Projet de constitutionnalisation de l’IVG : De la non-compréhension de la décision des juges américains à l’hystérie politique française
Le 24 juin 2022, par 6 voix contre 3, les juges de la Cour suprême américaine ont révoqué l’arrêt Roe vs Wade de 1973 garantissant l’IVG pour toutes dans l’ensemble des États-Unis. Les États fédérés sont désormais libres de définir par eux-mêmes les conditions d’accès à l’IVG. Si les plus progressistes continuent de l’appliquer, les plus conservateurs l’interdisent ou le restreignent fortement. Cette décision fut très mal accueillie dans le monde occidental et particulièrement chez nous en France, dénonçant une offensive de juges pro-Trump et un recul fort pour le droit des femmes.
Il est alors venu l’idée lumineuse et quasi-immédiate, de constitutionnaliser l’IVG chez nous, de la sacraliser, car cette offensive des juges américains est la preuve que l’extrême-droite peut revenir à tout moment sur ce droit. Nous venions d’élire 89 députés RN à l’Assemblée nationale. Le parallèle est vite trouvé.
Mais avons-nous véritablement compris cet arrêt du 24 juin 2022 ? Si à l’évidence non, nos réactions montrent bien que l’hystérie politique prévaut sur la prise de recul nécessaire pour comprendre une décision de justice venant d’un système aussi radicalement différent du nôtre. Comprendre cette décision, c’est comprendre qu’elle est d’abord un coup de pied au nez au système du gouvernement des juges. Que c’est l’arrêt Roe vs Wade de 1973 qui est, avant tout, une aberration démocratique. Cette décision du 24 juin vient rétablir un équilibre démocratique entre le pouvoir législatif et judiciaire.
L’information qui vient des États-Unis est juste mais incomplète. Oui, le droit des femmes recule dans de nombreux États fédérés américains. Mais cette information ne prend en compte que l’impact sociétal de cette décision sans s’attarder sur le véritable débat qui est institutionnel et qui agite les États-Unis depuis le fameux arrêt Madison VS Marbury de 1803.
L’arrêt Madison vs Marbury est l’arrêt le plus important de la Cour suprême et de l’histoire des États-Unis. À partir de cette date, le juge judiciaire devient juge de la constitution et a la possibilité d’annuler une loi qu’il considère comme contraire à la norme suprême.
Cette décision créera énormément de réactions. Alexis de Tocqueville dira à propos de la Cour suprême que « jamais un plus immense pouvoir judiciaire n’a été constitué chez aucun peuple », et le président américain de l’époque, Thomas Jefferson , dira que l’Amérique se place « sous le despotisme d’une oligarchie ».
En 1921, le juriste français, Édouard Lambert, sortait un ouvrage majeur appelé Le Gouvernement des juges et la lutte contre la législation sociale aux États-Unis.
Il s’opposait frontalement à l’importation en France d’un contrôle de constitutionnalité qui, de dérive en dérive, devenait un outil politique pour le juge américain. L’interprétation toujours plus large du texte constitutionnel permettait au juge, à l’époque, de rejeter des lois sociales.
Deux écoles juridiques se font face depuis l’émergence de ce contrôle de constitutionnalité :
- D’un coté les textualistes (conservateurs) qui considèrent que la constitution doit être interprétée de manière stricte, le texte et rien que le texte.
- De l’autre, les libéraux (démocrates – progressistes) qui considèrent que la constitution doit être interprétée de manière extensive afin de répondre au mieux aux « évolutions de la société ». Ce type d’interprétation va parfois au-delà du texte en prenant en compte les évolutions sociologiques.
Ces deux conceptions permettent de comprendre les enjeux politiques autour de la nomination de nouveaux juges de la Cour suprême. Ceux-ci étant nommés à vie, c’est au président américain de désigner les nouveaux.
La dérive d’un « gouvernement des juges », popularisé par l’écrivain Édouard Lambert cité précédemment, provient surtout d’une interprétation toujours plus large du texte constitutionnel. Pour les conservateurs américains attachés à une interprétation stricte, le slogan est que le « gouvernement doit revenir au peuple ».
Dans un système démocratique basé sur la séparation des pouvoirs, il est plutôt sain de considérer que le juge doive simplement s’en tenir à une interprétation stricte de la loi à la constitution. La loi étant l’expression de la volonté générale, le juge doit agir avec prudence et sans arrière-pensées personnelles ou politiques.
Une interprétation toujours plus extensive de la constitution peut avoir comme conséquence un empiètement du pouvoir judiciaire sur le pouvoir législatif. En reconnaissant des principes constitutionnels aux fondements parfois fragiles et discutables au regard du texte même de la constitution, les marges de manœuvre se réduisent ensuite pour le Congrès américain. Si cette méthode a permis des avancées sociales majeures, nous verrons que se pose la question de la légitimité.
L’arrêt Roe vs Wade de 1973 qui reconnaît l’IVG comme droit protégé par la constitution américaine est l’exemple parfait de ce basculement institutionnel opéré aux États-Unis depuis l’arrêt Marbury vs Madison, et qui conforte la théorie du « gouvernement des juges ».
Comme l’a rappelé la professeure de droit public, Anne-Marie Le Pourhiet, dans un article pour Le Figaro:
“Dans cet arrêt la cour avait elle-même décrété que « la liberté » en général , mentionnée au quatorzième amendement de la Constitution américaine, impliquait un droit à la vie privée qui incluait lui-même le droit d’interrompre discrétionnairement une grossesse jusqu’à la date de viabilité du fœtus. Cette décision rendait de fait inconstitutionnelle toutes les lois interdisant l’avortement sur le sol américain.
Elle fût immédiatement critiquée, tant pour la fragilité de son fondement et la faiblesse de son raisonnement qu’à raison de l’absence de légitimité de la Cour pour effectuer de telles appréciations morales et politiques”.Pour le juge conservateur Samuel Alito, le magistrat doit revenir à une conception moins activiste de la jurisprudence de la Cour suprême sur les questions de société, considérant que dans le silence du texte constitutionnel, il n’appartient pas à la Cour de fixer elle-même les conditions et les délais de l’IVG. Dans la pure tradition textualiste, une telle avancée doit être décidée par le peuple et ses représentants et non par des juges.
La décision du 24 juin 2022 de revenir sur la jurisprudence Roe vs Wade de 1973 a pour conséquence de rétablir la liberté pour chaque État de choisir sa législation sur l’IVG. Maintenant, le Congrès reste parfaitement libre et légitime pour établir un droit à l’avortement au niveau fédéral et qui s’impose à tous.
Cette récente décision est bien évidemment désastreuse pour le droit des femmes, et il est triste de voir qu’elle provient de manœuvres politiques qui proviennent elles-mêmes de dérives que je décrivais juste avant.
Mais ce qu’il se passe aux États-Unis va bien au-delà de la simple question pro ou anti-IVG, méchant ou gentil juge. Une telle loi aurait dû être adoptée dès le départ par le Congrès et non imposée par des juges.
En France, la loi Veil, fruit de nombreuses discussions au Parlement, est un texte solide et équilibré qui tire toute sa légitimité du peuple. Les Américains feraient mieux de prendre exemple !
© ecrelinf
Diplômé de droit international à l’Université de Bordeaux, je vis désormais sur Paris. Passionné par l’histoire et la politique , je suis un fervent défenseur de la Vème République. Mais je suis surtout un patriote qui aime la France pour sa singularité et sa richesse historique.
“Les Cordeliers s’engagent pour défendre les principes issus de la Révolution française : République, laïcité, égalité, liberté, démocratie, peuple, souveraineté.”
Poster un Commentaire