Le « Dossier du mois de Menora ». Shmuel Trigano. La dérisoire ethnologie politique d’Amnesty International

A lire le rapport d’Amnesty International[1] (publié sous le nom de Agnès Callamard le 1er février 2022), on a, quand on connait quelque peu l’histoire du Moyen Orient, l’étrange sentiment d’entendre le discours d’un ethnologue récemment débarqué dans un terrain qu’il ne connaît pas et qu’il tente de comprendre. L’ethnologue en question a dû écouter ce que lui ont dit ses populations d’enquête – quoique ce soit surtout les Palestiniens qui ont eu son oreille –  et elle s’est efforcée sur cette base de construire un récit qu’on pourra définir comme « le narratif d’Amnesty International”. Ce passage le résume:

Depuis sa création en 1948, Israël mène une politique visant à instituer et à entretenir une hégémonie démographique juive et à optimiser son contrôle sur le territoire au bénéfice des juifs et juives israéliens. En 1967, Israël a étendu cette politique à la Cisjordanie et à la bande de Gaza. Actuellement, tous les territoires sous le contrôle d’Israël restent administrés dans le but de favoriser les juifs et juives israéliens aux dépens de la population palestinienne, tandis que les réfugié·e·s palestiniens continuent d’être exclus.

Ce récit s’efforce de prendre des précautions de principe pour se vouloir « équitable »:

Amnesty International reconnaît que les personnes juives, tout comme les personnes palestiniennes, font valoir un droit à l’autodétermination et l’organisation ne conteste pas la volonté d’Israël d’être une terre d’accueil pour les juifs. De la même manière, l’organisation n’estime pas que la qualification d’« État juif » employée par Israël indique l’intention d’opprimer et de dominer.

Cependant, cette équité est limitée. Elle récuse le fait qu’Israël puisse être, comme la majeure partie des États de la planète, un État-nation (alors qu’elle semble reconnaitre ce droit aux Palestiniens):

En 2018, la discrimination contre la population palestinienne a été inscrite dans une loi constitutionnelle qui, pour la première fois, définissait Israël comme étant exclusivement « l’État-nation du peuple juif ». Cette loi encourage également la construction de colonies juives et retire à l’arabe son statut de langue officielle.

Ce récit, reprend en fait le récit palestinien qui, déjà dans la Charte de l’OLP, statuait que les Juifs n’étaient pas un peuple et que de ce fait ils n’avaient pas droit à un État…

Dans le flou de ces attendus, la trame du narratif d’Amnesty est toute trouvée au point d’être même l’hypothèse de départ. La voici:

Les autorités israéliennes traitent les Palestinien·ne·s comme un groupe racial inférieur défini par son statut arabe non-juif. Cette discrimination raciale est ancrée dans des lois qui affectent les Palestinien·ne·s partout en Israël et dans les TPO;

On remarquera à ce propos le piètre savoir ethnologique qui nourrit un jugement dans lequel peuple, nation et race sont confondus. Discrimination « raciale  » est-il dit, alors que « juif » comme « palestinien » ne désignent pas des races mais des peuples. A moins que la « race » en question émarge au discours woke bien connu (l’expression « personnes juives » est très significative à ce propos). Dans ce cas, là le narratif était tout trouvé dès le départ. Il ne restait plus qu’à l’appuyer sur quelques arguments historiques. Or, c’est à cette aune qu’on découvre l’ignorance de l’histoire qui soutient ce narratif, comme le révèlent les arguments soulevés contre Israël dans ce rapport pour en justifier le motif (« racisme »!).

Il ne s’agit plus d’en démontrer l’inexactitude tant ils sont connus, mais il faut les passer en revue:

1)Depuis sa création en 1948, Israël mène une politique visant à instituer et à entretenir une hégémonie démographique juive et à optimiser son contrôle sur le territoire au bénéfice des juifs et juives israéliens. En 1967, Israël a étendu cette politique à la Cisjordanie et à la bande de Gaza. 

La guerre de 1948 a été déclenchée par l’attaque conjuguée de sept États arabes qui n’ont pas accepté le plan de la SDN, puis de l’ONU de partage d’un territoire, lequel avait déjà été amputé de la Transjordanie. Leur but était de détruire l’État d’Israël à la naissance. Ils n’avaient pas prévu que le petit État juif survivrait et la même situation s’est reproduite en 1967 quand l’Égypte a attaqué au sud, la Syrie au nord et la Jordanie à l’est. C’est à la suite de cette victoire en 1967 qu’Israël se retrouvera en « Cisjordanie » et à Gaza. L’État-nation du peuple juif est, fort logiquement, peuplé en majorité de Juifs (en 2021, 79,1%), tout comme la France est peuplée en majorité de Français et les 57 États musulmans de la planète en exclusivité hégémonique de musulmans.

2)Les réfugié·e·s palestiniens et leurs descendant·e·s, qui ont été déplacés lors des conflits de 1947-1949 et 1967, restent privés du droit de revenir dans leur ancien lieu de résidence. Cette exclusion des réfugié·e·s imposée par Israël est une violation flagrante du droit international et elle abandonne des millions de personnes à une incertitude permanente liée à leur déplacement forcé.

La défaite du camp arabe en 1948 s’est accompagnée de mouvements de populations. C’est une conséquence inhérente de tous les conflits. L’année précédente, c’est la création du Pakistan par partition de l’Inde, qui avait jeté sur les routes des millions d’Hindous dans un sens et des millions de musulmans en sens inverse. Il s’est passé le même échange entre 600 000 Arabes de Palestine, qui ont obéi aux consignes de leurs leaders de libérer momentanément le champ de bataille, et les 900 000 Juifs des pays arabes qui en ont été chassés. Les Juifs se sont installés en Israël et ils y ont prospéré. Les États arabes où les Palestiniens se sont réfugiés ne les ont jamais intégrés afin de maintenir une source de tension avec Israël.  Une agence de l’ONU fut même créée exclusivement au service des « réfugiés palestiniens », l’UNWRA. Ils ne dépendent pas du HCR, comme les 85 autres millions de réfugiés de par le monde.

3)  les citoyen·ne·s palestiniens d’Israël sont privés de nationalité, ce qui crée une différenciation juridique entre eux et la population juive israélienne

C’est inexact. Cette expression désigne en fait les Arabes d’Israël qui sont des citoyens à part entière, jouissant de tous les droits afférents à la citoyenneté : civiques, syndicaux, politiques, professionnels… Un parti arabe, qui récuse la légitimité de l’État, est partie prenante du gouvernement actuel d’Israël. Les citoyens palestiniens sont ceux qui sont administrés par les autorités qu’ils ont choisies : l’Autorité palestinienne en Cisjordanie et le Hamas à Gaza. Il n’existe pas plus de citoyens palestiniens d’Israël que de « citoyens britanniques de France ».

4) Trente-cinq villages bédouins, où vivent environ 68 000 personnes, sont actuellement « non-reconnus » par Israël, c’est-à-dire qu’ils sont coupés des réseaux d’eau et d’électricité nationaux, et ils subissent régulièrement des démolitions. Comme ces villages n’ont aucune existence officielle, leurs habitants subissent aussi des restrictions en matière de participation politique et ils n’ont pas accès aux soins et à la scolarisation. Ces conditions ont contraint nombre de ces personnes à quitter leur logement et leur village, ce qui constitue un transfert forcé

Les Bédouins sont une population semi-sédentaire que l’État moderne tente de sédentariser en lui donnant un ancrage géographique. Ils servent dans l’armée d’Israël dont ils sont les citoyens, mais une part de leur population vit selon des mœurs et coutumes inadaptées à un État de droit. Cela explique leur dédain des lois et réglementations, notamment en termes d’actes de propriété, de permis de construire, des normes exigées pour l’électricité, les réseaux d’eau, le tout à l’égout… Cela leur vaut des démolitions, lorsque passe l’administration. Exactement la même chose se passe en France, où l’on fait démolir aux contrevenants les constructions illégales ou incompatibles avec les normes exigibles.

Ces deux dernières années, la région a connu une vague de violences : routières, civiles et mafieuses (racket sous forme de chantage à la « protection » dont les Juifs du Néguev sont notamment les cibles).

5) Les quartiers palestiniens de Jérusalem-Est sont fréquemment la cible d’organisations de colons qui, avec le soutien total du gouvernement israélien, s’emploient à déplacer des familles palestiniennes et à attribuer leur logement à des colons. L’un de ces quartiers, Cheikh Jarrah, est le siège de manifestations fréquentes depuis mai 2021, car des familles luttent pour protéger leur habitation contre la menace d’un procès intenté par des colons.

Le narratif de Madame Callamard est emblématique de son paternalisme indulgent vis-à-vis des Arabes et de sa partialité envers Israël, au point qu’elle prend parti dans un litige entre des propriétaires et des squatteurs. Si elle admettait que l’État juif n’est pas une république bananière, mais un État de droit, elle trouverait normal que ce litige immobilier se règle par la voie légale, exactement comme cela se passe en France.

Les parties en présence sont des propriétaires (juifs et arabes) dont les locaux sont squattés depuis 1948. La controverse dure depuis 1967 et tous les recours juridiques des squatteurs ayant été épuisés, la Cour Suprême a statué. Les contrevenants sont maintenant devant un choix : payer leur loyer ou aller squatter ailleurs.  Les militants du BDS jouent, dans cette partie, le rôle d’agitateurs comme le fait Droit au Logement en France, considérant que la loi doit se soumettre à la morale et que, selon la formule de Proudhon, « la propriété, c’est le vol ».

6)Une clôture de 700 km, qu’Israël continue de prolonger, a isolé les communautés palestiniennes à l’intérieur de « zones militaires », et les Palestinien·ne·s doivent obtenir plusieurs autorisations spéciales à chaque fois qu’ils veulent entrer ou sortir de chez eux. 

Madame Callamard gagnerait en crédibilité si elle consultait les archives des journaux des trente dernières années : les Accords d’Oslo ont été signés en 1993 et mis en œuvre depuis 1994. Ils visaient à la création d’un État palestinien par une autonomie progressive sur les Territoires disputés. La seule condition faite à la partie palestinienne était la cessation de la violence. À l’inverse, le leader palestinien de l’époque, Arafat, lança une terrible vague de terrorisme contre les villes israéliennes, produisant plus de mille victimes civiles. Le mur dont parle Mme Callamard est une barrière de sécurité, qui a été construite pour contrer ces attentats. Elle a rempli son office : 55 attentats suicides palestiniens avaient fait 220 morts en 2002. Il y en a eu 25 en 2003 (142 morts), 14 en 2004 (55 morts), 7 en 2005 (22 morts), 4 en 2006 (15 morts), 1 en 2007 (3 morts), 1 en 2008 et aucun en 2009 et 2010[2].

7)Dans la bande de Gaza, plus de deux millions de Palestinien·ne·s subissent un blocus d’Israël qui a provoqué une crise humanitaire. Il est quasi impossible pour les habitants de la bande de Gaza de se rendre à l’étranger ou ailleurs dans les TPO, et ils sont de fait isolés du reste du monde.

L’ethnologue improvisée serait-elle ignorante au point de ne pas savoir qu’il y a deux frontières à  la bande Gaza : à l’est vers Israël et au sud vers l’Égypte ? Les Israéliens ont quitté la Bande sans contrepartie en août 2005, laissant le champ libre à l’Autorité palestinienne. Les échanges entre la Bande de Gaza et Israël étaient normaux. En 2007, le Hamas a pris le pouvoir par un coup d’État qui a fait environ 600 victimes parmi les fonctionnaires de l’AP et il a commencé à bombarder les villes israéliennes dès qu’il a disposé d’un arsenal suffisant.

C’est là que le blocus a commencé. Pour autant, les Israéliens laissent passer chaque jour des centaines de camions, du moment qu’ils ne contiennent pas d’armes. En 2016, les douanes de l’UNRWA (l’agence de l’ONU dédiée aux Palestiniens) en ont compté 190 000. En 2021, il y en a eu 95 000. Cela ne s’était même pas interrompu pendant l’opération de représailles Gardien des murailles de mai-juin 2021. Un appelé israélien de 19 ans a été blessé dans une attaque au mortier alors qu’il participait au transfert de cargaisons d’aide humanitaire dans la bande de Gaza par le passage d’Erez[3].

En revanche, du côté égyptien, à la suite d’un attentat dans le Sinaï contre des soldats égyptiens, le passage vers l’Égypte a été fermé, les tunnels de contrebande inondés et une barrière hermétique érigée. Madame Callamard a peut-être confondu ? Elle devrait aller sur place se rendre compte. Nous lui conseillons quelques hôtels 5 étoiles : le Blue Beach[4], l’ArcMed al-Mashtal Gaza[5], à moins qu’elle préfère louer un penthouse avec vue imprenable sur la mer[6] ?

© Shmuel Trigano

[1] « L’apartheid d’Israël contre la population palestinienne : un système cruel de domination et un crime contre l’humanité »

[2] https://www.cairn.info/revue-politique-etrangere-2010-4-page-743.htm#.

[3] https://www.timesofisrael.com/soldier-hurt-by-mortar-fire-while-assisting-in-transfer-of-aid-at-gaza-crossing/

[4] https://thearabweekly.com/blue-beach-resort-gaza-attraction-despite-siege-restrictions

[5] https://www.tripadvisor.fr/Hotel_Review-g663088-d3204871-Reviews-ArcMed_Hotels_Al_Mashtal_Gaza-Gaza_City_Gaza.html

[6] https://www.tripadvisor.fr/VacationRentalReview-g663088-d12986252-Penthouse-Gaza_City_Gaza.html

Shmuel Trigano

Professeur émérite des universités, directeur de Dialogia, fondateur de l’Université populaire du judaïsme et de la revue d’études juives Pardès. Derniers livres parus Le nouvel État juif, Berg international, 2015, L’Odyssée de l’Etre, Hermann Philosophie, 2020; en hébreu HaMedina Hayehudit, Editions Carmel 2020, Haideologia Hashaletet Hahadasha, Hapostmodernizm, Editions Carmel, 2020.

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