Pierre Lurçat. Célébrations d’automne

A tous mes lecteurs, Chana tova, Ktiva vé-Hatima tova!

Chaque année, avec le retour de l’automne, il sentait monter en lui un sentiment de nostalgie mêlé de joie, comme lorsque dans son enfance, il voyait arriver la rentrée des classes. Ce jour – que beaucoup d’enfants redoutaient, car il signifiait pour eux la fin des grandes vacances et le début de longues heures d’étude ennuyeuses et monotones – il le considérait comme le début d’une nouvelle vie pleine de bonheur et de petits plaisirs innocents, comme celui d’ouvrir une trousse flambant neuve et d’en sortir des stylos et des crayons parfaitement taillés, dont la mine piquait comme une épingle. 

À l’appréhension de découvrir ses nouveaux professeurs, avec leurs manies, leurs exigences et leurs têtes de Turc, se mêlait l’excitation d’ouvrir les livres neufs, humer leur odeur d’encre d’imprimerie et entamer l’étude de matières nouvelles, dont le nom était parfois aussi mystérieux que celui d’une terre lointaine sur la mappemonde.

La cour de récréation, emplie d’une foule d’enfants agitée, que les sifflets du surveillant parvenaient à peine à dompter ; les interminables parties de billes autour des marronniers aux larges feuilles en éventail, comme les doigts de la main, les jeux et les bousculades qui se poursuivaient pendant la longue interruption de midi, et le soleil rasant, colorant d’un rouge mordoré la cime des arbres du jardin du Luxembourg, qu’il traversait deux fois par jour, matin et soir… Automne ! Il regrettait cette saison, qui était autrefois sa préférée, dans le Paris de sa jeunesse, maintenant qu’il habitait à Jérusalem, où le climat passait presque sans transition de l’été chaud et sec à l’hiver froid et pluvieux.

Plus tard, il avait goûté d’autres saveurs et découvert d’autres sensations automnales : les fêtes, austères et solennelles, de Roch Hachanaet de Kippour, et la foule des Juifs qui venaient expier leurs fautes et demander à Dieu de leur accorder une année douce. Il se souvenait de son étonnement, lorsqu’il était entré pour la première fois dans une synagogue et y avait découvert des Juifs affairés, posant le toit d’une cabane ; à cette époque il ne savait même pas ce qu’était une Soucca

À l’âge où ses camarades de lycée se préoccupaient de sport ou vivaient leurs premières aventures amoureuses, il avait découvert la religion de ses ancêtres et s’était mis à apprendre frénétiquement l’hébreu, seul, armé d’une Bible de Munk et d’un dictionnaire Larousse. La première fois qu’il avait célébré Kippour, il avait passé presque une heure debout, à déchiffrer la prière des Dix-huit bénédictions, ânonnant chaque mot l’un après l’autre, pendant que les fidèles autour de lui, assis, écoutaient la lecture de la Torah.

« Et que j’aime, ô saison, que j’aime tes rumeurs… Les fruits tombant sans qu’on les cueille ». Ces vers d’un poète étudié au lycée, longtemps oubliés au fonds de sa mémoire, refirent surface après plusieurs décennies, en même temps que le nom de son professeur de français, Monsieur Boulitreau. Pendant de longues années, il avait effacé de son esprit toute trace de ces œuvres qu’il avait jadis aimées, voulant faire table rase de cette culture profane pour mieux s’imprégner, croyait-il, des mélodies antiques des textes hébraïques et araméens. 

À présent, tout cela lui semblait vain et illusoire. Il s’était finalement résigné à ne pas être devenu totalement israélien et à continuer à parler, à lire et à penser en français. Il prenait maintenant plaisir à réciter des poèmes d’Apollinaire ou des tirades entières de Racine. « Le vent et la forêt qui pleurent, – Toutes leurs larmes en automne feuille à feuille… ». Pouvait-on aimer deux langues, deux cultures, deux pays en même temps ? L’amour jaloux et exclusif auquel il s’était entièrement donné, lui paraissait maintenant excessif et trompeur, comme un amour d’adolescent. 
 

Il aspirait à renouer les fils de son histoire personnelle, à rassembler le puzzle épars de sa vie, pour goûter enfin, après tant d’années de lutte, d’insatisfaction et d’aspirations violentes et inassouvies, un peu de sérénité et de bonheur. Vingt ans après son départ soudain et son installation en Israël – qui avaient surpris et attristé ses proches et ses amis – il commençait tout juste à retrouver un semblant d’unité dans sa vie déchirée, coupée en deux, et à comprendre les mots mystérieux de Rabbi Nahman : « Il n’y a pas plus entier qu’un cœur brisé ».

Écoutant à la synagogue la longue plainte du chofar, il y avait retrouvé comme un écho lointain de ses premières émotions musicales – une phrase d’une sonate de Beethoven qui avait le don de lui arracher des larmes de joie. Il avait enfin fini par comprendre que la nouvelle année n’était pas seulement un recommencement, une renaissance – dont la survenance au début de l’automne correspondait beaucoup mieux à la réalité intérieure et profonde du cycle de l’année, que les agapes païennes du premier janvier – mais qu’elle était aussi un renouvellement et un retour sur lui-même, sur les moments oubliés et longtemps reniés de sa jeunesse, dans lesquels il prenait maintenant plaisir à se replonger.

(Extrait de Jour de Sharav à Jérusalem, éd. L’éléphant 2020)

© Pierre Lurçat

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Longtemps épuisé, mon livre Jour de Sharav à Jérusalem est de nouveau disponible, en format Kindle et en format papier.


La Presse en parle:

Le « sharav », c’est le vent du désert qui souffle parfois sur Jérusalem, ce qui donne son titre à l’une des nouvelles de cet agréable recueil. Né à Princeton aux États-Unis, l’auteur, qui a grandi en France, vit désormais à Jérusalem. Les textes, très courts mais finement ciselés, qu’il nous offre, se présentent comme autant d’hommages à la cité du roi David. (Jean-Pierre Allali, Crif.org)
 

Avec son livre si poétique, Pierre Itshak Lurçat nous offre toute une palette de couleurs d’émotions. Parfois, c’est la musique que l’on entend presque, tant sa présence revient comme une nostalgie lancinante de ses années de jeunesse, mais aussi comme la résonance de son intégration en Israël. (Julia Ser)
 

Lurçat n’est pas un portraitiste phraseur. C’est l’amour du peuple juif qui le porte et il est contagieux. La Ville Sainte qui le fascine abrite ses émotions et offre un écrin à ces histoires. « A Jérusalem, qu’on le veuille ou non, on est porté vers le haut » confie Lurçat. La photo en couverture du livre prend alors tout son sens. Ces destins qui traversent ces pages sont comme les cordes de cette harpe, tendus vers le ciel, qui vibrent en harmonie, traversés par un impératif d’élévation. (Katie Kriegel, Jerusalem Post)

Lisez ce livre, et relisez-le. Il mérite de prendre place à côté des meilleurs écrits de la littérature franco-israélienne ou israélo-française… Le vibrato de ce livre tient aussi à cette structure particulière où chaque abacule vit sa vie pour mieux participer à la composition. Il est beau ce petit livre, entre Paris et Jérusalem, entre passé et présent, entre ici et là-bas. Comment ne pas y être sensible ? (Olivier Ypsilantis)

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