrations possibles (elles-mêmes pourtant claires), on peine à passer de la perception de certaines ressemblances (d’« airs de famille », dirait Wittgenstein) à la construction d’un concept, ou plus exactement d’un noyau conceptuel, à partir des caractéristiques communes des cas de bêtise identifiés.
Certes, l’on peut s’en tenir à des critères simples, tels que l’incapacité, observable chez certains individus, à analyser des données ou à résoudre des problèmes (tant anciens que nouveaux), ce qui définit le manque d’intelligence.
Le recours à des arguments fallacieux dans les débats politiques témoigne d’une incapacité cognitive.
Prenons un exemple simple. Un militant « wokiste » à la française, face à des contradicteurs défendant le principe de la libre expression, va leur répliquer en variant sur ce sophisme caractérisé : « Vous défendez la libre expression ; or, Édouard Drumont, le pape de l’antisémitisme en France, la défendait aussi, puisqu’il a baptisé son journal La Libre Parole ; donc, vous êtes antisémite et, partant, indigne de participer à un débat public. » L’aveuglement idéologique impliqué par l’engagement militant est ici intimement mêlé à la bêtise en tant qu’incapacité de raisonner correctement. Une bêtise inséparable de la mauvaise foi, comme souvent.
Mais la bêtise n’est pas réductible au manque d’intelligence, lequel est relativement mesurable : on manque plus ou moins d’intelligence, ce qui implique qu’on peut être plus ou moins stupide. C’est là reconnaître qu’il y a des degrés dans la bêtise, comme si elle relevait d’une aptitude humaine.
On sait qu’en 1928, sur la base des travaux concernant le quotient intellectuel, la distinction entre « idiot », « imbécile » et « crétin » (du plus au moins bête) a fait l’objet d’un large consensus chez les psychologues, avant d’être remplacée par la triade « débile profond », « débile moyen » et « débile léger », elle-même remplacée par les sous-catégories de la « déficience mentale », le « déficient mental » pouvant être « lourd », « moyen » ou « léger ».
Mais, si l’on peut ainsi mesurer l’intelligence, ou du moins certaines formes d’intelligence (et leurs formes déficientes), il n’est pas sûr qu’on puisse mesurer la bêtise, qui demeure dans le champ de l’appréciation subjective. On ne saurait la réduire à un simple déficit d’intelligence. Certes, un scientiste convaincu pourrait imaginer la construction de tests de bêtise et espérer pouvoir un jour mesurer les influences respectives des facteurs génétiques et des facteurs environnementaux, au sein de telle ou telle culture, dans l’apparition du phénomène. Mais ce scientiste emporté par le désir du tout quantifier – atteint donc de « quantophrénie », selon l’expression de Pitirim Sorokin – est lui-même susceptible d’être perçu comme porteur d’une forme de bêtise. Une bêtise non quantifiable.
La bêtise se manifeste également par le manque de jugement, et, à cet égard, elle semble sans remède, bien qu’elle puisse être voilée par l’instruction.
C’est la perspective adoptée par Kant dans une note célèbre de la Critique de la raison pure :
« Le manque de jugement [Mangel an Urteilsktaft] est proprement ce que l’on appelle stupidité [Dummheit], et à ce vice il n’y a pas de remède. Une tête obtuse ou bornée en laquelle il ne manque que le degré d’entendement convenable et de concepts qui lui sont propres, peut fort bien arriver par l’instruction jusqu’à l’érudition. Mais comme alors, le plus souvent, ce défaut accompagne aussi l’autre, il n’est pas rare de trouver des hommes très instruits qui laissent incessamment apercevoir dans l’usage qu’ils font de leur science ce vice irrémédiable. »
Les philosophes Pascal Engel et Kevin Mulligan abordent judicieusement la bêtise comme un vice épistémique : « De même qu’il y a des vertus épistémiques – la modération dans le jugement, la pondération, le scrupule, l’intelligence – il y a des vices épistémiques – la crédulité, le conformisme, la bêtise. » Ils précisent ainsi les conditions du combat intellectuel contre les « vices épistémiques », en les distinguant des contenus des croyances : « On ne peut pas blâmer ou louer un individu pour telle ou telle croyance, bien qu’on puisse le blâmer ou le louer pour être le type de croyant qu’il est (un conformiste, un crédule ou un imbécile, qui sont tous des défauts de caractère). »
La bêtise des esprits engagés est observable dans tous les milieux de la militance politique, à droite comme à gauche, chez les révolutionnaires comme chez les réactionnaires, sans oublier les centristes, mus par le fanatisme de la modération.
La bêtise des modérés et des partisans du « juste milieu » ne doit pas être confondue cependant avec l’opportunisme ou le conformisme stratégique des carriéristes. Cette bêtise moralisante se rencontre notamment, dans le monde moderne, chez les membres d’une catégorie particulière de partisans du Bien, à savoir ceux qui veulent « rendre l’humanité meilleure » (comme le dit Nietzsche en 1888 dans Crépuscule des Idoles) et réaliser ici-bas, sans tarder, ou « ici et maintenant » – slogan soixante-huitard inusable –, l’utopie de la société parfaite. Les adeptes du perfectionnisme veulent à tout prix et sans plus tarder reconstruire les rapports sociaux sur la base de leurs idéaux de la vie bonne, qu’ils relèvent du classique progrès de la civilisation ou de la protection de la planète dans une perspective antiprogressiste ou écosophiste.
Cette bêtise des « belles âmes » est inséparable d’un paternalisme moralisant qui, largement diffusé par un militantisme associatif assoiffé d’échos médiatiques et alimenté notamment par la propagande néo-féministe et de plus en plus éco-féministe, est devenu un paternalisme institutionnel, qu’on rencontre d’une façon caricaturale dans les établissements d’enseignement.
À gauche et à l’extrême gauche tout particulièrement, ceux que Nietzsche qualifiait de « philistins vulgaires » et de « philistins cultivés » – ces derniers, esprits médiocres à demi cultivés, s’imaginant hautement cultivés parce que diplômés, aujourd’hui sans effort particulier – se regroupent, se montrent, se pressent dans les médias, défilent et pétitionnent. Il leur arrive, après avoir appris l’art de la démagogie, d’accéder au rang enviable d’élus de la République. Les philistins les plus intellectualisés obtiennent sans mal des postes dans l’Enseignement supérieur, prime au conformisme « révolutionnaire » sans risque. Ces troupes d’indignés et de révoltés disciplinés comptent en réalité nombre d’exemplaires interchangeables du pitoyable « petit Monsieur satisfait » peint par Ortega y Gasset dans La Révolte des masses (1929), le « señorito satisfait » étant un être à la fois égoïste, narcissique, grégaire et conformiste, mais susceptible de piquer de terribles colères quand ses intérêts sont ou paraissent menacés. Il peut dès lors, temporairement, prendre l’allure d’un farouche révolutionnaire en quête d’un « monde meilleur ». Au pouvoir ou dans l’opposition, il incarne la médiocrité triomphante. À cet égard, il reste un « bourgeois », d’en haut ou d’en bas de l’échelle sociale. Car, comme le notait Flaubert, « tout le rêve de la démocratie est d’élever le prolétaire au niveau de bêtise du bourgeois ».
Dans le même sens, l’auteur de cette machine de guerre contre la bêtise qu’est Exégèse des lieux communs (1901), le bouillant Léon Bloy, définissait « le Bourgeois », à savoir « l’homme qui ne fait aucun usage de la faculté de penser », comme un type humain qu’on pouvait rencontrer dans toutes les classes sociales : bête, sentimental, hypocrite, mesquin, intéressé, dénué de spiritualité. C’est ce qui lui faisait dire que « les âmes contemporaines sont matelassées d’une épaisse toison de bêtise impénétrable ». C’est pourquoi elles se repaissent de lieux communs, ces formules figées qui constituent « la langue du Bourgeois », et dont il faut toujours recommencer la patiente mais impitoyable exégèse, avec l’ironie requise. Car on a affaire à des « matériaux de bêtise indestructible » dont se nourrit la pensée par clichés. Dans Psychologie des foules, en 1895, Gustave Le Bon pointait quant à lui la concentration de la bêtise dans les foules : « Dans les foules, c’est la bêtise et non l’esprit, qui s’accumule. » Les rassemblements font remonter à la surface la médiocrité intellectuelle des individus et leur bassesse de pensée, que traduisent les slogans répétés en chœur. Mais qui oserait évoquer aujourd’hui, à une époque de démolâtrie, la bruyante bêtise des masses impensantes ? Depuis les années 1980, la gauche rêve tout au contraire de cet « intellectuel collectif » censé succéder heureusement à l’« intellectuel classique » jeté, pour péché d’individualisme, dans les poubelles de l’histoire. Mais l’« intellectuel collectif » reste dans les nuées, avec les anges.
Il est des intellectuels engagés qui ont le goût des « boucs-cerfs », des positions ou des entités censées incarner des contraires réconciliés ou des contradictoires amalgamés.
Ils rêvent d’impossibles synthèses qu’ils présentent comme les solutions de problèmes qu’ils ont mal posés, sans en avoir la moindre conscience. Ils avancent ainsi des catégories incohérentes ou auto-contradictoires en les présentant comme des conceptualisations subtiles et vertueuses (parce que signes d’ouverture, de tolérance et d’« inclusivité ») : « universalisme pluriel » (et non « abstrait »), « laïcité plurielle » (et non « intégriste »), « universalisme postcolonial » (et non « eurocentrique »), etc. Pour être « concret », respectueux des différences et échapper ainsi à la position dite « de surplomb » par Merleau-Ponty, affirment-ils, l’universel doit être « relatif » ou « contextuel .» Certains d’entre eux veulent chasser l’universel et le remplacer par le « pluriversel », ou, pour être toujours plus radical, par le « pluriversel décolonial », promesse d’un « monde fait d’une multitude de mondes .»
Les formules creuses fonctionnent comme des formules magiques, qui alimentent la pensée-slogan. C’est ainsi que la bêtise intellectualisée se reproduit et se diffuse.
Il est des intellectuels engagés (toujours à gauche) qui veulent mettre du multiculturalisme ou du multicommunautarisme dans la République pour la rendre acceptable, du racialisme ou de l’identitarisme racial dans l’antiracisme pour rendre ce dernier conforme à la réalité des sociétés pluriethniques dans lesquelles nous sommes supposés vivre, etc.
En prônant un républicanisme multicommunautariste, une laïcité respectant également toutes les différences collectives ou un antiracisme racialiste ou ethniste, ils témoignent de l’existence soit de la bêtise du « juste milieu », cette position neutre dont la valeur tiendrait à ce qu’elle serait située à égale distance des extrêmes, soit de la bêtise de la synthèse à tout prix dans le monde des concepts, sans tenir compte des distinctions ni des oppositions.
En forçant à peine le trait, on pourrait imaginer, concernant les régimes politiques, des formes mixtes ou hybrides du type « autoritarisme libéral » ou « totalitarisme pluraliste », célébrées comme répondant à des demandes contradictoires magiquement transformées en exigences complémentaires. D’où l’identification d’un autre trait de la bêtise : croire que, dans le monde de la pensée, tout est possible ou que rien n’est impossible. Le « pourquoi pas ? » est susceptible d’avoir un usage scientifique fécond, comme le suggérait Bachelard, mais il peut aussi exprimer une tournure d’esprit qui est un indice de bêtise.
© Pierre-André Taguieff
Philosophe, Politiste et Historien des idées, Directeur de recherche au CNRS
https://www.revuepolitique.fr/peut-on-lutter-contre-la-betise-2/
Le simple fait de croire à l' » » » » » » » »antiracisme » » » » » » » » » » me semble autant relever de la bêtise que de la laideur morale les plus absolues : la négation du racisme anti-blancs est de facto un négationnisme et les délires pro palestiniens et antisionistes sont tout aussi débiles. La stupidité des journalistes et des politiciens est tellement vertigineuse qu’on est en droit de penser que la partie la plus bête de la population est aux commandes. Et en fait cela correspond tout à fait au portrait de Mr Homais le personnage créé par Flaubert pour Mme Bovary. Bien pensant, semi savant et prétendant incarner le « progrès » Mr Homais était censé incarner la bêtise de l’esprit petit bourgeois du dix neuvième siècle. Les Mr Homais d’aujourd’hui sont les bobos et les « progressistes » autoproclamés.
Pour rappel, dans Mme Bovary, Mr Homais est le personnage provoquant toutes les catastrophes du roman et causant la ruine ou la mort de ceux qui l’entourent.
Le roman se Flaubert se termine sur ces lignes : « Depuis la mort de Bovary, trois médecins se sont succédé à Yonville sans pouvoir y réussir, tant Mr Homais les a tout de suite battus en brèche. Il fait une clientèle d’enfer ; l’autorité le ménage et l’opinion publique le protège.
Il vient de recevoir la croix d’honneur. »
La vérité, rien que la vérité : bravo Charles Kinski.
Merci aussi pour votre analyse d’un personnage de Madame Bovary, le pharmacien Homais. C’est à dessein que Jean Yanne, qui sait – savait – merveilleusement bien se rendre antipathique, avait été choisi pour le rôle. C’est Homais qui pousse Charles Bovary à tenter une opération très risquée, bien au-delà de ses compétences, sur un jeune handicapé, opération qui se soldera par un échec accablant, aggravant l’infirmité du malheureux. échec total dont seul le pauvre Bovary portera la responsabilité.
Bonsoir, Charles. L’article sur TJ de Ferrières, titré « La Croix d’honneur », évoque Mr Homais.
Lire aussi le remarquable « L’éducation sentimentale » de Flaubert où celui-ci montrait le caractère vil de la bourgeoisie bien-pensante et la toxicité des idéologies politiques qui transforment des individus à peu près sains en dangereuse fanatiques. Ce qui était vrai au dix neuvième siècle l’est aujourd’hui à la puissance 1000.