Que trouve-t-on dans l’imposante exposition de Gérard Garouste (jusqu’au 2 janvier 2023) où se pressent des milliers de personnes chaque jour?
Trente-quatre ans après sa première rétrospective dans ces lieux, Gérard Garouste nous invite pour son imposante exposition au musée national d’Art moderne, au Centre Pompidou jusqu’au 2 janvier 2023. Le public est au rendez-vous avec des milliers de personnes chaque jour qui se pressent pour admirer un artiste à travers ses métamorphoses et celle de ses œuvres sans cesse à la recherche de nouveaux procédés et de nouvelles formes.
Tous ceux qui le suivent connaissent ses souffrances psychiques, ses hospitalisations en psychiatrie, comme sa conversion au judaïsme, et peut-être aussi sa réception à l’Académie des Beaux-Arts en 2019, où Marc Ladreit de Lacharrière lui remit son épée dessinée par sa femme Elizabeth. Dans son livre L’Intranquille. Autoportrait d’un fils, d’un peintre, d’un fou (nouvelle adition enluminée par Gérard Garouste, L’Iconoclaste, 2011), il raconte son enfance douloureuse, l’histoire de son père antisémite, puis sa rencontre avec Elisabeth (ou Elizabeth), devenue sa femme pour la vie, dans la création, la maladie, la maternité, leur mutuelle reconnaissance, elle comme designer, et lui comme l’artiste que l’on sait.
En 1991, pour continuer un instant sur sa biographie, il fonde avec Elizabeth l’association La Source, qui propose à des enfants et des jeunes en grande difficulté, des ateliers leur permettant de s’exprimer par l’art, c’est-à-dire de restaurer et développer le lien social par une activité artistique. Christian Boltanski, Daniel Buren, Robert Combas et Bertrand Lavier y ont participé.
Garouste fait-il figure de démiurge ou de peintre hanté ? Une chose est sûre, il décida très tôt de se « dresser contre tout ça », avec « la conscience que j’étais complètement anachronique. J’ai voulu assumer cette position, et ce n’est pas par hasard qu’à un moment donné je me suis passionné pour Don Quichotte. »
Dans l’un des trois chapitres du magnifique catalogue dirigé par Sophie Duplaix, Olivier Kaeppelin écrit que dans l’œuvre de Garouste : « il n’est question ni de catégories, ni de style, ni de théories de l’art. » Kaeppelin réfute ici « la qualification de “postmoderne“ » pour mieux affirmer qu’« il n’y a pas chez Gérard Garouste d’assemblages, d’échafaudages concertés de citations. » « Être résolument moderne, c’est échapper au formalisme, être affranchi avec, cependant, dans ses bagages un grand nombre de formulations possibles qui nous éloignent des conventions du siècle » (catalogue Gérard Garouste, Paris, Centre Pompidou, p.25). On ne saurait être plus clair pour affirmer que Gérard Garouste est résolument un novateur et par ses formes et par la résonance de grands mythes et des grands livres que son art aura servi, dont il se fait la conque.
Pour de nombreux peintres contemporains majeurs, il y eut d’abord l’importance du Livre comme un texte à illustrer, puis il y a les peintres, les graveurs ou les sculpteurs qui aiment à ouvrir le livre et à le citer, surtout depuis Goya, puis à l’époque contemporaine Chagall, Vieira da Silva, et plus largement encore Kiefer ou Elisabeth Raphaël, qui bâtit une œuvre considérable à partir des Psaumes et d’autres livres de la Torah. Ainsi, Sophie Duplaix, la commissaire de l’exposition, a-t-elle retenu avec le peintre quelques toiles capitales comme « Les Libraires aveugles », « Passage », « L’Étudiant et l’Autre lui-même », « Isaïe d’Issenheim », « Midrash », « L’Ânesse et la Figue », où Garouste place un livre au cœur ardent de sa toile. Ce dernier tableau est né d’une analogie hébraïque qui fascine le peintre, qu’il énonce ainsi : « [la] racine consonantique aton qui désigne l’ânesse est proche de teina, la figue et les deux mots sont associés dans le Talmud » (Cf. ibid, p.21). Depuis cette première peinture, l’ânesse (ou l’âne) passe d’une toile à l’autre pour dire autant que pour dénoncer une certaine vision de l’art et des valeurs qu’il sert.
Par ailleurs, nous connaissons les suites de peintures consacrées à L’Enfer de Dante, à Don Quichotte de Cervantès, au Faust de Goethe, mais aussi à la Haggada de Pessah, ou au livre d’Esther, avant de s’attaquer à la figure de Kafka, l’un des plus puissants symboles de la littérature du XXème siècle, et à la figure mythologique du Golem, inventée par le rabbi Jehuda Löw ou Maharal de Prague (1522-1609), et que Kafka utilise dans Description d’un combat. Kafka occupe en effet la dernière partie de l’exposition. Garouste aime travailler sur les textes de la tradition juive avec les rabbins Marc-Alain Ouaknin (qui signe dans le catalogue un passionnant essai « K. comme Konfetti ») et Rivon Krigier, avec lequel il publia en 2019 La Haggada aux quatre visages (éd. In Press). À l’image de Kafka, Garouste associe celle du Golem, en particulier dans l’une des peintures les plus vertigineuses présentées ici : Alt-Neu-Shul sur le Pont-Neuf, la peinture phare de la série conçue avec la complicité de Marc-Alain Ouaknin, « Alt-Neu-Kunst », autrement dit : Art ancien-nouveau, qui métaphorise le nom de la plus ancienne synagogue de Prague, celle dont le Maharal fut le rabbin. Pour Ouaknin, Garouste est le « chef de file d’un mouvement esthétique que j’appelle Alt-Neu-Kunst, qui doit beaucoup à Kafka et à ses commentateurs, dont Walter Benjamin et Gershon Scholem » mais également au Golem, dont l’étymologie hébraïque guélem signifie matière brute. Dans ce tableau Alt-Neu-Shul sur le Pont-Neuf (2020), Garouste place de part et d’autre de la synagogue Alt-Neu-Shul, qui se dresse au milieu du Pont-Neuf, dans un éclatant rougeoiement évoquant aussi bien le feu du Buisson ardent que celui la Shoah, Kafka et le Golem, qui se hissent entre le fleuve et le ciel confondus dans un bleu laiteux. Peinture qui nous saisit, nous happe, nous hante.
Le tableau « Les Libraires aveugles » met en scène deux personnages aveugles guidés par un âne, et désignant une page de la Torah pour confondre les propos méprisants du père de l’Église, Augustin d’Hippone. Les deux personnages du tableau représentent des amis intimes du peintre, François Racheline, économiste, écrivain et exégète juif et le mathématicien Henri Berestycki, « qui diffusent des livres qu’ils ne savent pas lire. » « L’idée de la preuve, réclamée par les chrétiens, est ici mise à mal avec ironie comme procédant d’une quête dangereuse » peut-on lire sur le cartel du tableau.
L’autre peinture sur laquelle je voudrais m’arrêter un instant s’intitule « Isaïe d’Issenheim », où Garouste dénonce l’iconographie sous-jacente au chef-d’œuvre de Grünewald, le Retable d’Issenheim (1515), que l’on vient du monde entier admirer au musée Unterlinden à Colmar. Garouste entend là encore répondre au message chrétien et en particulier au panneau de l’Annonciation de Grünewald sur le verset d’Isaïe VII, 14-15 repris dans l’Evangile de Matthieu (I,23). Garouste substitue à l’ange du Retable (et du Nouveau Testament) un juif en forme d’autoportrait dans une camisole de force et tenant dans sa bouche le verset hébraïque qu’il tend au prophète. Le terme hébraïque almah, jeune fille, fut traduit par virgo, vierge. Garouste, peintre, redevient comme l’artiste du Moyen Âge un théologien, mais en déconstruisant la théologie chrétienne basée sur « une distorsion du sens », comme l’écrit Didier Martens dans sa passionnante étude « Gérard Garouste, entre tradition artistique occidentale et subversion juive de l’iconographie chrétienne » (Cf. op. cit. p.279-281). « Enfant j’ai été élevé dans le mensonge familial et l’hypocrisie de la religion. Cette grande duperie que fut mon éducation est aujourd’hui un moteur. Je lui dois mon obsession du démontage des images comme des mots, et mon intérêt pour l’idée d’origine » (Ibid. p. 21).
Cette exposition rend des hommages appuyés aux maîtres de Garouste, ses prédécesseurs incontournables dans l’histoire de l’art occidental, Bosch, Piero du Cosimo, Tintoret, Le Greco, Rembrandt, Goya, De Chirico, Picabia, Alberto Savinio… On peut y ajouter Chagall et d’autres encore.
On aura compris que cette exposition et son catalogue sont des manifestes de cet « Alt-Neu-Kunst », « Art Ancien-Nouveau » dont Garouste devient le chef de file. Dans la dernière salle, l’impressionnant triptyque, Le Banquet, évocation des Noces de Cana du Tintoret, « représente la quintessence et l’aboutissement de la recherche du peintre », comme l’écrit Marc-Alain Ouaknin.
Tout l’art de Garouste fait entendre à la fois une mélopée, une mélodie d’amour et de ferveur, en même temps qu’un chant de fureur, de surrection ou de grâce, portés par une soif insatiable des grands textes de l’humanité et aujourd’hui de la Bible. Peut-être qu’un jour, Garouste nous offrira-t-il sa vision du Cantique des cantiques, que Rabbi Akiba nommait « le Saint des Saints », l’un des poèmes d’amour humain et surnaturel les plus purs que l’homme ait écrit.
Exposition Gérard Garouste, du 7 septembre 2022 au 2 janv. 2023, au Musée National d’Art Moderne, Centre Pompidou à Paris.
© Michaël de Saint Cheron
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