Gérard Kleczewski. « Le Cœur ne cède pas » de Grégoire Bouillier, un grand roman !

Soyons honnête et précis d’emblée : j’ai connu Grégoire Bouillier, l’auteur du livre « Le cœur ne cède pas » (dans toutes les sélections des prix d’automne dont le Prix Goncourt) il y a plus d’un quart de siècle. 
J’étais alors journaliste dans un magazine consacré à l’informatique et aux nouvelles technologies. Il était notre secrétaire de rédaction et correcteur bienveillant, transformant le moindre article, écrit parfois « avec les pieds » ou « tiré à la ligne » en petite perle aussitôt accrochée au collier (euh, plutôt le chemin de fer) de notre magazine. 

Peu à l’aise au départ dans le secteur de la presse, que je découvrais après avoir été formateur, professeur et consultant, je trouvais dans cet homme brillant et « camusien », qui me battait régulièrement aux échecs – moi qui me croyais être un bon joueur – un être attachant et d’une finesse rare. Nos chemins s’éloignèrent ensuite, mais j’ai toujours conservé avec lui un lien d’amitié, même ténu, en tout cas distant…  

Cela étant dit et avoué, je peux maintenant parler de son dernier livre. Le sixième d’une bibliographie qui s’est épaissie au fil des ans. Bouillier, alias Baltimore ou B.More  (être plus) le narrateur du livre, je l’avais déjà lu au tout début de sa carrière d’écrivain, si je peux dire. Il y a vingt ans exactement. Avec « Rapport sur moi », paru aux éditions Allia. Il avait obtenu, grâce à ce court roman à l’écriture au scalpel et au fond autobiographique, le prix de Florence… euh, de Flore (ceux qui liront le livre comprendront mon clin d’œil). 
Un prix de Flore qui doit son nom au café mythique du Boulevard Saint-Germain. Celui-là même où Sartre et Beauvoir avaient leur rond de serviette et où le petit noir coûte au bas mot cinq euros… C’est dire si, déjà, il promettait beaucoup et si son talent d’écriture, pourtant encore en devenir, était déjà indéniable ! 

Je le confesse ici, j’ai commencé à lire ce livre seul chez moi, le ventre tenaillé par la faim – j’étais en plein jeûne de Kippour. Et lire « Le cœur ne cède pas », seul et en ayant faim, a quelque chose de vertigineux, eût égard au sujet et à l’intrigue du roman dont je vais vous parler… 
J’ai aussi lu ce livre quelques jours après avoir vu sur Netflix le film « la vie très privée de Monsieur Sim », sorti en 2015, avec le regretté Jean-Pierre Bacri, d’après le livre de Jonathan Coe. Et là encore, les parallèles entre les deux histoires s’avèrent vertigineux et saisissants… 

Un fait divers, disent-ils… 

Au départ, il y a un fait divers (mais qui a lieu en plein été 1985) : une femme, nommée Marcelle Pichon, mariée deux fois et divorcée de longue date, s’est imposé un jeûne volontaire de 45 jours à l’issue duquel elle est morte, seule, dans son appartement du 18ème arrondissement de Paris. Plus singulier : elle a tenu, dans un cahier d’écolier, le journal précis et lapidaire de son agonie. Et pire encore : ça n’est que dix mois plus tard que son corps a été découvert. Personne, pas même ses deux enfants, n’avait su ce qui se passait rue Championnet, pour cette ex-mannequin d’un grand couturier (Jacques Fath). 
Enfin c’est ce que l’on croit savoir au début du roman…  

Bouillier entend parler pour la première fois de cette histoire vraie dans une émission de radio. En 2018, elle remonte à la surface, car il n’a rien oublié de l’émotion qu’il avait alors ressenti. Et le voilà se lancer dans une quête, dans une enquête, pour tenter de comprendre, sans relâche, jusqu’au vertige, même en pleine pandémie de Covid-19, comment et surtout pourquoi tout ceci a pu avoir lieu… 

Accompagné d’une Penny, dont le prénom d’origine Grecque signifie « tisserande », jeune femme aussi drôle que sarcastique, le détective auto-entrepreneur improvisé, patient et résolu Baltimore, double assez saisissant de Bouillier, part donc, trente ans après les faits, avec « celle-ci », dans la recherche impérieuse d’une vérité qui semble se dérober à lui mais qui rebondit sans cesse. 

Une vérité protéiforme qui ne s’offre pas facilement. D’autant qu’à l’origine les médias – qui s’en étonnera dans ces colonnes ? – ont si mal traité les faits… D’autant aussi que la famille, absente auprès de Marcelle, pendant toute son agonie et au-delà, aurait bien voulu la cacher aux yeux du monde…  

Comment vous dire la jubilation qu’il y a à lire ce roman épais (900 pages) ? 
Il y a de l’érudition à chaque page. Une richesse historique, culturelle, sociologique… qui inspire admiration et respect. Il y a de l’humour partout, même dans les pages les plus dramatiques… surtout dans les pages les plus dramatiques. Comme une envie de l’écrivain de déjouer le sordide de ce fait que d’aucuns appellent donc « divers » mais qui a tout d’un drame singulier et inexpugnable. Un humour qui abonde donc, jusque dans les épigraphes précédant chaque chapitre. Des épigraphes dont Bouillier-Baltimore imagine, un court laps de temps, qu’elles puissent composer à elles seules un ouvrage dont toutes les pages seraient par ailleurs vides de tout autre mot…  

Le jeu du Roi 

Grégoire Bouillier joue avec les lecteurs. Il joue littéralement. Au point par exemple d’ajouter une parenthèse, en apparence incongrue, au début d’un chapitre – on pense qu’il s’agit d’une coquille – pour achever ledit chapitre par ces mots « fermons la parenthèse » … suivis d’une parenthèse fermée. 
Il joue aussi avec nous quand il nous annonce au début du chapitre 45 qu’au détour de la page 97, il a volontairement éliminé le chapitre 11, passant directement du chapitre 10 au chapitre 12… Il sait pertinemment, le bougre, qu’aucun de ses lecteurs, sauf ceux qui auraient été, comme il le dit, particulièrement attentifs et auraient peut-être songé à une bourde de relecture chez Flammarion, ne pourraient à ce stade poursuivre la lecture sans vérifier les faits et s’apercevoir de l’espièglerie de l’auteur. Une espièglerie signifiante et malgré tout utile à la manifestation de la vérité… Sacré Grégoire !  

Original aussi ce renvoi régulier de Bouillier aux pièces à conviction de la vie et de la fin (la faim ?) de Marcelle Pichon. S’il publie en effet directement au cœur de l’ouvrage un certain nombre de documents en noir et blanc, l’ensemble des pièces à conviction de l’enquête (photos, arbre généalogique, etc.) est disponible sur un site Internet dédié à l’adresse LeCoeurNeCedePas.com. Brillante et séduisante idée ! 
Notons au passage, que l’auteur a même obtenu d’un génie du dessin (Fabrice Caro, dit Fabcaro) la reproduction, on serait tenté de dire « à l’aveugle », d’une photo du couple formé par Marcelle et un certain Paul ; mais ne divulgâchons pas… Ce serait dommage !  

Bouillier n’est définitivement pas le commun des mortels. C’est un grand écrivain qui n’a pas encore la notoriété qu’il mérite ! Oui, je sais, compte tenu de ce que j’ai dit au début, on me rétorquera que je ne suis pas très objectif. Et on aura raison. Nonobstant, je ne sais pas si le jury du Prix Goncourt, ou de l’un des autres prix pour lesquels « Le cœur ne cède pas » est sélectionné, aura la bonne idée de le couronner le 3 novembre prochain. Ce que je sais, c’est que si je faisais partie de ce jury, présidé par Didier Decoin, je voterais sans hésiter pour lui ! Et deux fois même, si le bourrage d’urne passait inaperçu… 

Vous l’avez compris, ce livre est un coup de cœur. D’un cœur qui a cédé, de bonheur cette fois, à la lecture du livre de Grégoire Bouillier vraiment foisonnant, absolument magnifique, infiniment jubilatoire !   

© Gérard KLECZEWSKI

« Le cœur ne cède pas », de Grégoire Bouillier. Editions Flammarion. 912 pages. 26€. Epub : 17,99€. Paru le 31 août 2022. ISBN-13 : 978-2080247377. 

Gérard Kleczewski est Citoyen et Journaliste

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