A gyt chabbes tayere fraints
Chabbat chalom à toutes et a tous
Hag Soukkot Sameah A gyt Younteff
Chabbat Soukkot Sameah…..
Période de Soukkot, on ouvre son coeur, on ouvre sa fragile et provisoire demeure, on reçoit, on fait plus que recevoir: on invite sous sa tente l’étranger de passage, l’étranger qui séjourne parmi nos tentes, et on sacrifie au Temple, enfin jadis, quand il y avait un Temple, en fait: toujours, dans notre esprit, dans le secret du coeur, on perpétue le sacrifice des soixante-dix bouvillons pour les soixante-dix nations selon la formule biblique, c’est à dire pour toutes les nations du monde.
Cette forme d’universalisme, cette volontaire vision de l’humanité en son entier, ou tout au moins cette tentative, obligent.
Soukkot oblige, encore plus que toute fête, et Chabbat Soukkot encore plus que tout autre Chabbat, à tourner son regard vers l’autre.
Alors, et sans rumination victimaire aucune, l’heure pour moi est venue de faire un aveu, au risque peut-être de décevoir quelques esprits chagrins et de voir des amis ou dits tels telles feuilles d’automne chues au vent, s’envoler.
Oui, je suis un peu woke.
Voilà, c’est dit.
Car mon vécu juif plus que millénaire m’a enseigné ce qu’etait la marginalisation, ce qu’est l’absence de l’histoire, ce qu’est l’invisibilité.
Hier j’étais en compagnie, dans l’ascenseur d’un immeuble dont je fais vider un appartement, d’un homme courageux et travailleur, ne ménageant pas sa peine, qui travaille pour moi: cet homme qui vient d’une région où il a dû naître « paria » dans quelque onzième classe qui en dépit des lois imposées par Gandhi perdure dans les esprits, cet homme parfaitement bien élevé, parfaitement intégré, a la peau sombre à la semblance de la belle sulamite du Chir HaChirim, le Chant des chants, le Cantique des Cantiques où est enclos le mystère de la pensée fondamentale du judaïsme.
Et voici une voisine, née anglo-irlandaise dans une Inde alors possession de l’Empire britannique, qui s’adresse à lui, de toute sa hauteur, de toute sa morgue, comme on parle à un esclave, enfin: j’imagine puisque n’ayant jamais, grâce à D., possédé d’esclave, possédé d’humain acheté au marché parmi les objets.
J’ai réagi avec acidité et vivacité, j’ai réagi avec le souvenir du tempérament de cactus de mes vingt ans conjugué avec le caractère grincheux de ma soixante-seizième année.
Cela m’a donné à penser.
Oui, les plus modestes et les plus pauvres sont invisibles: aux rois les caveaux de Saint-Denis, mais quelle trace de ceux qui ont bâti et le Louvre et Versailles. Et quelle trace aujourd’hui des presque esclaves mourant sur le chantier des rencontres sportives prévues prochainement dans le golfe?
Oui, les êtres humains venus sur nos terres depuis des pays lointains, avec leurs accents, avec leurs coutumes, avec leurs allures physiques, apparemment différentes des nôtres, points auxquels s’attachent surtout les trop nombreux imbéciles, sont à la fois « trop visibles » et invisibles.
Et ceci est révoltant.
Et je voudrais terminer sur un point, lequel va définitivement contrarier, je le sens.
On s’est étalé, répandu, épandu, dans tous les sens, comme une mare, à propos du prix Nobel attribué à madame Ernaux.
Comme beaucoup je suis offusqué, blessé, révolté par certains de ses propos politiques récurrents et obsessionels.
Comme beaucoup je déplore que certains écrivains n’aient jamais eu et n’auront jamais ce prix, tout particulièrement cette année Salman Rushdie et lui accorder cette distinction cette année aurait été preuve de courage, de détermination, un signe face à l’intolérance, la barbarie religieuse, la violence de l’obscurantisme.
D’accord. Évidemment.
Mais ce choix résulte de tout un jeu du monde de l’édition, des affaires, et est le fait d’un autre pays qui m’est étranger.
Mais ce qui m’a choqué, blessé, c’est de lire trop souvent, et émanant trop souvent de personnes intelligentes et cultivées, des propos trop faciles et même injurieux sur le contenu des livres de madame Ernaux.
Je ne sais pas ce que vaut sa littérature. Il est difficile de juger d’une oeuvre. Racine, Virgile, Proust, Joyce, et même Hugo ne furent pas considérés comme les plus grands auteurs de leur siècle. Cela invite à la modestie.
Écrire, mettre les mots après les mots, mettre les phrases après les phrases, les pensées avec les pensées, constitue toujours une aventure difficile, risquée, courageuse et en elle-même méritante. Railler à ce propos est honteusement facile. Et comme dit le psalmiste, comme chante le Roi David: je ne suis pas du côté des railleurs.
Et puis j’ai ressenti de la révolte dans mon tempérament woke.
Mais si!
Madame Ernaux, bien ou mal, je ne sais pas le dire, a surtout parlé des femmes, de la condition féminine, parfois de façon assez crue, et sans doute aussi très centrée sur elle même, signe peut-être de modestie car on peut sans doute uniquement parler de soi-même si on veut faire oeuvre franche en ce domaine.
Or les femmes trop longtemps ont aussi été des exclues de l’histoire, tellement trop souvent des esclaves gratuites obtenues par le mariage, trop souvent encore les victimes de brutes sexuelles y compris dans les milieux privilégiés, les femmes trop souvent, trop longtemps ont été, sont encore des exclues de l’histoire, voilées au regard de la population se pensant supérieure, les mecs.
Madame Ernaux, bien ou mal je ne saurais le dire, a fait de la condition féminine son combat: ceci, en soi, est méritoire.
Et je pense que ce Nobel est allé, plus qu’à elle, mais au travers d’elle et de son oeuvre, aux femmes, à toutes les femmes, à la condition féminine, aux femmes trop longtemps invisibles de l’histoire.
Que ce Chabbat Soukkot nous apporte à toutes et à tous, et en particulier aux absents et aux absentes, aux oubliés et aux oubliées, aux modestes, aux solitaires, aux isolés et aux isolées, paix, bonheur, Chalom, élévation de l’âme.
Que ce Chabbat Soukkot, que cette fête de Soukkot qui se poursuit, la plus grande fête de notre tradition, nous unisse en fraternité et que nos yeux se tournent vers la Lumière.
© Jacques Neuburger
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