Avocat de victimes de l’Hypercacher et représentant le CRIF, Patrick Klugman a plaidé vendredi dans le Procès en appel des attentats de 2015.
Rappelant le caractère antisémite de la tuerie, il met en garde contre le piège de l’oubli et l’indifférence.
« Des chaises vides. Je plaide devant des chaises vides.
Je plaide pour ces chaises vides.
Je plaide pour des femmes et des hommes qui ont survécu à l’attentat de l’Hypercacher. Mais je plaide en leur absence. Je plaide pour leur absence. Je plaide leur absence.
Après 7 ans, vient un moment où l’on ne peut plus. Où l’on en peut plus.
Ceux qui ne sont pas là occupent, par leur absence, ces chaises vides ! Et cette absence est envahissante.
Le plus fou c’est que les victimes rescapées s’excusent de ne pas être là. Qu’elles s’excusent d’être lasses et de ne pas être celles que nous voudrions qu’elles soient, c’est même le propre de ces procès.
Les accusées accusent ; les victimes s’excusent.
Alors je sais, le temps a passé.
D’autres attentats ont eu lieu. D’autres procès se sont tenus. Le temps passe pour tout le monde. Le temps passe encore plus vite que la justice, qui peine, sept ans après à être dite.
Le temps passe pour tout le monde, sauf pour eux.
Pour eux, l’horloge s’est arrêtée le 9 janvier 2015.
Ils venaient pour les courses du Shabbat, comme tous les vendredis. Car depuis des millénaires, depuis que le monde est monde et bien avant que la France soit la France, des familles juives se retrouvent autour d’un repas le vendredi soir.
Et le vendredi c’est toujours la course.
On part à la hâte acheter tout ce qui manque pour que, même si l’on a peu, qu’il y ait de tout et à profusion. Et même si l’on n’a rien, qu’il y ait sur cette table le souvenir et les saveurs que l’on a reçus d’Europe ou d’Afrique du Nord. Oui, le vendredi c’est toujours la course pour qu’enfin à la tombée de la nuit, une table soit dressée, un chandelier allumé, et qu’autour la famille puisse prendre place dans un joyeux brouhaha (ce qui veut dire qu’une semaine s’achève).
Mais, pour eux, la course du vendredi 9 janvier allait s’achever dans le sang. Ils ne savaient pas, ils ne pouvaient pas savoir, eux qui pensaient faire leurs emplettes, qu’une opération de guerre avait été décrétée on ne sait où ni par qui, contre les clients d’une supérette cacher. Une opération de guerre contre des personnes prises au hasard et au piège de leur naissance, une opération punie par toutes les lois, y compris celles rudimentaires de la guerre.
Tous ceux qui se trouvaient là, ceux qui ont péri, ceux qui n’ont pu s’enfuir, ont été retirés de la surface de la terre, cachés dans les réfrigérateurs du magasin ou sous le joug de l’assassin pendant 4 heures.
Claire N. est venue déposer à cette barre.
Elle fait comme si. Comme si tout allait bien.
Elle n’en parle pas trop. Elle n’en parle tellement pas que sa mère sera morte sans avoir jamais su que sa fille était dans l’Hypercacher.
Elle n’y pense pas trop. À part quand elle fait ses courses ou dans les transports en commun. Elle y pense tout le temps.
Sophie G., s’est exprimée dans une vidéo retransmise ici. Je la cite :
« Comment oublier ou vivre avec les images des victimes, des corps sans vie, les mares de sang, les gémissements des agonisants, les rafales de mitraillettes, les explosions, cette impuissance qui vous ronge et se transforme en culpabilité : pourquoi j’ai fait remonter cet enfant, pourquoi je n’ai pas fait plus pour les victimes, contre le terroriste, pourquoi, moi, je suis en vie, quel sens donner à tout cela » ?
Sophie a dialogué avec le terroriste et ce faisant a sauvé des vies.
Mais pour sauver la sienne, et celle de ses enfants, du moins le pense-t-elle, elle s’est établie hors de France et n’est pas en mesure de venir devant vous.
Et puis il y a monsieur O. Il a fait sourire, monsieur O. Lui, va très bien. Il est là. Il est toujours là. Tout le monde s’est un peu moqué de ce sauveur qui nous raconte à chaque fois une version différente. Il était envoyé par l’armée française. Par Tsahal. Toutes ses versions diffèrent. Mais elles aboutissent et toujours, à ce que lui, Elie O., aurait sauvé tout le monde.
Il ne m’appartient pas de juger le témoignage de monsieur O. Je suis son avocat. Et son délire ne me fait pas rire.
Toute la journée, et depuis sept ans, il revit son 9 janvier. Il n’est jamais sorti de l’Hypercacher et j’ai la faiblesse de croire que si, invariablement et à en devenir fou, il se pense en sauveur, c’est qu’il ne se pardonne pas d’avoir vu les victimes mourir devant lui sans réagir.
J’aurais aimé, j’aurais tellement aimé que vous entendiez Noémie S. Cette infirmière qui avait la vocation de soigner et qui ne supporte plus la vue du sang. Noémie n’est toujours pas indemnisée. Et elle, qui avait témoigné au premier procès, n’a pas trouvé la force de revenir.
J’aurais aimé vous parler mieux et plus de Sandy C. Mais même un entretien avec son conseil lui est une épreuve. Comment se relever quand même être assisté est une épreuve ?
Il y a tous les autres. Ceux qui ne sont jamais venus. Ceux qui en dépit de nos efforts, de nos relances, ne perçoivent pas l’intérêt de ce procès. Ils sont des victimes véritables, incontestées, incontestables mais vous ne les verrez pas.
Toutes ces chaises vides me font penser à l’expérience quantique du Chat de Schrödinger.
Le physicien a postulé que l’on ne peut observer à priori sa propre mort en étant vivant. Il a donc figuré l’existence d’un chat qui serait à la fois mort et vivant. Ce qui nous apparait impossible. Pourtant en mécanique quantique, il existe une troisième possibilité : le chat peut être dans un état de superposition, dans lequel il cumule plusieurs états incompatibles.
Ceux qui ont été retenus dans l’Hypercacher et qui ont eu la chance d’y survivre sont tels le chat de Schrödinger, dans un état de superposition. Ils sont à la fois morts et vivants. Et même, s’ils ne se connaissent pas. Même s’ils ne se fréquentent pas. Ils sont les seuls dans cette condition à savoir ce qu’ils endurent. Ils sont les seuls à savoir. À pouvoir se voir.
On les appelle les survivants. Ceux que j’ai rencontré sont plutôt des sous-vivants.
Nous en sommes là : vous devez juger un crime dont les victimes sont soit mortes soit invisibles.
Mes clients ne sont pas les seuls absents. Leurs chaises ne sont pas les seules à rester vides.
Le box l’est également. Vide d’abord des auteurs. Vide de ceux dont on ne sait toujours pas s’ils sont morts ou vivants quelque part en Syrie. Vide de la plupart de ceux qui ont été jugés et qui ne sont pas appelants.
Je ne dis pas que MM Polat et Ramdani n’y ont pas toute leur place, et dans le box et dans ce procès. Je soutiens au contraire que sans eux rien n’aurait pu être commis. Je dis qu’il y a autour d’eux beaucoup de chaises qui restent désespérément vides.
Cette salle est aussi vide du public qui y est pourtant librement admis. Et elle est vide de la presse, ce qui est incroyable. Qui parmi la presse a suivi les débats du procès des attentats qui ont visé Charlie Hebdo, Montrouge et l’Hypercacher ?
Presque personne à part la rédaction de Charlie Hebdo et la radio RCJ…
Nous évoquons tout de même des faits de terreur sans précédent, qui ont décimé un journal, endeuillé la police et qui ont vu les clients d’une supérette casher périr ou être mis en joug et séquestrés ! Nous parlons de faits de terreur qui ont porté atteinte à nos libertés les plus établies.
Nous parlons de faits de terreur qui ont ensanglanté notre ville, notre pays et qui ont ébranlé le monde.
Mais qui s’en souvient ?
Qui se souvient du 11 janvier 2015, la plus grande manifestation de tous les temps ? Près de 4.000.000 de personnes et quarante chefs d’État et de gouvernement pour crier : « Je suis Charlie, je suis Hypercacher, je suis policier ? »
Qui sait ce qui se joue ici ? Qui sait que l’on rend justice de l’un des plus grands crimes de l’époque ?
Même dans l’enceinte du Palais on ne le sait pas forcément.
Je me souviens, dans un autre dossier de terrorisme, à cette place, d’Éric Dupond Moretti hurlant Moro-Giafferi :
« Sortez de cette salle, l’opinion, cette putain qui tire le juge par la manche ».
L’opinion, ne nous dérangera pas cette fois…
Ce n’est la faute de personne.
C’est le temps qui passe.
Mais que faire de cet oubli et de cette indifférence quand ce sont l’oubli et l’indifférence qui nous ont amené ici ?
Mais oui, souvenez-vous, avant les attentats de janvier 2015, de ces actes préparatoires, de ces signaux faibles, que personne n’a perçu.
Il a fallu oublier l’incendie contre Charlie Hebdo le 1er novembre 2011 ; il a fallu oublier l’attaque à la grenade contre une épicerie cacher à Sarcelles le 6 septembre 2012.
Croyez-vous que sans ces oublis, l’on se retrouverait, dix ans plus tard, à juger les attentats contre Charlie Hebdo et l’Hypercacher ?
Alors comment fait-on pour lutter contre le terrorisme avec des chaises vides ?
Comment fait-on pour rendre justice d’un des plus grands crimes quand c’est le procès des chaises vides ?
Radicalité des uns. Indifférence des autres. C’est le terreau du terrorisme. Et c’est dans cette indifférence que vous statuez en cause d’appel sur les attentats de janvier 2015.
Mais surtout, il y a un autre vide.
Celui-là est abyssal. C’est l’éléphant au milieu de la salle. L’antisémitisme : partout dans le dossier, nulle part ou presque dans la procédure.
L’antisémitisme précède l’Hypercacher. Il est à Dammartin-en-Goële quand l’imprimeur Michel Catalano vous confie que la première question que lui pose les frères Kouachi était de savoir s’il était juif !
L’antisémitisme est à Montrouge. Où l’intervention de Clarissa Jean-Philippe a sauvé une école juive qui était juste derrière. Et l’on imagine trop facilement, alors que le projet initial de Mohamed Merah en se dirigeant vers l’école juive était de tuer des gendarmes ; que pour Coulibaly, c’était l’inverse. Sa cible était les Juifs, et la policière a dévié l’attaque sans la détourner.
L’antisémitisme est enfin à l’Hypercacher. Amedy Coulibaly a été implacable dans sa volonté de tuer des Juifs. Car il fallait pour que la séquence fut parfaite que du sang juif soit versé !
Écoutez Coulibaly :
» – Vous êtes de quelle origine ?
– Euh juif !
– Eh bah vous savez pourquoi je suis là alors ! Allahu akbar«
(Exploitation de la go pro D 1627/5, 5’36)
Et il le répète sur BFMTV :
» – Vous avez visé ce magasin pour une raison ?
– Oui.
– Laquelle ?
– Les juifs ».
(D350/2)
Le juge Trévidic vous l’a rappelé. On tue des Juifs quand on ne sait pas quoi faire d’autre. Je complèterai: même quand on a d’autres cibles, il faudra quand même faucher des vies juives. Une sorte de pré-requis.
Après on peut raffiner, innover. Mais les Juifs c’est un passage obligé.
Surtout, il fallait tuer des Juifs, car dans le terreau de la radicalité des uns et de l’indifférence des autres, ils sont une cible de choix. Chacun sait, et les terroristes mieux que quiconque, que les meurtres et attentats qui ont visé la communauté juive n’ont ému que la communauté juive.
Pourtant, de cet antisémitisme qui est partout, on ne trouve qu’une mention dans l’ordonnance de mise en accusation, et encore pour la réfuter ! C’est plus qu’un vide. C’est un blanc. Un angle mort. Un trou noir.
J’ai pris acte du verdict sur ce point. Je ne demande pas ici, comme je l’avais fait en première instance, à ce que la séquestration qu’ont subi mes clients soit requalifiée en tentative d’assassinat aggravée par l’antisémitisme.
Mais qu’il soit entendu une dernière fois que pour ces invisibles, ces survivants, ces vivants-morts, qu’il n’ait pas été retenu que ce qui leur est arrivé avait pour seul fondement une haine séculaire qui se régénère dans l’islamisme radical et qui a pour nom antisémitisme, est une infamie, un déni et une affliction supplémentaire.
Cela participe du vide de ce dossier, de cette salle et surtout de leurs chaises.
Car après tout cela et de tout cela, je me demande combien de fois mes clients ont été victimes :
D’avoir été séquestrés ? D’avoir manqué de périr ? Sans que le mobile antisémite ne soit reconnu ? Sans avoir été indemnisés ? Ou que tout ça se soit produit alors que, sept ans après, nul ou presque ne se souvient de leur supplice ?
Je déteste que l’on demande à la justice d’être exemplaire. Mais ce procès d’historique devient microscopique.
Puisque nous en sommes à la physique quantique, je vais formuler devant les assises spéciales, ici dans la grande salle des assises du Palais de justice, une demande impossible : Je vous demande de remplir le vide.
Je veux que le vide nous emplisse. Que vous vous en saisissiez, qu’il vous oblige.
Mon confrère Alain Jakubowicz a comparé le terrorisme au crime contre l’humanité. Comment lutte-t-on contre le crime contre l’humanité ? Par la mémoire et le droit. La mémoire et le droit !
Mais comment se battre avec la mémoire dans une société amnésique et saturée ? Quand l’histoire est bousculée par l’actualité et l’information chassée par la désinformation ?
Il ne reste que le droit pour dire ce qui a été. Pour lutter contre l’oubli. Il ne reste que vous pour figer les faits. Il ne reste que vous pour dire ce qui a été. Pour que mes clients puissent oublier cette journée, je vous demande de tout faire pour qu’elle ne soit pas oubliée de tous.
Il ne nous reste que vous pour rendre à tous ceux qui ont eu à en souffrir, l’ampleur et la dévastation des 7, 8 et 9 janvier 2015.
Il ne nous reste que les termes de votre motivation pour établir avec exhaustivité ce qu’il s’est passé le 9 janvier 2015 à l’Hypercacher de la porte de Vincennes.
Il ne reste que vous pour combler le vide, pour vider votre saisine. Et le remplir par le mot ANTISÉMITISME.
Monsieur le Président,
Mesdames et Messieurs de la Cour,
Quand vous vous retirerez pour délibérer, vous vous souviendrez du temps qui a passé et qui ne passe pas. De la terreur qui n’a pas cessé.
Vous vous souviendrez de ces hommes dans le box, de leurs déclarations, de leurs dénégations pour vous supplier d’alléger leur peine. Puis vous vous souviendrez des chaises vides. De celles qui ne sont plus occupées par les victimes. Vous vous souviendrez que si elles ne sont pas là, c’est parce que leur peine ne cesse pas. »
© Patrick Klugman
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