Maud Tabachnik est un auteur de combat, qui place haut la lutte contre l’antisémitisme et l’homophobie, contre le machisme et le racisme. Avec elle, les survivants ne déposent pas les armes, ils se vengent.
Son œuvre comprend des romans noirs, comme les enquêtes du lieutenant Sam Goodman et de la journaliste lesbienne Sandra Khan, et des romans policiers historiques, dont L’Étoile du temple, qui se déroule dans les communautés juives de Troyes à l’époque des Templiers.
Le week-end dernier, elle présentait ses deux livres les plus récents aux “Rendez-vous de l’Histoire”, à Blois : Les Faisceaux de la peur, qui se situe en Italie sous Mussolini, et Jeux de dupes, un récit à suspense.
Elle démarre au quart de tour et va droit au but. “Le Nobel à Annie Ernaux, qu’est-ce que vous en pensez ? m’interpelle-t-elle, et elle ajoute, indignée : Il fallait l’attribuer à Rushdie c’est le seul écrivain qui vaille !”
C’est vrai.
Salman Rushdie était le grand auteur tout désigné pour ce Nobel 2022. Rushdie, un immense écrivain plein d’humour, d’amour, de drôlerie et de fantaisie, dont l’imagination a fait naître un univers qui perdurera, dont la plume magique se permet toutes les fantaisies, dont la culture est universelle, la gentillesse légendaire.
L’écrivain a été grièvement blessé au couteau le 12 août dernier, à Chautauqua, dans l’État de New York, atteint quatre fois au visage, frappé au foie et au bras. “Le chemin vers la guérison a commencé, annonçait son agent deux jours plus tard dans The Guardian, mais le rétablissement sera long car les blessures sont graves”. Rushdie, symbole de la liberté d’expression, et dont la vie ne tient qu’à un fil depuis 1989. Un écrivain à la portée mondiale et “condamné à mort” pour ses idées par des criminels, Khomeini et ses sbires, qui instrumentalisent une religion pour empoisonner les esprits.
Notre époque peut s’enorgueillir de posséder un écrivain majeur, qui incarne dans sa chair le combat pour les libertés, les Lumières, et contre les crimes des régimes totalitaires. Le prix Nobel se serait honoré à le distinguer, à le porter au pinacle, à graver son nom au fronton de ses édifices.
Un ratage historique
Pourquoi le comité Nobel n’a-t-il pas couronné Salman Rushdie ? “Il est depuis longtemps sur la liste des nobélisable, m’explique une source. Toutefois, le MeToo suédois n’étant pas fini, Annie Ernaux a dû correspondre à ce courant. Elle est certainement le choix des nouveaux membres de l’Académie”.
Ses “nouveaux membres” ? Ainsi en Suède, MeToo est toujours à la manœuvre. Mais il faut rappeler qui sont ces fameux “nouveaux membres de l’Académie” qui ont renversé la table en 2018. Le mouvement, tel un raz-de-marée, a notamment poussé au suicide cette année-là le directeur de l’Opéra de Stockholm Benny Fredriksson, accusé de harcèlement sexuel d’après le journal Svenska Dagbladet. Le media a mené, sous la plume des néo féministes de Stockholm, une campagne de presse sans merci contre les “hommes blancs de plus de 50 ans”. La haine a été si violente que personne n’a osé s’opposer aux accusatrices, toutes les digues ont cédé.
En un sens, le festival de Cannes de 2020, qui a pris Roman Polanski pour cible, a rejoué la séquence.
Depuis lors, Svenska Dagbladet a reconnu avoir été “mal informé”.
Ivres de pouvoir
L’union fait la force.
Mal informée ou pas, la presse de Stockholm avait mené une campagne de presse très efficaces, avec photos à la une et posters. Résultat, grâce au soutien de journalistes ivres de leur pouvoir, le mouvement a éjecté brutalement du comité Nobel quelques uns de ses membres. Leur cible principale était la grande poétesse Katarina Frostenson, unanimement célébrée par tous les Suédois pour la pureté de sa langue et la limpidité de ses vers. Néanmoins Mme Frostenson avait deux défauts, aux yeux des féministes : elle ne défendait pas suffisamment la “cause”, et elle était mariée à un Français, Jean-Claude Arnaud, créateur et directeur du Forum, un espace culturel très en vogue à Stockholm.
Danse, musique, poésie, le lieu était, dit-on, incontournable.
Résultat, Arnaud fut accusé — sans preuves — de viol par une femme écrivain, auteur de deux romans « légers », dit-on. Bien que la victime ait reconnu qu’elle avait été consentante, elle se plaignit d’un rapport trop long et trop… encombrant. Cette “mauvaise manière”, certes regrettable, a valu à Arnaud une peine de 2 ans et demi de prison avec rééducation, qu’il a effectuée moitié sous les verrous, moitié avec bracelet électronique.
Un 3e défaut est reproché à Frostenson, à vrai dire : sa froideur sous l’attaque — “un glaçon”. C’est vrai, elle n’a pas crié ni pleuré. En cela, Sandrine Rousseau aurait pu lui donner quelques conseils.
Les critères qui priment, et les autres
Mais pas facile de distinguer un auteur, une œuvre de la littérature mondiale ? “L’Académie suédoise reçoit des propositions de partout, les membres lisent les auteurs pendant des années, en se concentrant chaque été sur un groupe de cinq, dont sortira le futur Prix Nobel”, précise mon observatrice. Il y a les barrières de la langue (l’auteur doit être accessible en suédois ou en anglais), de la culture, et les exigences politiques. En 2019, l’Académie suédoise sortie de la crise a annoncé qu’elle passait son tour, mais attribuerait deux prix l’année suivante. Dès lors, il faut équilibrer les genres — et “genres” ici n’a rien à voir avec les genres littéraires tels que poésie et roman.
En 2018 le festival de Cannes, très engagé comme on sait, attribuait la Palme d’Or “pour l’ensemble de son œuvre” à Jean-Luc Godard. Pourtant on a toujours souligné la cruauté de Godard l’antisémite à l’égard de ses actrices.
Un sourire dans ses yeux gris et les poings serrés, Maud Tabachnik me dit : “Je ne cède rien, jamais. J’ai commencé à me battre en 45, dans la cour de l’école, contre les insultes. Il ne faut rien céder… On vit une drôle d’époque”, ajoute-t-elle.
“C’est ce dont je parle ici”, ajoute-t-elle en pointant le doigt sur son roman historique.
Deux femmes s’arrêtent devant le stand. L’une d’elles prend un exemplaire de Jeux de Dupes. Le sourire est revenu, et Maud prend son stylo.
© Edith Ochs
Eric Deschavanne :
“Le prix Nobel récompense un écrivain ayant rendu de grands services à l’humanité grâce à une œuvre littéraire
Dans cette perspective, ne pas l’avoir donné cette année à Salman Rushdie est un symptôme inquiétant de déréliction woke de l’idéal libéral : ce n’est pas tous les ans qu’on aura l’occasion d’offrir, à travers une récompense au retentissement international, un soutien à un écrivain victime d’un attentat en raison du « puissant idéal » de liberté de l’esprit qu’il incarne depuis trente ans !”