Deux mois se sont écoulés depuis le début du soulèvement iranien. Contrairement à novembre 2019, quand la République islamique avait pu dominer le soulèvement en cinq jours par le biais d’une répression brutale, il est aujourd’hui devenu évident que le régime est dans l’incapacité à venir à bout d’un peuple acquis à la cause des résistants. Malgré les menaces répétées des commandants des Gardiens de la révolution et des autorités, les unités de résistance tiennent la rue et multiplient les actions contre les symboles et les institutions du régime.
De fait, il apparaît que nombre de “spécialistes“ affirmant que les événements iraniens étaient une simple réponse spontanée au meurtre de Mahsa Amini par la police des mœurs se sont fourvoyés quant à leurs prédictions assurant une répression des plus sanglante. La seule question légitime qui doit se poser aujourd’hui concerne l’avenir immédiat du pays. Quid de l’Iran dans 15 jours ? 1 mois ? 6 mois ? Selon la théorie développée par le ministère du renseignement ou par les intellectuels de la faction dite réformiste (faction totalement écartée du régime par le guide suprême), il n’y a qu’une seule issue possible : la guerre civile. Dans peu de temps, l’Iran sera semblable à la Syrie ou à la Lybie.
Cette idée est désormais distribuée avec intérêt par les réformistes et leurs puissants lobbies, jusqu’en France. Et le message est très clair : “Vous avez vu ce qu’il s’est passé en Syrie et en Lybie. Vous souhaitez la même chose en Iran ? Revenez à la raison et nous, réformistes, reprendrons les rênes et écouterons le peuple…“
En 1978 déjà, le Shah avait usé de la même stratégie, montrant le Liban en contre-exemple et essayant de jouer sur les peurs pour provoquer la rémission des manifestants. Non seulement la stratégie a lamentablement échoué, mais de surcroît, le scénario soi-disant inéluctable ne s’est jamais produit. Jusqu’à présent, en Iran, la guerre civile n’est qu’un spectre agité par des politiciens animés d’un seul objectif : conserver leurs prérogatives…
Ceci étant, les théoriciens de la guerre civile arguent du fait que les deux régimes ne sont pas comparables. C’est un fait. Là où le Shah pouvait trouver une porte de sortie sitôt sa démission adressée au peuple, ce n’est pas le cas des mollahs, qui, par conséquent, se battront jusqu’au bout. C’est dans ce jusqu’auboutisme que certains voient la forte probabilité d’une guerre civile. Pour clarifier la question, il convient d’expliquer que la guerre civile n’est pas uniquement soumise à l’obstination des dirigeants et de leurs forces militaires, mais qu’elle est le résultat de ses propres conditions socio-historiques. Dès lors, un examen rapide de l’histoire de l’Iran s’impose.
Contrairement à la Syrie, à la Libye et au Liban, qui sont des pays « confinés » depuis plus ou moins un siècle et créés suite à la désintégration de l’Empire ottoman, l’Iran est un pays riche de près de trois mille ans d’histoire de coexistence nationale mêlant diverses idéologies et différents groupes ethniques. Et dans son Histoire, l’Iran n’a jamais connu de guerre civile massive. Mieux, dans son histoire contemporaine, l’Iran a toujours connu un gouvernement central relativement fort, y compris sous les gouvernements centraux les plus faibles, comme le gouvernement Qajar. Aucune province du pays n’a pu jouir d’une quelconque indépendance ou autonomie, même relative. Pourtant, les groupes ethniques iraniens n’ont jamais évoqué le séparatisme, sauf à l’instigation d’étrangers.
L’exemple le plus criant est sans aucun doute celui du Mouvement populaire kurde d’Iran. Contrairement aux mouvements Kurdes d’Irak, de Turquie et de Syrie, les Kurdes d’Iran n’ont jamais appelé au séparatisme. Leur désir historique d’autonomie s’intègre dans la préservation de la souveraineté nationale. Idem pour la minorité ethnique Turque d’Iran, plus grande minorité ethnique du pays. A un seul moment de l’histoire, ces derniers ont affiché un désir d’indépendance ; sous la pression de l’Union Soviétique de Staline. De plus, les gouvernements en Iran n’ont jamais eu de base régionale ou locale. Aujourd’hui, le règne des mollahs est détesté aussi bien dans la ville religieuse de Qom que dans les villes du nord du pays ou dans la région du Kurdistan, du Sistan ou du Baloutchistan.
Après la défaite de la révolution constitutionnelle en 1906 avec l’intervention directe des cosaques russes, l’histoire contemporaine de l’Iran a connu plusieurs mouvements de libération régionaux ; comme le soulèvement de Tabriz, capitale de la province d’Azerbaïdjan, contre un roi despotique qui fut finalement renversé grâce à l’aide de forces internes au pays. À peu de distance, nous avons assisté à un mouvement régional appelé « Mouvement de la jungle » dans le nord de l’Iran, à un mouvement démocratique en Azerbaïdjan et à un mouvement militaire nationaliste dans la province de Khorasan. Tous ont été rapidement réprimés par le puissant gouvernement central de l’époque. Mais ces mouvements, bien que « régionaux », n’ont jamais considéré que leur objectif se limitait à une région et ont toujours débuté leur lutte avec des idéaux justes concernant l’ensemble de l’Iran.
Dans la configuration actuelle, le système Velayat-e-Faqih (guide suprême) est intégralement soutenu par une armée spéciale créée sous le nom de Corps des Gardiens de la Révolution Islamique (CGRI) échappant totalement au contrôle du gouvernement. Le CGRI tire sa cohérence et sa continuité de la nature même du système Velayat-e-Faqih et de la personne du Vali faghih (l’autorité religieuse en charge de la gestion de la société islamique). En cas de coup fatal porté au système Velayat-e-Faqih, le CGRI se désintègrera de lui-même, n’ayant plus aucune justification. L’idée de la continuité du CGRI sans autorité religieuse est due à une connaissance insuffisante de l’aspect idéologique de cette armée. D’ailleurs, ce n’est pas sans raison que dans le soulèvement actuel, après Khamenei, le CGRI et les milices Bassidj sont les principales cibles des slogans et de la haine des insurgés.
La révolution iranienne de ces deux derniers mois montre la convergence de toute la diversité ethnique et même religieuse de tout le peuple iranien contre l’intégrité du régime iranien. Lorsque le soulèvement populaire dans les villes du Kurdistan d’Iran a été attaqué, tout le peuple partout en Iran a scandé : « Je sacrifie ma vie pour l’Iran, du Kurdistan à Téhéran. » Et lorsque le Baloutchistan a été attaqué et que de nombreuses personnes ont été martyrisées, le slogan du peuple iranien était : « De Zahedan à Téhéran, je sacrifierai ma vie pour l’Iran ».
Par conséquent, non seulement au Kurdistan et au Baloutchistan, mais également au Khuzestan et en Azerbaïdjan, on ne parle pas des droits spéciaux de ces régions. Tout le monde chante d’une seule voix contre Khamenei et la tyrannie religieuse. Parce que tout le monde sait que la seule façon de réaliser ses droits est de mettre fin à ce régime criminel et d’établir une république démocratique et séculaire.
Ce simple fait invalide toutes les théories sans fondement de la « libanisation » de l’Iran.
© Hamid Enayat
Hamid Enayat est un analyste iranien basé en Europe. Militant des droits de l’homme et opposant au régime de son pays, il écrit sur les questions iraniennes et régionales et en faveur de la laïcité et des libertés fondamentales.
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