Dominique Schnapper. L’Ecole de notre siècle et l’esprit civique

L’article de notre ami Olivier Galland (« Le ministre, l’école et les abayas », Telos, 22 novembre 2022) soulève le problème de fond sur le sens de l’Ecole dans la démocratie française d’aujourd’hui.

L’Ecole actuelle est l’héritière de celle qui fut l’instrument privilégié de l’instauration de la République, c’est-à-dire du processus de l’intégration nationale. Celle-ci fut en France essentiellement politique : on a intégré la société par la citoyenneté individuelle, selon une conception universaliste du citoyen née des valeurs incarnées et symbolisées par la mémoire de la Grande Révolution. Dès 1789, les révolutionnaires avaient remplacé les anciens termes de maître d’école, de régent et de recteur par celui d’instituteur parce qu’ils étaient chargés d’« instituer » la nation et, selon la formule d’Emile Durkheim un siècle plus tard, de « fixer dans l’âme de l’enfant les similitudes essentielles que réclame la vie collective ». Si en France la laïcité s’exprime à propos de l’Ecole avec une passion inconnue dans les démocraties anglophones, c’est que l’Ecole y est, plus que dans tout autre pays démocratique, l’école du citoyen. Elle est liée à un projet politique, mais repose aussi sur un fondement philosophique, le projet d’émanciper l’être humain, de lui transmettre l’esprit critique et le respect du savoir en dehors de toute influence extérieure, en particulier religieuse.

C’est pourquoi, par-delà le contenu de l’enseignement, l’Ecole de la République, à l’image de la société politique, constituait un espace fictif dans lequel les élèves, en tant que futurs citoyens, devaient été traités de manière égale, indépendamment de leurs caractéristiques personnelles, familiales et sociales. C’était un lieu, au sens matériel et abstrait du terme, qui était construit contre les inégalités réelles de la vie sociale, pour résister aux mouvements de la société civile. L’ordre de l’Ecole était, comme celui de la citoyenneté, formel et impersonnel. L’abstraction de la société scolaire devait former l’enfant à comprendre et à maîtriser celle de la société politique. Le port de l’uniforme ou de la blouse, l’imposition d’un même enseignement – contenu, méthodes, horaires, enseignants recrutés par des concours nationaux – étaient les conséquences directes de cette éducation commune à la citoyenneté. Il ne s’agissait pas seulement de transmettre les connaissances nécessaires à la vie collective, mais de participer au projet politique commun.

La formule de la scolarisation obligatoire, gratuite et laïque traduisait cette conception politique fondée sur un projet philosophique. Le caractère autoritaire qui en fut longtemps l’un des caractéristiques, en particulier dans l’enseignement primaire, surprenait les étrangers venus du reste de l’Europe. Mais les « hussards noirs » de la République, malgré la modestie de leur mode de vie, ne s’interrogeaient pas sur le sens de leur métier.

Cet héritage distingue cette Ecole de celle du monde anglophone dont l’ambition première est de transmettre des connaissances, de favoriser l’épanouissement personnel des élèves et de créer des liens entre les élèves qui fréquentent ensemble les écoles les plus huppées du Royaume-Uni, en assurant le maintien d’une élite passée par des écoles privées (dites public schools) ou, aux Etats-Unis, les universités prestigieuses de l’Ivy league. Ces deux Ecoles traduisent deux traditions démocratiques, incarnées par les Etats-Unis, d’un côté, et la France, de l’autre. Les anglophones se considèrent comme plus « démocrates » que les Républicains français sans toujours comprendre la logique de la voie « républicaine ».

Il est clair que l’Ecole du citoyen est rudement remise en cause par des évolutions de la démocratie « extrême » et la massification de la fréquentation scolaire et universitaire. D’un côté, les enseignants participent pleinement à l’évolution générale de la société et sont nombreux à critiquer un enseignement jugé trop autoritaire ou trop national au nom des valeurs du moment : ils participent pleinement à l’autocritique que les Français portent sur leur propre société. D’un autre côté, la population scolaire, désormais très nombreuse et plus diverse par ses origines sociales, fréquente les institutions d’enseignement pendant un grand nombre d’années. Ses exigences d’indépendance sont évidemment plus affirmées que celles des jeunes qui entraient sur le marché du travail à 12 ou 14 ans. De plus, ces exigences ne cessent de s’accroître dans une démocratie devenue « extrême », c’est-à-dire de plus en plus réticente à l’égard de toute limite et de toute contrainte. La population jeune n’accepte que difficilement l’autorité de ses maîtres et ne nourrit pas le respect de la connaissance ; elle entend mieux la parole des réseaux sociaux que celle de ses enseignants. Parmi elle, une partie de la population de tradition musulmane manifeste une évidente réticence à l’égard de la connaissance et déclare que la loi religieuse est supérieure à la loi républicaine. Nombre d’enquêtes l’ont montré et on peut citer à cet égard les recherches d’Olivier Galland et Anne Muxel.

Le combat pour la laïcité a toujours été, dans son principe, de nature politique, il a été mené non pas contre la religion catholique, mais contre son influence politique – même s’il ne faut pas oublier quelques dérives du passé. Aujourd’hui, il est confronté avant tout à des courants islamistes qui entretiennent un projet de destruction des valeurs que transmettait l’école, l’appel à la raison, l’émancipation des individus par le savoir. Il est surtout confronté à un délitement de la citoyenneté. La crise de l’école, c’est la crise de la citoyenneté.  Défendre les principes essentiels de l’Ecole, c’est lutter pour la liberté démocratique.    

Il est impossible de l’ignorer : l’Ecole est contrainte de redéfinir le sens de sa mission. Comme toute institution, elle n’est pas fixée une fois pour toutes, elle ne saurait être immuable lorsque la société dans son ensemble connaît des changements rapides. Toute tradition doit être infléchie et réassumée. Mais l’Ecole doit se transformer non pas contre sa tradition, mais à partir de cette tradition, elle doit continuer à transmettre des connaissances, mais aussi le sens de la citoyenneté qui permet que se poursuive l’histoire de la République. Les sociétés nationales ont aussi le droit à la continuité historique, pour reprendre le vocabulaire de Paul Ricœur.

Que peut-on faire ? La réponse théorique est facile à formuler : il faut garder l’essentiel et réfléchir aux inévitables adaptations à une situation qu’on ne peut négliger. Mais, concrètement, l’application n’est pas facile, pour user d’un euphémisme, et l’inquiétude des chefs d’établissement et des enseignants devant des défis si nouveaux est compréhensible et doit être entendue. Sur eux repose la responsabilité d’une situation dont ils n’ont pas la maîtrise complète, pas plus que les responsables politiques eux-mêmes. Une société ne peut se maintenir sans que ses membres acceptent collectivement des normes communes et partagent certaines valeurs essentielles. L’Ecole par elle-même ne peut les créer. Si le civisme devient étranger à la société, l’Ecole n’a pas le pouvoir de le faire naître. C’est la tâche de tous les citoyens et pas seulement du monde de l’éducation.

© Dominique Schnapper

Dominique Schnapper est Directrice d’études à l’EHESS, membre honoraire du Conseil constitutionnel.

https://www.telos-eu.com/fr/societe/lecole-de-notre-siecle-et-lesprit-civique.html

Fondé en décembre 2005 par Zaki Laïdi, qui l’a présidé jusqu’en 2013 avant de céder la place à Gérard Grunberg, ancien directeur scientifique de Sciences Po, Telos, centre de réflexion d’économistes, de politologues, de juristes, de sociologues français et étrangers, se définit comme « d’inspiration réformiste » et n’est affilié à aucun parti politique.

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