Plusieurs rééditions de Georges Perec nous rappellent l’importance des espaces et de la ville de Paris dans son œuvre.
Il y a quelques mois, les Éditions du Seuil ont publié Lieux, un manuscrit inédit que Georges Perec avait abandonné après y avoir consacré beaucoup de temps et d’efforts. De ses déambulations programmées dans les rues de Paris, à la recherche du « trou noir » de son enfance, il pensa d’abord n’avoir rien produit.
On s’en souvient, Perec s’imposait toutes sortes de contraintes lorsqu’il entreprenait un nouveau projet. Il n’écrivait pas toujours à proprement parler des romans, mais plutôt des textes souvent liés à des exploits mathématiques qu’il menait à son terme. Les combinaisons et les jeux supplantaient parfois la fluidité, voire l’intelligibilité de la narration, comme c’était le cas dans La Disparition (qui, dans un autre genre, est aussi difficile à appréhender que le Finnegans Wake de Joyce).
De lieux en espaces
Finalement, Perec n’avait pas erré dans Paris pour rien, il n’avait pas enfermé en vain, dans des enveloppes scellées, près de deux cents textes. Ces textes, somme toute assez anodins, ont nourri d’autres livres. C’est sur ce terreau qu’il a édifié La Vie mode d’emploi, son « échafaudage » romanesque le plus important. Il disait avoir trouvé dans l’accumulation des contraintes qu’il s’était imposées une « gigantesque liberté ».
La Vie mode d’emploi est plus complexe encore que 53 Jours (publié à titre posthume en 1989), une intrigue policière des plus fantasques, voire énigmatique, à propos de laquelle il a déclaré : « Ce n’est pas un livre, ce sont des histoires qui se regardent. C’est un peu comme si on mettait un livre dans un miroir et puis, ce que l’on voit de l’autre côté du miroir, c’est le contraire, c’est l’image inverse. » Il y travaillait au moment de sa mort, le 3 mars 1982.
Espèces d’espaces, « journal d’un usager de l’espace », entretient des liens puissants avec Lieux : avec les rues, les cafés, les cinémas, les immeubles où il a séjourné, mais d’une autre façon. Dans son avant-propos, Perec écrit :
« L’objet de ce livre n’est pas exactement le vide, ce serait plutôt ce qu’il y a autour, ou dedans. Mais enfin, au départ, il n’y a pas grand-chose : du rien, de l’impalpable, du pratiquement immatériel : de l’étendue, de l’extérieur, ce qui est à l’extérieur de nous, ce au milieu de quoi nous nous déplaçons, le milieu ambiant, l’espace alentour. »
À bien y regarder, on trouve dans ce livre des phrases qui pourraient tout aussi bien avoir trouvé leur place dans Lieux.
« Tout à l’heure, dans le métro, il m’a semblé que, tout à coup, je ne savais pas qui, où, quand j’étais. Il faudrait tout de suite apporter d’innombrables précisions : cela n’a pas tellement été « tout à coup », il faudrait plutôt dire : Au bout d’un temps indéterminé (plutôt court d’après la reconstitution qui a suivi cet instant d’égarement, je me suis rendu compte que je ne comprenais plus les mots que je voyais (plutôt que je lisais) au-dessus de ma tête : en l’occurrence, le schéma linéaire de la ligne de métro Nation-Étoile (par Denfert-Rochereau) : je voyais, j’identifiais les lettres, mais les mots que ces lettres formaient ne me disaient rien. »
Le Paris de Georges Perec
Membre de l’Association Georges Perec, Denis Cosnard publie chez Parigramme Le Paris de Georges Perec. La Ville mode d’emploi. C’est un bel album, richement illustré, tel ceux consacrés à Proust et à Modiano. L’auteur combine une biographie compacte à travers les fameux « lieux » du livre éponyme. Perec ayant presque toujours habité à Paris, Denis Cosnard en a fait le site fragmenté de sa propre existence.
Considérant les « lieux » décrits par Perec (dans son ouvrage inachevé) comme un puzzle, Denis Cosnard, ayant examiné toutes les pièces, reconstruit en quelque sorte la vie de l’écrivain à partir des adresses où il a vécu — du quartier juif du Belleville de l’avant-guerre, aux beaux quartiers où il a grandi entre sa tante et son oncle qui l’ont adopté.
C’est une « biographie-mode d’emploi » qui adopte une construction à la fois chronologique et spatiale, que l’on suit comme une intrigue policière jusqu’à son dénouement, à travers de nombreuses photos de Lieux, des portraits de l’écrivain (grâce à une carte comportant justement les douze lieux de l’ouvrage éponyme).
À ce propos, Denis Cosnard écrit :
« Les douze sites choisis pour Lieux forment une carte un peu trompeuse. Celle-ci met sur le même plan des lieux décisifs pour Perec (la rue Vilin, la rue de l’Assomption, l’île Saint-Louis) et d’autres qu’on pourrait qualifier d’annexes, comme l’avenue Junot. Elle oublie des endroits à forte teneur autobiographique comme la Villa Seurat ou, hors de Paris, des communes telles Villard-de-Lans, Étampes et Sfax. Par construction, enfin, cette carte fige l’histoire parisienne de Perec en 1969, au début du projet. »
La Vie de Perec mise à jour
Le Seuil publie la nouvelle édition (« moins longue », selon ses propres termes) de Georges Perec : Une vie dans les mots, l’importante biographie par David Bellos, d’abord parue en 1994, et couronnée par le prix Goncourt de la Biographie.
Notons qu’il s’agit de la traduction par l’auteur de son ouvrage Georges Perec : A Life in Words, rédigé en anglais et paru à Londres chez Collins Harvill en 1993.
Depuis cette première édition, les œuvres de l’écrivain ont été traduites en quarante langues et accueillies dans la prestigieuse Bibliothèque de la Pléiade.
Bellos intègre dans cette nouvelle édition des apports sur la période la moins documentée de la vie de Perec grâce aux éléments apportés par Ela Biennefeld et Bianca Lamblin, toutes deux membres de sa famille. Ses amis et quelques chercheurs ont aussi réuni des documents qui étaient inédits en 1994.
Figurent dans cette nouvelle édition, le dossier scolaire de Perec au lycée Claude-Bernard et le manuscrit de la partie « Souvenirs » de W ou le souvenir d’une enfance.
Il serait agréable et intéressant de lire Lieux en se reportant à l’album de Denis Cosnard et à la biographie, pour voir comment notre imagination les associe, afin de raconter l’histoire d’un écrivain qui n’arrivait pas écrire sa propre histoire.
© Myriam Anissimov
https://www.nonfiction.fr/article-11468-lunivers-de-georges-perec.htm
Myriam Anissimov est l’auteur de plusieurs biographies de référence (Primo Levi, Romain Gary, Vassili Grossman et Daniel Barenboim) et de plusieurs romans, parmi lesquels La Soie et les Cendres, Sa Majesté la Mort et Jours nocturnes. Elle a également été critique littéraire et artistique pour Le Monde de la Musique et de nombreux titres de la presse nationale. Elle préfacé et a grandement favorisé la réédition de Suite française d’Irène Némirovski et celle du Pianiste de Wladislaw Szpielman, adapté au cinéma par Roman Polanski. Son roman, Les Yeux bordés de reconnaissance, a reçu lePrix Roland-de-Jouvenel de l’Académie Française en 2018. En 2021, elle a publié Oublie-moi cinq minutes ! (Seuil).
Merci pour cet article. Les lieux sont de fait très importants dans l’oeuvre de Georges Perec. Ils sont à mettre en rapport avec ses « Je me souviens ». Lieux parisiens mais aussi Ellis Island. Parmi les livres les plus émouvants de cet écrivain, « W ou le souvenir d’enfance ». Il faut relire Perec. Il peut servir de guide dans une époque où tout tend vers l’effacement.
Cette vidéo est sympathique et elle nous concerne tous :
https://www.youtube.com/watch?v=Gh81fubFMEw
Et puis il y a toute sa collaboration avec Robert Bober, dont « En remontant la rue Vilin » :
https://www.youtube.com/watch?v=8HfvFHQ-j6s