On a beaucoup parlé ces derniers temps (mais nous le savons, l’actualité pour pressante qu’elle parût sur l’instant fuit plus vite que les beaux jours, s’enfuit plus vite que la jeunesse, elle passe plus vite que la jeune fille évoquée par Nerval en une allée du Luxembourg) de l’homme le plus riche du monde.
Je vais faire un aveu: le personnage, qui a d’ailleurs proféré il y a peu quelques opinions insanes, ne m’est pas par trop sympathique: il me ferait presque regretter les temps où un Fouquet se faisait prestement délester de ses châteaux et enfermer étroitement, un Jacques Cœur contraint à mourir assez misérablement en exil, un cardinal La Ballue à croupir dans une petite cage de bois…..
Je sais, je sais: je suis réac et pas gentil – mais enfin, que sont les pouvoirs des états, que valent les démocraties face à de telles fortunes avec lesquelles seules d’épouvantables formes de dictatures peuvent rivaliser et encore.
Ce monde futur qui se dessine m’inquiète au plus profond. J’en viendrais à avoir la nostalgie des maisons de famille, anciennes, qui se transmettent avec leur mémoire, leurs objets, leurs arbres, leurs livres, les souvenirs.
Je suis effrayé, surtout désolé, de voir mes petits-enfants pourtant pas bêtes, pas du tout même, si peu liseurs, si peu lecteurs, eux dont les parents lisaient, eux dont le grand-père au même âge était toujours avec plusieurs livres en lecture et un dans sa poche.
Je sais que mes livres et mes disques en leurs rayonnages on me les pardonne comme une sorte de décoration originale propre au vieux monsieur un peu atypique que je suis mais que ce n’est pas regardé comme un monde à découvrir, que c’est un truc bizarre et encombrant qui finira un jour à la décharge entre gazinières hors services et meubles de cuisine en formica, sans même avoir idée quelle richesse elle peut représenter comme l’était la secrète librairie de Montaigne: on a oublié la lenteur, la saveur, la ferveur, le bonheur même peut-être. Avec le goût de lire, avec la culture, enfin: ce qu’en un passé encore proche on appelait ainsi, c’est, comme une falaise s’effondrant dans la mer mais moins spectaculairement et avec moins de fracas, tout un temps qui s’efface.
Ce qui s’efface devant ce monde connecté c’est la fantaisie qui permet de glisser des Mon chéri dans une mousse au chocolat, de jouer du piano à onze heures du soir, ou d’aller un soir dîner d’une pizza dans un boui-boui plutôt que de participer à ce souper classe mais en compagnie de poseurs ou de raseurs, c’est savoir se laisser aller à l’improvisation hors des cadres, c’est la capacité à s’échapper de la norme, c’est la fantaisie de l’Agnès de l’Ecole des femmes qui fait éclater le système où tout était prévu, aligné, où le bonheur et l’amour étaient d’avance comme compostés.
Accompagnant l’autre jour mes enfants au train à la gare de Deauville, j’ai découvert ce monde, à en avoir la nostalgie du temps du chemin de fer à vapeur, où l’on ne peut désormais accéder au quai qu’avec son smartphone, où les fenêtres ne s’ouvrent plus, où les employés sont remplacés par des machines connectées, et où le sourire d’une contrôleuse charmante comme une voyageuse à la Valéry Larbaud soudain surgissant comme l’arc en ciel après le déluge dans un monde ravagé apparaît comme le seul espoir encore possible dans une humanité s’emprisonnant elle-même en des réseaux de communication automatisés et dits sociaux.
Oui, le seul avenir est dans un sourire surgissant dans la nuit, dans un regard un instant faisant oublier la splendeur du soleil, oui, l’avenir est dans la capacité à s’émerveiller, à s’abandonner à la fraîcheur d’être surpris, dans l’amour, par essence nécessairement transgressif, hors les chemins tracés, oui, le seul avenir, la seule non-désespérance, le seul arc-en-ciel, c’est bien, les lèvres et les yeux de celle, même seulement en rêve, qu’on tutoie et du cœur et des lèvres…
© Jacques Neuburger
Joli commentaire mélancolique, tout à fait ce que je ressens souvent, merci.