Gérard Kleczewski. Audiard, Céline et moi… 

La revue « Temps noir », en 2017, a exhumé et étudié les textes publiés par Michel Audiard durant la guerre, dont certains à teneur antisémite. 

J’avoue qu’en matière de littérature, de cinéma et d’art au sens large j’ai un grave défaut pour certains : je me sens littéralement incapable de séparer l’artiste de son œuvre, même s’il peut y avoir ici et là quelques exceptions qui confirment ma règle ; je dis « ma » car je n’impose à personne de penser comme moi. 

Mais donc, pour moi, l’œuvre c’est l’artiste, et inversement. 

Parfois, c’est à l’avantage du peintre, du cinéaste, du chanteur, de l’écrivain. Quand bien même il ne m’inspire pas follement, je me penche tout de même sur lui et sur ses œuvres, à la lumière de ce qu’il a accompli de chouette dans sa vie. En tous cas de ce que je crois en savoir. Ou bien des souffrances et des drames qu’il a dû affronter et endurer, qui me le rendent éminemment sympathique.  

Mais, la plupart du temps, ne pas me résoudre à séparer l’œuvre de l’artiste n’est pas à l’avantage de ce dernier. Avoir affaire à un salaud (ou une salaude), ou à quelqu’un dont je ressens le cynisme et l’intolérance, m’empêche de le lire, de voir ses films, d’écouter ses chansons ou d’apprécier ses tableaux ou ses sculptures. 

Depuis la mort de Marie Trintignant, je n’ai jamais pu réécouter son assassin à Vilnius, que je ne citerai pas car il n’a pas été emporté avec le vent ; cela m’a valu au passage de perdre quelques amis. 

Depuis qu’un acteur « bankable » d’Hollywood a été convaincu de viols, je « tourne » le bouton quand je vois que l’un de ses films est projeté à la télévision et évite soigneusement ses passages sur Netflix ou Prime Vidéo. 

Depuis que Matzneff a écrit des livres glorifiant sa pédophilie « joyeuse », c’est-à-dire depuis le début (je n’ai pas attendu Vanessa Spingora), y compris dans les émissions complaisantes des années 80 de Pivot, que pourtant j’adorais suivre, je n’ai jamais lu une ligne du démon Gabriel ; porter le nom d’un ange ne donne aucun droit.

J’ai bien d’autres exemples en tête, mais j’arrête là mon énumération.

Enfin, pas tout à fait. Car il y a Audiard et Céline… 

L.F. Céline

Bien que né vingt ans après la fin de la seconde guerre mondiale, j’ai été marqué au fer rouge par la Shoah qui a décimé la famille du côté de mon père, qui menaçait à court terme d’en faire autant avec celle de ma mère. Aussi n’ai-je jamais pu lire L.F. Céline. Même dans le cadre scolaire, même par curiosité, même seulement Le voyage au bout de la nuit qui ne cesse d’hypnotiser tout un pan de l’intelligentsia bobo ou réac parisienne, du mouvement des hussards, pas tous sur le toit, à Fabrice Lucchini ! 
Il n’est qu’à voir le barouf autour de la sortie savamment orchestrée des manuscrits retrouvés de l’écrivain de Meudon, et tous les livres parus en son honneur ou pour redorer son blason prétendument souillé par une fatwa, peu musulmane celle-là. A commencer par l’hagiographie que l’avocat-adorateur de Céline, François Gibault, a fait paraitre début octobre 2022 aux éditions Bouquins… « Hagiographer » un salaud, même stylistiquement talentueux, fait-il de lui un saint ? 

Des écrits antisémites de Michel Audiard remontèrent à la surface

Il se trouve que parmi les plus grands adorateurs de Céline, il y avait Michel Audiard dont j’ai longtemps et confusément ignoré le parcours, me contentant – si l’on peut dire – d’apprécier les talents fous de dialoguiste, de scénariste et de réalisateur, même d’écrivain, moins de chroniqueur de presse ; J’étais trop jeune pour en saisir toutes les subtilités… 
J’avais bien entendu et su que le titi parisien, né et habitant le 14ème arrondissement, non loin de l’église d’Alésia, se qualifiait lui-même d’anarchiste de droite. Je ne savais pas en revanche qu’au soir de sa vie, il avait confessé n’avoir eu qu’un seul regret professionnel : ne pas avoir réussi à adapter à l’écran le  « Voyage au bout de la nuit », lui qui avait adapté avec brio « Un singe en Hiver » aux influences céliniennes évidentes et né sous la plume d’un autre anarchiste de droite, tendance alcool fort : Antoine Blondin. 

Audiard n’avait pas comme l’Antoine un demi-frère né d’une relation adultérine avec une jeune femme russe et possiblement juive. Mais il avait globalement les mêmes idées que Blondin, qui a collaboré après-guerre avec à de nombreux journaux d’extrême droite (Rivarol, Aspects de la France, La Nation française) et a notamment participé à l’hommage rendu par Défense de l’Occident à Robert Brasillach… Edifiant.

Audiard l’avait en quelque sorte précédé sous l’Occupation. C’est très tardivement que j’ai découvert qu’il avait écrit de nombreux articles dans plusieurs hebdomadaires collaborationnistes et antisémites. Dans « L’Appel » de Pierre Costantini, il publie ainsi des nouvelles et des critiques littéraires jusqu’en 1944. Dans l’une de ses premières nouvelles, « Le Rescapé du Santa Maria », deux personnages juifs réunissent une bonne partie des stéréotypes les plus courants et le vocabulaire antisémite est omniprésent. Dans un article de 1944, Audiard qualifie Joseph Kessel de « petit youpin » puis publie dans « L’Union française » un article dithyrambique sur « Autopsie des spectacles » de Jean-Pierre Liausu, un antisémite notoire. On y lit (avec dégoût) : « Le monde qu’il est convenu d’appeler ‘artistique’ et qui demeure dans sa majorité le plus coquet ramassis de faisans, juifs (pardonnez le pléonasme), métèques, margoulins… » 

Mais l’histoire, et sans doute le talent du personnage, ont retenu que lui comme Blondin avaient une passion commune pour le cyclisme, sur route comme sur piste. Et là encore j’aurais dû tiquer quand il s’était dit outré dans un reportage télé sur FR3 Paris Ile-de-France qu’on détruise le Vélodrome d’Hiver (le Vel d’Hiv’) de la rue Nélaton, où pourtant quelques années plus tôt des milliers de Juifs, hommes, femmes, enfants, vieillards, avaient été séquestrés, maltraités, avant d’être déplacés à Drancy puis déportés, direction Auschwitz-Birkenau… 

Et puis j’ai lu, j’ai vu et me suis informé… Accédant grâce à ma carte de presse (pas renouvelée depuis 2014) aux archives professionnelles de l’INA, l’Institut National de l’Audiovisuel, je découvris des émissions qui m’avaient échappé, soit parce que j’étais trop jeune alors, soit parce que je n’étais carrément pas né. 

Ainsi, le 29 mai 1978, écoutons Michel Audiard, dans un reportage d’Antenne 2, baptisé « Avec le regard de… » : « L’occupation, dit-il de sa voix nasillarde, dans une certaine mesure on y était préparés. Parce que moi, je pars du principe que quand on voit arriver des soldats étrangers dans son pays, on ne s’attend pas tout de même à d’excellentes choses… On sait que ça va être dur. Bon, ben, ça a été dur ! Mais on pouvait s’y attendre. Par contre, la libération, ça j’avoue, ça a été la mauvaise surprise. Quand les chars de Leclerc sont arrivés Porte d’Orléans, y’a eu les embrassades, y’a eu les bals populaires, ça a bien démarré. Puis, patatrac, trois jours après, on commençait à tondre les bonnes femmes, à juger sous des préaux d’école et à fusiller à tire-larigot. Alors je dois dire que ça a été la grande déception de ma vie, ça a été la fête ratée« .

Dans au moins deux autres archives surgit dans ses jours, ses nuits et toutes les autres nuits[1], l’écrivain Céline… 


En mars 1980, on retrouve Audiard parler du « grand écrivain » dans une émission présentée par Eve Ruggieri. Répondant à une question du regretté Patrick Bourrat, il dit : « Vous savez, l’influence Célinienne, je ne la renierais pas une seconde mais je trouve que la seule différence avec beaucoup d’autres c’est qu’eux ne veulent pas l’admettre. Tout écrivain français depuis 40 ans n’aurait pas écrit comme ça s’il n’y avait pas eu Voyage au bout de la nuit, on écrivait autrement la veille. Or, moi, à la mort de Céline, j’ai lu des interviews absolument extraordinaires, notamment celle d’un écrivain considérable certes qui ne voyait pas de quoi on lui parlait quand on lui parlait de l’influence de Céline… Tout le monde a été influencé, y compris la série noire, pourquoi, au nom de quoi, le cacher ? » 

Une supposition : Au nom de six millions de Juifs massacrés ? Même si je perçois qu’Audiard doit plutôt penser « au nom de l’influence d’un certain lobby » (cela dit on utilisait peu cette expression en 1980). Suivez mon regard ! 

On retrouve cet amour immodéré de Céline, quelques années plus tôt, en 1969, dans une émission de Michel Polac, « D’un Céline l’autre« . Il n’est pas le seul invité : Audiard, comme Alphonse Boudard ou René Barjavel, soutiennent l’écrivain de Meudon, dans toutes ses dimensions. Toutes sans exception ! 

On y entend Barjavel trouver une justification surréaliste à l’antisémitisme obsessionnel, radical, effréné de Céline, celui de « Bagatelle pour un massacre » : « C’est une réaction de médecin ! » (Sic). Les médecins de la médecine moderne, explique l’auteur des ‘Chemins de Katmandou’, de ‘La Nuit des Temps’ et du ‘Voyageur Imprudent’, n’essayent pas de chercher de causes à la souffrance et à la maladie, ils sont obsédés par le microbe. Pour Céline, dit Barjavel, le microbe c’est le Juif et tous ses petits et grands tracas de l’existence n’ont qu’une causalité unique : les Juifs« .

Ceux-là même que Dominique de Roux[2], digne héritier d’un grand-père qui fut l’avocat de Charles Maurras, évoque très calmement, dans la même émission comme étant symbolique chez Céline « des ‘richards’, des Rothschild, des vendeurs de canons qui ont causé la guerre pour faire fortune sur le dos des ‘pauvres français et des pauvres européens‘ ». 

Le microbe que je suis entend que Céline se serait autoexcité sur les Juifs par une sorte de simplification populaire, le peuple n’aimant rien de plus que de chercher une cible, un bouc-émissaire, à tous ses tracas, à toutes ses souffrances. Et Barjavel, après avoir dédouané Céline de toute collaboration active et même passive avec les allemands, de s’exclamer en riant : « Pour lui, de toutes façons, Hitler était juif !« ‘ 

Cette émission, dont je revois en tremblant les échanges sous l’œil complice d’un Polac fumant sereinement la pipe, m’écœure. Mais je fais malgré tout une petite découverte : Céline a écrit un ouvrage sur Semmelweis. Ignace Philippe Semmelweis, médecin obstétricien juif hongrois, mort en 1865 à qui il compare son destin, Semmelweis ayant été opprimé, rejeté, humilié, persécuté et chassé de Vienne par ses pairs, avant de devenir fou et de mourir de mauvais traitements. Son crime, nous explique-t-on : avoir démontré l’utilité du lavage systématique des mains après la dissection d’un cadavre ou avant d’effectuer un accouchement, et la diminution drastique du nombre de décès causés par la fièvre puerpérale des femmes post-partum. Mieux que ça, en 1924, Louis Destouches, avant d’être Louis-Ferdinand Céline, avait pris ce médecin visionnaire, mais Juif, comme sujet de sa thèse de médecine !  

Vers la fin de l’émission Polac interroge Audiard : « Cette admiration pour Céline, comment est-elle venue »? Et Audiard de répondre que c’est un phénomène profondément naturel. « Quelqu’un qui n’aime pas Céline, m’agace et ça clôt toute discussion. C’est impossible, impensable de ne pas aimer Céline. Ceux qui passent à côté de ça, ça m’échappe, c’est des connards ! s’exclame-t-il. Et il ne faut pas discuter avec des connards, ça sert rien, on perd son temps« . 


Me voilà donc être un connard en plus d’être un microbe ! 
Et Audiard d’égrener longuement les affres de Céline depuis la sortie du « Voyage… » jusqu’à « Mort à Crédit », (l’abomination « pornographe » notamment), ensuite la guerre et les accusations ( « les plus folles« ), l’exode de Céline ( « il a bien fait de se tirer, parce qu’il se faisait flinguer raide comme balle« ), le retour de Céline et la sortie d’un livre qui a essuyé un « nouveau tir de barrage« ).  La conclusion d’Audiard est sans appel : « Quand on a connu tout ça, on a l’impression de vivre dans un pays de peignes-culs, tout de même ! »   

Voilà donc, plus de cinquante après, que je découvre de la bouche de celui dont j’aimais les films, les dialogues, les saillies drolatiques (pas seulement celles des « Tontons Flingueurs » qu’on nous impose à la télévision française une à deux fois par an, comme les films de Sissi et ceux de Noël achetés au kilo), que je suis un microbe à tendance connard, peigne-cul de surcroit ! 

Mais j’assume… Désolé pour ceux qui aiment Michel, ou qui comme moi aimaient l’artiste dans les années 70, sans vraiment savoir à qui j’avais affaire. Désolé pour ceux qui vouent une véritable passion à Louis-Ferdinand (y compris le fou de littérature Emile Brami, tout juif tunisien né à Souk el Arba qu’il est…)

Audiard ne fait plus partie de mon panthéon personnel, Céline n’en a jamais fait partie. Et c’est très bien comme ça ! 

© Gérard Kleczewski

Gérard Kleczewski est citoyen et journaliste

NOTES

  • [1] Référence au titre de son roman le plus connu qui se passe sous l’occupation. Il aura une suite dans  » Le chant du départ ». Je ne l’ai pas lu en dépit des commentaires élogieux de Bernard Pivot dans ‘Lire’. 
  • [2] Je ne connaissais pas ce monsieur, mais je découvre dans Wikipédia ses états de services… « Imprégné par le maurrassisme et les idées d’Action française depuis son enfance, en 1962, il soutient l’Algérie française et annonce que Charles de Gaulle finira ‘pendu à un croc de boucher’, puis prend fait et cause pour Gamal Abdel Nasser, dénonçant le sionisme, avant-garde stratégique avancée du complot impérialiste mondial ‘ ». N’en jetez plus, on a compris ! 

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1 Comment

  1. Je trouve qu’il en manque beaucoup à la liste et que l’un des noms cités (brièvement) est en trop. Mais la remarque d’Audiard sur les femmes tondues et les règlements de compte à la Liberation n’ont rien de choquant EN SOI puisque ces faits franchement peu glorieux ont bien eu lieu. Les femmes tondues, n’était ce pas honteux ?

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