Sacha Bergheim. Privilégié ou Marginalisé: réflexions sur le Juif des médias et de la société

Les privilégiés

Jusqu’à présent, aucune personnalité publique n’a jamais dit “qui touche à un catholique s’en prend à la République”. Et c’est en 2021 que, pour la première fois, un dîner des représentants d’organisations protestantes de France a été organisé en présence du président de la République. En revanche, pour “les Juifs”, la question se présente différemment. Beaucoup de gens, sans verser dans une judéophobie convaincue, estiment qu’il existe bien un privilège juif dans la société française: leur sur-représentation dans certains milieux parlerait d’elle-même, l’obligation protocolaire d’aller au “dîner du CRIF”, le devoir de mémoire qui serait exclusivement dédié à leur mémoire particulière, tout cela contribue chez beaucoup à l’idée qu’à la différence des autres, les Juifs auraient suffisamment d’influence sur le monde politique pour obtenir des actions en leur faveur uniquement, et les critiques à leur encontre seraient généralement modérées ou réduites au silence grâce à ces positions avantageuses dans les médias ou en arrière-plan de la politique. Ce contrôle des médias serait ainsi la preuve indirecte d’une cooptation organique qui assurerait aux Juifs une prééminence particulière. En 2007, Raymond Barre n’hésitait pas à monter au créneau pour dénoncer les “cabales” orchestrées par cette influence juive contre des hommes politiques qu’il estimait de qualité comme Bruno Gollnisch dont le négationnisme du discours d’octobre 2004 n’avait pas choqué l’ancien premier ministre.

Et c’est sans doute encore l’idée que les Juifs seraient un groupe à part qui avait suscité ce lapsus lourd de sens de Raymond Barre qui évoquait le sort de “Français innocents” face à des “Juifs [jugés] coupables” par les terroristes. Même s’il avait tenté d’éteindre les flammes de sa distinction “assumée”, lors de son discours du 8 octobre 1980 à l’Assemblée Nationale [https://www.vie-publique.fr/discours/248836-raymond-barre-attentat-synagogue-de-la-rue-copernic-8-octobre-1980] au sujet de l’attentat de la rue Copernic, il n’était pas anodin que ce même politicien considérât Maurice Papon comme un “grand commis de l’Etat”. Relisons son propos devant les représentants élus de la nation: 

“Le racisme qui a inspiré ce geste criminel est la négation même des principes de liberté, d’égalité et de fraternité sur lesquels repose la République. […] Les auteurs de cet acte criminel visaient manifestement à déclencher un processus de violence en chaîne, de manière à compromettre le fonctionnement démocratique de notre société.”

Si la première phrase est de convenance, la seconde a de quoi susciter la perplexité: un processus de violence en chaîne? De quoi parle-t-il? Littéralement, une réaction incontrôlée impliquerait une action juive du même ordre. Pour autant, a-t-on jamais eu la moindre preuve que “les Juifs” auraient contribué en intention ou en acte à un quelconque processus de violence en chaîne. Et contre quelle cible? Bien avant que l’on ne parle d’une “importation du conflit israélo-palestinien” où les Juifs français joueraient le rôle de protagonistes solidaires forcés des Juifs d’un autre pays, le Juif est implicitement mis en demeure de rester silencieux et passif après l’attentat qui les vise, sous menace d’être réduit à une incarnation collective et de ne pas céder à une violence vengeresse aveugle, lecture aussi littérale que caricaturale de la Loi du Talion. 

“C’est pourquoi je demande, dans les circonstances présentes, à tous les Français et à toutes les Françaises de faire preuve de résolution et de sang-froid. De résolution : en rejetant toutes les formes, même apparemment mineures, mais toujours méprisables, de discrimination raciale ou confessionnelle. Mais aussi de sang-froid en évitant de verser dans l’excès des accusations sans preuve et du soupçon généralisé.”

Il y a là une structure profonde qui mérite de ne pas être passée sous silence, puisque ces Français appelés au sang-froid sont dans son esprit les Juifs tous mus par une solidarité tribale, et coupables sans preuve de discrimination envers les étrangers, notamment musulmans. Comment peut-on dénoncer la motivation raciste d’un attentat et imposer le silence aux victimes au nom du soupçon d’une réaction brutale de leur part, sans aucun fondement? Comprenons-nous bien, la cible de Barre, c’est le “lobby juif” comme il le dit en 2007, mais quand bien même ce dernier aurait eu la substance et l’influence qu’on lui prêtait, il était douteux que cela s’exerçât par un engrenage de violence.

Raymond Barre se dit victime du « Lobby juif« 

Ces discours apparemment anodins ou conformes à une certaine doxa expriment en réalité une structure profondément judéophobe où l’inversion accusatoire sert de justification aux théories les plus délirantes. Derrière l’alibi de la solidarité nationale, républicaine ou démocratique, se dissimule dans ce reproche anticipé de leurs actions claniques une conviction qu’ils ne font partie entièrement du pays. 

La perception de la différence

Pour beaucoup de Français, les Juifs sont des Français, mais pas seulement, ou pas uniquement, ni même entièrement. Non parce qu’ils seraient rejetés en soi, du moins pour la majorité, mais parce que les Juifs ne manifesteraient pas toujours eux-mêmes qu’ils sont en totalité Français. Il y a bien sûr la situation des Juifs entièrement assimilés qui n’ont plus qu’une ascendance juive, dont certains parlent avec fierté et d’autres avec indifférence, mais pour ceux qui se vivent comme Juifs en plus de leur identité française, le soupçon est sous-jacent : peut-on leur faire confiance? Ne privilégient-ils pas leur cause particulière à la cause collective? Ne se marient-ils pas entre eux? Ne se soutiennent-ils pas entre eux? 

La croyance dans la déloyauté juive demeure latente dans l’opinion publique et nourrit régulièrement certaines Unes des médias où on apprendrait que depuis la vague antijuive des années 2000, les juifs secommunautariseraient. En fait, ce n’est rien d’autre qu’une expression hostile de cette même approche de la désolidarité qu’on impose aux Juifs en blâmant paradoxalement cette situation. Cette appréhension trompeuse est ancienne et hérite d’une présomption de culpabilité, régie par une généralisation constante de cas particuliers afin de boucler la circularité du raisonnement où la propension particulière des Juifs à se séparer des autres serait ainsi la cause principale de la défiance à leur égard.

Bien sûr, l’épreuve du réel contredit cette structure cognitive puisque l’accueil d’enfants juifs dans des établissements sous contrat (ORT) s’est accru par défaut de la protection des enfants agressés parce que juifs, et non par communautarisme ; de même, les Juifs connaissent le moins d’endogamie, et loin du chiffre souvent évoqué d’un demi-million, le nombre de Juifs qui sont liés aux organisations confessionnelles ou culturelles est bien moins nombreux. Quant à savoir si les Juifs contrôleraient les médias ou les institutions, on se demande encore dans ce cas pourquoi il est si régulièrement fait mention de figures négationnistes ou bien pourquoi la couverture médiatique ne s’aligne pas tout simplement sur celle d’Israël au lieu de faire preuve de rejet et d’accusation systématique envers l’Etat hébreu.

L’idée selon laquelle les Juifs formeraient un substrat transnational d’individus guidés par un intérêt collectif primant sur toute autre forme d’identité apparaît au 18e siècle sur la base d’un thème déjà existant, celui de l’État dans l’État, qui avait déjà été appliqué aux Protestants. A l’heure où il était question d’octroyer le droit de citoyenneté aux résidents juifs en France, tolérés sur édit personnel et révocable du roi, faire accroire que ces derniers privilégient l’alliance de sang à l’alliance de droit vise à invalider les motifs invoqués, universalistes et émancipateurs, en faveur de ces mesures radicales pour l’époque. En même temps, le contrat implicite imposé aux Juifs est celui de leur dissolution progressive en tant que communauté collective. L’assimilation des Juifs français se manifeste tout au long du 19e siècle par une certaine ascension sociale qui accroît leur visibilité. 

Mais là où l’émancipation assure le cadre juridique du contrat explicite entre la société française et les nouveaux citoyens depuis 1791, l’assimilation représente le versant implicite, le fait de ne plus maintenir les scories culturelles, religieuses. De nombreux Juifs répondront présents, selon le mot fameux du poète Heinrich Heine, estimant que la conversion – acte symbolique d’abjuration d’une identité passée – serait un billet d’entrée dans la société européenne. C’est ainsi la question de l’étrangeté persistante d’une culture incarnée par les Juifs qui se trouve posée au point que l’acteur Marcel Dalio interrogeait encore dans les années 1930 comment Jean Renoir avait pu choisir un acteur juif pour incarner dans La Règle du Jeu un noble français. L’anomalie du statut des Juifs édicté par Vichy n’est pas en ce sens absolument inouïe puisqu’il inscrit dans le droit la conviction d’une déloyauté ontologique et héréditaire attribuée aux Juifs dans leur ensemble. En réponse à cela, Henri Bergson demandera à être compté comme Juif, insistant que sa différence héritée ne le disqualifiait pas pour être pleinement un citoyen français. L’essor de la vie juive, notamment de l’École de Paris, après la Shoah, a représenté une parenthèse au cours de laquelle on estimait qu’en raison des atrocités subies, les Juifs pouvaient exercer ce droit à la différence à l’intérieur de la citoyenneté sans être soumis à l’ère du soupçon collective. 

Mais de quelle différence s’agit-il? Car il y a autant de Juifs que d’expressions de la judéité, avec une déclinaison des pratiques confessionnelles allant de l’orthodoxie à l’athéisme, ou de sociabilités plurielles, liées notamment à l’arrivée, à l’heure de la décolonisation, de larges communautés séfarades qui ont changé le visage d’une communauté restée pendant longtemps ashkénaze. Mais les activités collectives juives, qui incluent la gestion de quelques maisons de retraite ou écoles, des cimetières, les associations ou journées culturelles, sont-elles clairement un indice particulier de déloyauté? Non, mais une preuve de pluralité, ce qui va à l’encontre de toute réduction à une généralisation par essence discordante et abusive. C’est là que réside aussi la difficulté puisqu’il y a bien une mémoire juive dont héritent les citoyens de confession juive, ou une histoire juive en France qui inclut des pages sombres et oblige à une certaine prudence. C’est face à l’impossibilité d’identifier aisément un signe juif univoque que la diversité juive donne finalement prise à toutes les assignations possibles, dont certaines aussi absurdes que déconnectées de leur objet. 

Du privilège à la marginalisation 

Shulamit Volkov

Comme l’a montré Pierre Birnbaum, l’Etat républicain a assuré sa responsabilité dans la période charnière de la fin du 19e siècle, en évitant par exemple de possibles pogromes, jusqu’à sa faillite avec l’affaire Dreyfus qui a essentiellement manifesté ce que l’historienne Shulamit Volkov appelle le “code culturel” de l’antisémitisme. Elle entend par là l’idée d’une normativité d’énoncés judéophobes dans une société, au point où ils ne sont ni interrogés ni mis en doute, et qu’ils coordonnent autant les actions politiques qu’ils conditionnent l’opinion publique. 

Mais le fait que la France ait été divisée au moment de l’Affaire montre malgré tout qu’une part non insignifiante des gens rejetait l’idée qu’il y aurait une présomption de culpabilité envers les Juifs. Il est également évident que l’expérience traumatisante de la déportation, partagée par de nombreux non-Juifs, a mis à la marge de l’opinion publique pendant plusieurs décennies les poncifs judéophobes classiques, et notamment le complotisme. Si les institutions de l’Etat se sont figées dans un discours de convenance sur le thème de la coexistence des communautés, le devoir de mémoire ou la nécessité d’une lutte spécifique contre l’antisémitisme au sein de la lutte contre les racismes, c’est ce qu’on appelle le quatrième pouvoir qui a renoncé à sa vocation de contrepoids politique en réassignant dans les trois dernières décennies les Juifs à leur particularité comme paria, renvoyés à la marge comme objet de réprobation collective (en tant que communauté supposée solidaire d’un Etat juif jugé coupable) et comme symbole opératoire de la mission de conciliation en société à laquelle l’Etat donne tous les signes de l’avoir abandonnée. 

Doit-on tenir les Bouddhistes en France responsables ou solidaires des Birmans responsables de violences envers les Rohingyas musulmans? De la même façon, les Musulmans en France doivent-ils être tenus pour responsable des violences antichrétiennes du Nigéria au Pakistan en passant par l’Egypte? 

Il est évident que ce qui est devenu un délit d’opinion non conforme, de certains juifs soutenant l’Etat d’Israël qui est par eux perçu et envisagé comme l’Etat où les Juifs peuvent voir leur culture survivre et connaître un essor, représente uniquement un militantisme du rejet qui, sous un nouveau prétexte contemporain, reprend à son compte les oripeaux de la marginalisation passée. 

Faire converger déontologie et responsabilité

Comme nous l’avons mesuré dans ce parcours, malgré sa concision, l’histoire faite de pages successives de marginalisation et assimilation forcée implique une responsabilité particulière de l’Etat, non pas en tant que privilège indu en faveur d’une population, mais à titre de garanti d’un égal traitement où les Juifs ne sont pas réduits à des groupes d’intérêt fantasmés mais à des acteurs divers d’une société contemporaine plurielle et complexe. 

Une attention toute particulière est requise de la part des agents d’influence de toute opinion publique que sont les intellectuels ou les journalistes dans la mesure où ce sont eux qui contribuent à forger les lignes de compréhension de la place et du rôle des citoyens de confession juive dans la France d’aujourd’hui. Cela requiert une prudence toute aristotélicienne en interrogeant les non-dits ou les présupposés qui semblent les plus évidents mais qui révèlent en réalité une structure judéophobe. 

L’intérêt de mettre en pratique cette règle de compréhension du réel est qu’elle permet d’avoir également une approche plus juste et pondérée des autres minorités en France dont la question mémorielle, la pluralité ou la sensibilité méritent aussi de ne pas être autant caricaturées qu’elles ne le sont encore à l’égard des Juifs. Car mécomprendre le passé et le présent des Juifs en France c’est aussi trahir les pages nobles de l’histoire de la République française.

© Sacha Bergheim

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