Ce portrait, joliment construit en figures de danse, d’une femme animée d’un courage ardent, revient toujours et encore au point de départ : une vie qui commence avec l’amour, l’amour des parents pour leurs enfants, treize en tout, pour le pays d’accueil et, on le ressent, pour la vie elle-même. Un amour qui comble le manque total de confort matériel, un amour ancré dans une tradition culturelle et religieuse soulagée, j’ose dire, par une ouverture d’esprit bienveillant. Nichée dans ce berceau confectionné par des parents très dignes, la petite Zohra, septième de la fratrie et la première née en France, a trouvé une espace de liberté propice au développement d’une intelligence fine et de saines intuitions.
Ce n’était pas gagné d’avance. Une tout autre histoire aurait pu se tramer à partir des données crues. Saada, la mère de Zohra, mariée à l’âge de 15 ans à son cousin, M’hamed, reste en Algérie quand son jeune mari part travailler en France. Il revient une fois par an et fait connaissance de l’enfant conçu lors de la visite précédente. Au bout de deux décennies, il décide de faire venir sa famille en France, les installant dans la précarité des bidonvilles et, après un passage par un HLM, dans un pavillon sans eau chaude, sans chauffage, qu’il achète dans un quartier pauvre mais pas misérable de Thiais. La famille y vit à l’étroit, les enfants cherchant au hasard de la nuit un bout de lit où poser leur sommeil. Sales, mais aimés, musulmans mais tolérants, démunis mais profondément reconnaissants à la France qui leur fait une place, une petite place munie, tout de même, de portes et des fenêtres.
Zohra, à l’âge de huit ans, trace son avenir. Elle ressent profondément que c’est par son intelligence et la confiance inspirée par l’amour parental qu’elle s’en sortira. Intuition jamais démentie, qu’elle s’efforce de transmettre, tout au long de sa carrière, de tout son engagement politique et de toute la force de sa voix amplifiée par ces réseaux sociaux qui font tant de mal et qu’elle sait utilise pour faire le bien. Zohra Bitan, c’est une voix populaire, point populiste. Le courage à toute épreuve mais, et c’est extrêmement important, un courage lucide, chevillé au concret et appliqué avec une force de conviction qui ne tremble pas.
Zohra aime la France « … pas pour ce qu’elle donne, mais pour ce qu’elle est : avant tout une terre de liberté. Liberté d’être soi, d’être égale aux garçons, de décider ce qu’on veut être ». La jeune femme se construit avec maintes astuces, apprenant à naviguer dans le va-et-vient entre deux mondes : le douar chez elle, la France de l’autre côté du portail. Tout en se libérant des contraints de leurs origines, Zohra maintient son admiration pour sa mère, illettrée mais riche d’esprit et son père, respecté comme un sage dans la communauté et au-delà. Frère Jérôme, un curé connu en Algérie par les parents et retrouvé à Thiais, venait chaque dimanche « refaire le monde » avec M’hamed. Zohra gardera, tout au long de sa vie, la loyauté envers une famille qui ne l’a pas empêchée de saisir les chances de la liberté à la française. Mais l’honneur rendu à la famille, les tendres souvenirs de son enfance, ne s’étendent point à l’Algérie qu’elle connaît à peine et n’a pas envie de revoir. Ce qu’elle ne supporte pas dans l’islam, dans le milieu maghrébin, c’est « d’avoir toujours à rendre des comptes ». Devenue mère de famille, Zohra remet au plus tard possible la visite de ses fils en Algérie, à laquelle elle finit par consentir avec réticences et moult recommandations de prudence.
Avec une énergie féroce et le soutien des voisins, des amis, des collègues de toutes origines, Zohra remplissait petit à petit les cases vides, maîtrisait peu à peu les codes, s’épanouissait, se réjouissait des défis comme des plaisirs. Munie d’un BTS de secrétariat, Zohra trouve sa place dans la fonction publique territoriale. Lorsqu’il s’agit de travaux pratiques au sein des structures et des institutions, elle butte sur le clientélisme des partis (surtout mais pas exclusivement de gauche), les habitudes, les rivalités et les lacunes dans sa propre compréhension des rouages. Devant les obstacles, les déceptions et les échecs, Zohra gueule, mais accepte de se remettre en question et d’adapter sa stratégie, sans jamais compromettre ses valeurs. Tout le long de son parcours, depuis sa vie d’écolière mal fagotée et sale devant les épreuves diverses et variées, elle a toujours trouvé des amis accueillants et sans préjugés. Eh oui, sale, car avec la meilleure volonté du monde, sa mère n’avait pas les moyens d’offrir aux enfants plus qu’un bain par semaine.
Liliane Messika, l’auteur de cette biographie passionnante, manie par ailleurs une plume multitâche, tour à tout acerbe, pédagogue, drôle, désabusée, tendre ou bruyante. Ici, elle met à la disposition de son sujet un style discret qui lui laisse toute la lumière. Au lieu de corseter la biographie dans une structure chronologique ou thématique rigide, Liliane brosse un portrait vivant de Zohra, qui se dessine comme le dévoilement du récit d’une amie de longue date. On en découvre les diverses facettes par pans et dans un désordre intriguant de la vie : en tête à tête, en compagnie, à travers les souvenirs des proches et par ses publications et interventions dans les médias. Par un travail généreux d’exploration et de composition, la biographe agile réalise un merveilleux tissage de motifs qui émergent, disparaissent pour revenir plus nets, se nouant et se dénouent, se raffinant sans jamais perdre leurs lignes de force …
L’un de ces leitmotivs est l’amour de la France, ses paysages, sa culture, sa devise « liberté, égalité, fraternité » et la reconnaissance, transmise par ses parents, pour l’accueil offert, même si le point de départ est une place tout en bas de l’échelle. Pas de déclinisme pour Zora ! Pas de détermination, non plus, à restaurer ce paysage dans sa pureté originelle en le vidant de ses immigrés. Elle milite pour l’intégration, pour l’inclusion par l’adhésion aux valeurs élevées de la République, sans renier les origines et les particularités. C’est le message qu’elle met en pratique dans ses fonctions auprès d’une jeunesse livrée aux influences néfastes : la gauche clientéliste, le récit revanchard, le long bras des pays d’origine, les indigénistes, les grands frères, la racaille, la drogue, les barbus. Zohra se dévoue à les délivrer. Elle les inspire à chercher la lumière de la liberté, à assumer leurs responsabilités, à avoir confiance en eux-mêmes, à profiter de la chance ouverte à tous ceux qui font l’effort de se développer, se discipliner, s’appliquer et réussir.
Touchée profondément par la découverte, à l’âge de 8 ans, de la Shoah, Zohra a développé un rapport privilégié avec le judaïsme. Pas de concurrence des mémoires, non ! Elle est impressionnée par le Juif, quelqu’un qui dépasse les obstacles, les persécutions, les massacres et rebondit, se construit, se respecte, valorise le travail et l’étude. Sa découverte d’Israël, en 2018, confirme tout ce qu’elle avait appris sur les valeurs juives.
Quand elle était tombée follement amoureuse d’un « Bibi » présenté par un ami, elle ne se doutait pas qu’elle franchissait un interdit soutenu, vraisemblablement, par ses parents, pourtant tolérants et ouverts à tous. Déjà arrivée au point de non-retour sur le plan sentimental, Zohra observe, par hasard, une étoile de David chez son Yves Bitan chéri et se rend compte (ou se permet de reconnaître) que l’homme de sa vie est juif. Un Juif qui connaît mieux les 400 coups que les 613 mitzvot, un gars de la banlieue qui ne sait pas grand-chose de sa tradition, ne pratique pas du tout et accepte sans rechigner de se convertir à l’islam pour leur mariage. Le mariage dure depuis plus de 38 ans et qui résiste à toute épreuve, dont la maladie, le HIV, terrible rebond des erreurs de jeunesse, la drogue.
Choquée par l’avalanche de menaces de torture, de mutilation, de mort versés sur Mila qui avait osé insulter l’islam, Zohra Bitan a publié chez SERAMIS en mars 2020 #JeSuisMila #JeSuisCharlie #NousSommesLaRépublique: 50 personnalités s’expriment sur la laïcité et la liberté d’expression (j’y ai participé). Manque de pot, la pandémie frappe Paris à la veille de la présentation de l’ouvrage à la presse et le confinement, la fermeture des librairies et tutti quanti ont fini par nuire à son impact.
Mais le pire était à venir. D’abord Zohra est terrassée par un covid sévère et de longue durée. Puis, comme si ça ne suffisait pas, on lui trouve pas un mais trois cancers : du pancréas et des deux seins. Le cancer, un adversaire pire que la politique, plus dur que la sociologie, plus cruel que tout échec d’ordre professionnel ou militant, la maladie qui te terrorise et menace de te foutre hors du monde des vivants. Le traitement est radical, affligeant, insupportable mais elle assume, elle gère, elle s’entoure et elle s’en sort … à peu près. Malmenée mais pas vaincue.
Attachés, le long des pages de ce très beau texte, à une femme admirable, touchante, lumineuse, affectueuse, drôle et intègre, introduits dans l’histoire de cette vie exemplaire qui porte haut l’espoir pour notre société, on ne peut pas s’empêcher de souffrir avec ses souffrances, de s’inquiéter, de lui souhaiter, du fond du cœur, bonne santé.
L’ouvrage se termine sur la réalité terne des élections présidentielles et législatives, qui me rappelle le merveilleux livre de P. D. Eastman, “Are you my motter?” Un oisillon égaré demande à chaque animal qui croise son chemin, « Alors, c’est toi ma maman » ? Zohra cherche en vain le parti, les candidats à la hauteur de ses attentes. Qu’à cela ne tienne. La jeune femme qui faisait le mur du bled transposé à Thiais pour s’amuser à la française, porter des minijupes, danser dans les surboums, ne s’arrêtera pas devant une petite déception électorale. L’chaim !
Zohra Bitan une Grande Gueule made in France. Liliane Messika. Editions Jean-Cyrile Godefroy
© Nidra Poller
Une sacré bonne femme 👍