Sacha Bergheim. La dissolution contemporaine de la condition juive: réflexions autour de l’idée d’émancipation (18e-19e)

« Les Juifs dans leur Synagogue, célébrant une de leurs Solemnités appelée le Purim », estampe, 1750 – source : Gallica-BnF

Pour beaucoup, la période révolutionnaire française initie une ère faste de l’histoire juive contemporaine. Après des siècles de discrimination et d’injustice, des individus à la marge de la société acquièrent une place égale aux autres, dans le sillage d’idéaux universalistes issus des Lumières. De l’obscurité à la lumière, l’inclusion sociale des Juifs serait ainsi, selon cette lecture, une entrée du monde juif dans la modernité, requérant certains ajustements (recul de la religiosité traditionnelle), largement compensés par les bénéfices attendus (inclusion et ascension sociale).

Même si ce chemin vers la reconnaissance sera marqué par de nombreuses résistances au cours des deux siècles passés, dont les plus dramatiques ont été l’affaire Dreyfus ou la trahison de la déportation, force est de constater que ce processus original de l’histoire contemporaine française a permis un certain essor de la vie juive en France. Cependant, en dépit de l’assimilation par les Juifs en France de la culture française, dont Eric Zemmour représente même à bien des égards une figuration excessive, la société française demeure parcourue de préjugés, méfiances ou rejets envers ce qui est juif, comme si le parcours depuis la Révolution avait été essentiellement à sens unique, entre le monde juif et les institutions de l’Etat. Mais la persistance de l’accusation de “communautarisme”, qui travestit encore aujourd’hui l’intégration juive pour la réduire à une cooptation tribale suscitant réprobation et exclusion du récit national, aboutit à douter du récit idyllique faisant des Juifs les privilégiés de la République.

Le communautarisme est une résurgence du paradigme typiquement antisémite par lequel les Juifs sont accusés, par des procédés rhétoriques ou idéologiques douteux, de l’exclusion à laquelle ils sont condamnés par la société s’ils persistent à maintenir leur identité. Autrement dit, le droit à la différence que l’on aurait cru définitivement acquis à la suite de la Shoah a été réinvesti en privilège supposé de la différence. 

Bien que beaucoup de Juifs en France aient une histoire personnelle faite d’attachement et d’identification à l’histoire de ce pays, ne pourrait-on pas considérer que les exclusions répétées  seraient déjà contenues dans les prémisses du projet dit émancipateur? 

***

Rien au Juif, tout au citoyen

La promesse formulée le 24 décembre 1789 lors des débats de l’Assemblée Nationale d’octroyer l’égalité aux Juifs « en tant qu’individus” exclusivement, selon les mots de Clermont-Tonnerre, fait oublier qu’il fallut près de deux années d’atermoiements au cours desquelles l’accès à la citoyenneté acquis en 1791 sera d’abord accordé aux Juifs du Sud-ouest, avant de leur être retiré. L’impératif novateur se faisait uniquement à la condition d’une dissolution collective (“rien en tant que nation”). N’était-ce pas le prix du “progrès”?

Les Juifs en France ne sont pas restés passifs, et contribuent dès le début de la Révolution à exprimer leur opinion à travers de nombreuses pétitions et essais qui offrent une image plus complexe que le narratif linéaire d’un projet éclairé d’émancipation sociale. Si l’Académie de Metz lance peu de temps auparavant un concours portant sur “l’utilité” des Juifs – ce qui dénote d’une perception dépréciative d’emblée -, il sera ajourné faute de contribution. L’année suivante, l’abbé Grégoire, l’avocat Thiery et le “juif polonais” Zalkind Hourwitz seront primés. Pendant longtemps, l’abbé lorrain restera honoré parmi les Juifs comme un bienfaiteur, alors qu’il ne cachait ni ses préjugés raciaux, ni son antipathie, ni sa volonté de conversion ultime à sa religion. 

Ce qui est souvent considéré comme une avancée intellectuelle se révèle à la lecture des essais de l’époque un projet de dissolution collective. Les discriminations subies étaient finalement perçues, non comme une infamie morale, mais comme un obstacle à la persuasion requise initiant l’abandon du judaïsme. L’historiographie va présenter à partir du 19e siècle comme un projet de réparation de l’injustice passée, ce qui se formulait dès le début comme un impératif de cessation de l’être collectif juif. Rares sont en effet les auteurs qui, à la fin du 18e siècle, dans cette période charnière pour la période contemporaine de l’histoire juive, échappaient à une profonde mécompréhension de la réalité juive, réduite à un monde déchu ayant perdu, de sa propre faute, et sa moralité, et sa culture. Cela autorisait de facto de décider pour ces individus, vestiges d’un passé certes glorieux, de ce que serait leur place dans le monde d’alors.

Cette dissonance entre le signifiant et le signifié “juif” révèle que l’ouverture des portes du ghetto cristallise les conditions culturelles d’un rejet de l’élément juif, préfigurant l’antisémitisme contemporain. Dans ce dispositif, dont la structure a été mise au jour par Shmuel Trigano, en particulier lors de la vague de violence antijuive après 2000, le sujet juif se voit dépossédé de sa réalité propre pour se voir substitué un surcroît de sens qui lui est étranger, mais en devient la réalité dans l’opinion publique. Cela apparaît de façon délirante dans des pamphlets de l’époque révolutionnaire comme le Cri du peuple, qui collationne poncifs et imprécations envers le rôle des Juifs, jugé irrémédiablement néfaste pour l’économie et la société dans son ensemble. Cette judéophobie, qui se présente comme une défense, se décline ici sur le mode de l’accusation socio-économique, ailleurs sur le registre d’un réquisitoire religieux ou anthropologique.

Mais là où l’historiographie a sans doute trop rapidement passé en revue ce qui ne relève pas d’un antisémitisme aussi flagrant que caricatural, c’est le fait même que le discours d’apparence émancipateur relève de la même structure de mécompréhension du signe juif. En effet, à la fin du 18e siècle prévalent deux types de discours au sein de la société majoritaire concernant le sort des communautés juives. 

Selon la première lecture, les Juifs, par leur religion obsolète et abolie – motif paulinien par excellence – auraient une condition morale dégradée et avilie, dont l’infériorité nécessiterait un processus de transformation sur plusieurs générations dans l’hypothèse d’une possible accession à la civilisation majoritaire, incarnée in fine par l’abandon du judaïsme. Selon la seconde lecture, la société chrétienne aurait la responsabilité d’avoir maintenu les Juifs en situation marginale, si bien que le résultat identifique d’un manque de moralité serait amendé par l’accès aux droits égaux aux autres membres de la société. Dans les deux cas, on constate qu’il est exigé que les Juifs procèdent à un ajustement moral qui serait réalisé, selon les auteurs de l’époque, par un épurement de la tradition juive en se conformant au monde environnant, considéré comme supérieur (plus rationnel, plus moral). 

Si la première approche accuse les Juifs d’être les auteurs de leurs maux, la seconde énonce que c’est l’obscurantisme chrétien qui a obéré le développement collectif juif. Le résultat attendu ainsi que les conditions requises sont cependant les mêmes: c’est en cessant d’être religieusement ou culturellement juifs que ces derniers seraient à même de s’aligner sur la société majoritaire et ainsi mettre fin à leur malheur. Cessez donc d’être juifs pour ne plus être discriminés en tant que tels. Ce leitmotiv judéophobe a encore aujourd’hui de fortes résonances.

On pourrait certes objecter que, en dépit des motivations assimilationnistes, c’est bien une égalité de droit qui est accordée en septembre 1791 par l’Assemblée constituante, suivie par les serments solennels de Juifs au sein des différentes communautés (Lunéville…), et par la participation de nombreux Juifs au mouvement  révolutionnaire. Peut-être que cette avancée juridique va au-delà de ce que la société non-juive était en mesure d’accepter, mais il n’en demeure pas moins que le décret infâme de Napoléon en 1808, mais aussi la création du consistoire, réinstaurent l’idée d’une séparation collective des Juifs. 

C’est sous l’égide de ces deux pôles que l’histoire juive en France s’écrit, entre impératif d’abandonner la culture et la foi des aïeux – ce dont témoigne le parcours des enfants de Mendelssohn en Allemagne – et développement confessionnel et collectif. Le dix-neuvième siècle est ainsi un siècle d’organisation et d’ajustement, mais aussi de profonde acculturation où de nombreuses figures juives intègrent non seulement le corps politique de l’Etat français, mais aussi ses institutions fondamentales comme l’université. Cette visibilité juive ne sera pas sans susciter rancœur et rejet tout au long du siècle, culminant dans les expressions antisémites de la fin du 19e siècle, et pas seulement autour de Drumont. 

Tout ce processus, par lequel la période des Lumières reconfigure intellectuellement les conditions de présence des minorités juives en Europe, repose sur deux conditions fondamentales: la croyance dans la non-participation des Juifs à la culture européenne d’une part, et la conviction qu’ils n’ont pas d’histoire en propre d’autre part. La première condition s’inscrit dans la droite lignée de la pensée paulinienne d’effacement et d’appropriation du signe juif: le juif réel cesse d’exister au profit d’une hypostase idéologique n’existant qu’à la lueur d’une fonction dans l’économie du nouveau monde chrétien. La seconde condition s’inscrit dans la certitude que l’histoire est la réalisation d’un progrès qui assure la prééminence d’un modèle confessionnel et sociétal qui se présente comme universaliste. 

L’effacement des Juifs de l’histoire européenne

Ce qui est remarquable est qu’à l’échelle européenne, nous trouvons une véritable convergence dans l’appréhension de la fameuse “question juive”.  En considérant les minorités juives comme subissant, à quelques exceptions près (les “assimilés”), un retard culturel – auquel est systématiquement adjoint l’idée d’un avilissement moral -, les auteurs partaient du principe qu’il n’existait qu’un seul modèle de référence. Et du point de vue des confessions, seules certaines s’étaient vues reconnaître, à la suite de la Guerre de Trente ans, des droits politiques. En France, les Juifs vivaient à titre de sujets dépendants d’un privilège royal particulier, l’édit d’expulsion de 1290 n’ayant jamais été aboli.  De fait, jusqu’en 1791, les Juifs vivent dans un no man’s land légal.

Ne disposant pas d’un pouvoir politique ni n’exerçant aucune souveraineté territoriale particulière, les Juifs ainsi dispersés deviennent un peuple sans histoire, dont la culture serait figée dans une éternelle répétition, un rêve de restauration improbable et insensé. L’entrée dans le monde moderne se ferait ainsi par une rupture à l’égard de ce passé ancien, certes glorieux, mais devenu obsolète. Peuple sans véritable culture autre qu’un supposé obscurantisme soutenu par une langue jugée inférieure, le yiddish, les Juifs ne sont pas pleinement considérés comme Européens, et pour la plupart, certainement pas de véritables Français, ni encore moins comme d’authentiques Allemands. Les remarques concernant de supposés traits physiques héréditaires, ou encore les mentions de la Palestine comme terre ancestrale du peuple juif ne manquent pas dès cette époque. Comme le dira avec sarcasme le philosophe allemand Fichte, la seule façon de résoudre le problème de l’inassimilabilité des Juifs serait soit de leur placer, après décapitation, une tête allemande, soit de conquérir la terre sainte pour leur compte. 

L’idée d’un progrès se réalisant dans l’histoire semble en réalité refléter la perception du changement collectif connu par les sociétés européennes depuis la Renaissance, où l’essor économique et les découvertes dans le monde donnent l’illusion d’une conviction croissante dans la primauté unique de la civilisation européenne. Les sauvages de l’ailleurs exotique trouvent leurs équivalents utiles en Europe, avec la figure du Juif ou du Tsigane, les premiers bénéficiant d’une certaine mansuétude, et les seconds voués à l’infériorité morale définitive. 

Les Juifs sont ainsi instrumentalisés dans une figuration à deux entrées, la première est que les Juifs demeurent de façon persistante étrangers au monde européen, et n’ayant aucune solidarité innée envers ce monde où ils sont présents, ils peuvent ainsi aisément représenter une explication immédiate à la faillite même du projet égalitaire européen tel que développé à partir des Lumières. Ce sera en particulier au 19e siècle la figure du juif capitaliste, corrupteur et prévaricateur. La seconde entrée définit le Juif comme un étranger immédiat dont la présence amplifiée attire autant qu’elle est rejetée, objet de fascination et de détestation, allochtone absolu dont les actions sont jugées irrémédiablement hostiles. Il existe toute une littérature développant dès le 18e siècle le thème d’un complot juif, ou à défaut d’être formulé ainsi, d’un esprit de corps entre Juifs, liés par le ressentiment et l’avidité, à l’encontre de la société majoritaire, les auteurs judéophobes agissant comme défenseurs des vraies victimes des persécuteurs. Cette inversion accusatoire est le verrou moral qui assure au discours judéophobe sa justification fondamentale. 

La construction d’un signe juif, indifférent à l’être juif réel, affecte à la fois la destinée des Juifs comme individus et la perception des Juifs comme un collectif. La possibilité même que Vichy ait pu abandonner des Juifs pourtant socialement complètement assimilés repose en réalité sur le fait même que ces familles raflées et parquées à Drancy pouvaient apparaître dans l’imaginaire collectif comme n’étant pas suffisamment françaises, indignes de solidarité. Bien sûr, cette opinion n’était pas partagée par tous, mais d’un point de vue historique, c’est parce qu’ils sont renvoyés à leur condition d’allochtones que la perspective-même de la déportation organisée a pu se concrétiser avec l’assentiment concret de beaucoup. 

Le judaïsme hors émancipation

Pour les militants de la foi, comme un abbé Grégoire, les Juifs ne seraient finalement qu’en attente de leur conversion; pour les partisans du progrès, ils représentent un objet intellectuel permettant de confirmer leur conviction en la capacité à remodeler l’humain sous l’égide de la pédagogie ou de la culture. La conviction que les Juifs n’auraient ni culture ni histoire repose en réalité sur un déni de l’Histoire. Il ne s’agit pas seulement d’une mécompréhension, mais d’une ignorance volontaire du fait que les Juifs disposent bien d’une culture qui s’écrit au cours d’une histoire disposant d’interactions avec le monde européen, sans pour autant n’en être qu’une imitation. 

Dans leur exil, les Juifs ont continué à faire vivre et perpétuer une culture proprement juive, complexe et plurielle, qui n’est ni un décalque ni un rattrapage des sociétés majoritaires dans lesquelles ils vivent. Malgré la densité de sa production savante ou littéraire, le monde juif s’avère être avant tout, pour la culture européenne, une terra incognita. Rares sont ceux qui ont pris tout au long des siècles passés le temps de lire la culture juive dans sa diversité et sa spécificité. A l’exception de quelques auteurs, la plupart des hébraïsants se sont intéressés à l’hébreu avec un objectif militant. Leur souci heuristique n’était autre que chercher les raisons expliquant ce qui avait jusqu’alors empêché la dissolution de la vie juive. Le fameux Judaïsme dévoilé d’Eisenmenger ainsi cherche à trouver les preuves d’une supposée hostilité juive envers le christianisme, de façon à justifier dans un second temps d’un rejet antijuif qui était pourtant l’inspiration initiale. L’ironie de cette entreprise diffamatoire repose sur le fait que ces auteurs se penchent sur le patrimoine juif précisément parce que ce dernier continue d’être transmis, alors même qu’ils persistent à le concevoir comme un reliquat de l’antiquité, aboli par l’épreuve de l’Histoire, et ne subsistant que par une nostalgie vaine.

Comme l’a souligné avec une rare pertinence le professeur Trigano dans un article de 1995 [NOTE:  » La genèse de la modernité dans le judaïsme médiéval, une ré-évaluation du partage épistémologique « tradition-modernité », ARCHIVES DES SCIENCES SOCIALES DES RELIGIONS, 91, juillet-septembre (1995) ], la modernité juive précède la modernité européenne et non l’inverse. Contrairement à une idée répandue, le monde juif ne se contente pas d’attendre le passage aux langues vernaculaires européennes pour s’approprier le savoir scientifique contemporain et participer de la diffusion en hébreu des questions scientifiques contemporaines. Les essais publiés portant sur les mathématiques, l’astronomie ou même l’économie permettent d’esquisser une constellation intellectuelle juive en Europe. Et si certains genres littéraires, tel le roman, sont malgré tout d’apparition plus récente en hébreu, cela n’induit pas un retard, de la même façon qu’on ne qualifierait pas de retard culturel le développement littéraire, tardif par comparaison avec d’autres aires culturelles, par exemple des nations baltes.  

Ce que le monde européen ne parvient pas fondamentalement à saisir, c’est que l’identité collective juive ne s’estompe pas malgré la dispersion. Car si de nombreuses diasporas se sont au cours de l’histoire assimilées, le monde juif, malgré sa pluralité, a transmis l’unicité de son expression politique propre, qui est plus un politie, c’est-à-dire un mode de gestion de sa collectivité qui évolue et s’ajuste selon les époques et les réalités pour garantir une même continuité organique. Cela ne veut pas dire que tous y participent, puisque les conversions ou l’assimilation sont bien un phénomène présent dans l’histoire juive contemporaine ou non. Cela ne signifie pas non plus que cela ne se fait pas sans tensions à l’intérieur du monde juive, à l’instar de la cassure suscitée par l’épisode Shabtai Tsevi qui se poursuivait encore à la fin du 18e siècle dans le monde juif d’Europe centrale.

A chaque époque, le devenir juif demeure régi par des règles collectives qui dépassent chaque communauté individuelle. Pour l’époque moderne, ce sera le Shulhan Arukh et les décisionnaires qui assurent un modèle de référence de l’expression collective juive. L’histoire regorge d’exemples de figures qui la contestent. Mais il y a aussi toutes ces voix silencieuses qui ont assuré sa transmission en faisant vivre les communautés. Il ne faut pas pour autant idéaliser ce constitutionnalisme juif, car les takanot, ces registres communautaires, ne manquent pas d’évoquer les manquements réguliers à l’égard de cette pratique normative juive. Tout cela montre la vivacité du monde juif, que la confrontation aux pressions de l’assimilation va conduire à un certain éclatement, jusqu’à l’essor du nationalisme contemporain.

Penser un monde juif qui n’a pas besoin de s’émanciper de lui-même

Il peut sembler radical de présenter les choses ainsi, en affirmant que l’histoire contemporaine se déclinerait sur le mode d’une alternative entre le maintien d’une identité ou l’assimilation, puisque le mode d’expression de la judéité peut se décliner en autant de façons qu’il y a d’individus. Ce qui fait que l’on peut parler de culture juive, c’est bien la transmission d’un vécu collectif, de textes, de pratiques spécifiques. C’est en cela que l’impératif d’assimilation, autrement dit l’illusion du projet d’émancipation (qui n’est qu’un slogan mélioratif pour dire l’abandon du patrimoine juif), repose dès son balbutiement sur une dépréciation du monde juif dans son ensemble. Il n’est pas un seul texte, dans la période dite des Lumières, qui n’inclue pas à titre de pierre angulaire l’idée d’une présupposée inculture ou immoralité juive. Pour autant, l’analphabétisme était bien moins courant dans les familles juives, et les sciences dites profanes n’étaient pas ignorées non plus. 

Pour autant, la représentation collective du retard supposé des sociétés juives est suffisamment ancrée pour que soit accepté le principe-même de l’émancipation, de devoir être émancipé, de voir son identité aliénée. Mais à un niveau plus profond, cette conviction de l’infériorité axiologique de la culture juive est devenue si évidente que non seulement les Juifs ne sont pas jugés bons d’être égaux (sauf après cette phase “d’amélioration” – on ne demande pas un certificat d’amélioration ou de qualité aux non-juifs, faut-il le rappeler, pour acquérir les droits de citoyenneté), mais certaines figures juives vont aussi considérer à leur tour que les sociétés juives seraient incapables de progrès, louant la supériorité de la culture non juive. Il n’est pas anodin que l’on mette alors en avant des figures particulières censées représenter les phares de la nation juive, des modèles qu’ils sont appelés à suivre parce qu’ils sont censés intégrer cette culture autre qui se voit comme hégémonique. Il y a là tout un débat autour notamment de la figure de Moses Mendelssohn, érigé ultérieurement, à tort, en parangon de l’assimilation.

C’est le paradoxe de ces intellectuels qui en réaction vont élaborer une image chancelante du monde juif nécessitant cette réforme salutaire, reflétant en cela une certaine marginalité des réseaux intellectuels juifs à l’échelle européenne. Il n’est pas anodin que nombre de savants issus du monde juif vont exceller tout au long du 19e siècle. Cette paradoxale convergence entre ceux qui veulent améliorer le monde juif (en suivant le modèle extérieur) et ceux qui veulent sa dissolution (en renonçant au modèle intérieur) promeut les bénéfices escomptés de cette émancipation. Pour beaucoup de Juifs, l’ouverture des portes du ghetto juridique ou social a signifié une réelle évolution de la condition sociale, des opportunités qui ne se présentaient pas auparavant, mais au prix de l’abandon d’une sociabilité juive. 

De fait, émanciper les juifs, cela a toujours été pour ses partisans les libérer de leur supposé joug collectif, religieux et culturel. Cela représente aussi une ouverture vers la société majoritaire, mais conditionnée par l’abandon de la sociabilité typiquement juive. Si de nombreux juifs ont cherché en France à faire vivre tout au long de leur vie identité juive et identité française, il n’en demeure pas moins qu’il y a une mécompréhension originelle de la nature de l’émancipation. Combien de juifs pratiquants reste-t-il aujourd’hui en France? Et ce processus a-t-il permis de mettre un terme à la judéophobie? 

© Sacha Bergheim

Sacha Bergheim est un blogueur franco-israélien

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4 Comments

  1. Rien ne mettra fin à la judéophobie que vous soyez juif pratiquant ou non. Depuis 2000 ans, les juifs restent obstinément juifs et le reste du monde peut considérer cela comme de l’arrogance. C’est une preuve de plus que le judaïsme n’est pas seulement une religion, mais que les juifs ont été une nation avec certaines caractéristiques avant Moïse.
    À moins que cela ne soit accepté et compris, les juifs resteront Toujours « les villains autres. »

  2. Je me demande s’il n’y a pas eu une double émancipation, une première qui a facilité
    «  »l’absorption » » des Juifs au sein des sociétés goys européennes et, pour une partie (heureusement) des Juifs d’Europe, cela leur a permis de s’affranchir (hélas) des règles de la vie juive.
    Dieu est observateur et il n’a pas manqué de nous le faire ressentir. Noé a été le premier des prophètes et il a été sauvé, mais cette période s’est arrêté après le dernier depuis (environ) 2500 ans, depuis il est possible que Dieu ne fasse plus de distinction. Ceci est difficile à écrire, mais cela ne nous empêche pas d’y réfléchir.

  3. L’émancipation des Juifs d’Europe c’est à dire leur assimilation aux nations d’Europe conduisait à une disparition programmée du judaïsme. L’histoire ne l’a pas permis. Elle a distingué un homme du commun et l’a porté à devenir le Führer de l’Allemagne. Dans ce processus, cet homme du commun va être porté à devenir le plus antisémite des antisémites dans une transformation forcée de sa nature première. La première réflexion d’Hitler, devenu antisémite fanatique, sera d’écrire dans Mein Kampf en 1924, 9 ans avant la prise de pouvoir, que ceux qu’il avait pris pour des Allemands de religion différente, étaient en fait des membres d’un peuple à part. Il remettra les compteurs à zéro dans une action impensable, implacable, déterminée pour qu’il n’y ait pas d’échappatoire juif en dehors d’une renaissance nationale spécifique qui interviendra 3 ans après suicide. Pour ceux qui veulent en savoir plus, je conseil mon livre  » Du déracinement des Juifs d’Europe 1933 1945.

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