En cette veille de Yom Kippour, je m’étais attardé dans le service. Affecté depuis quelques mois comme médecin, dans le cadre de la coopération scientifique, en soins palliatifs à l’Hôpital St Louis de Jérusalem, je m’étais assez bien intégré dans la curieuse mosaïque des soignants et des soignés. Malades en fin de vie, de toutes religions. Personnel soignant composé de volontaires étrangers venus de tous les pays, infirmiers gazaouis, médecin-chef israélien, ancien enfant caché pendant l’Occupation en France.
Un hôpital aux grilles bleues faisant face aux murailles de la Vieille Ville, à l’intersection de la rue des Tribus d’Israël, qui remonte vers le quartier orthodoxe de Méa Shéarim, et de la rue Saladin qui descend vers la ville arabe.
L’hôpital était géré par les Sœurs de la Congrégation de St Joseph de l’Apparition. Les sœurs résidaient dans le couvent à l’arrière de l’hôpital.
J’avais écrit mes dernières prescriptions et donné mes dernières instructions à Sœur Christina, l’infirmière-chef, une nonne irlandaise au caractère bien trempé: “Appelez-moi, en cas de problème demain, je viendrai”.
Et cette catholique fervente m’avait répondu : “N’ayez crainte, Docteur, Yom Kippour, Dieu suspend son jugement jusqu’à la fin de la journée, je n’aurais pas à vous appeler”.
Dans la dernière chambre, j’avais surpris Moyshe, un rescapé de la Shoah d’origine hongroise, plaisanter en yiddish avec une volontaire allemande qui avait l’air de le comprendre. Plusieurs infirmières allemandes venaient travailler bénévolement à l’hôpital. Comme si elles voulaient expier les crimes de leurs aînés. Moyshe semblait gêné que je puisse le soupçonner de pactiser avec l’ennemi. Il m’avait vite dit, en hébreu : “Doktor Daniel, je lui raconte l’ambiance dans mon village en Hongrie, la veille de Yom Kippour, avant le khurbeyn”. “Khurbeyn ?” “L’extermination, Doktor… La Shoah”. Et puis il avait agité son doigt : “Je vous raconterai aussi Doktor… Mais vous savez, en hébreu ça n’a pas le même taam, la même saveur…”
Je pense qu’il aurait aimé que je lui souhaite “A git your Moyshe”, Mais à l’époque j’ignorais ces mots, j’ignorais le yiddish. Et je n’ai même pas osé lui souhaiter חתימה טובה, une bonne signature en bas du Livre, car je savais qu’il était en fin de vie. J’ai vaguement bredouillé qu’il ne devait pas jeûner le lendemain. “Je sais Doktor ! Mon diabète ça ne va pas…”
Lui m’a souhaité d’être inscrit dans le Livre des vivants l’année prochaine…
Je suis rentré chez moi. Les rues étaient déjà désertes. Les magasins étaient tous fermés. Le temps était comme suspendu. Sœur Christina avait raison. Le Ciel peut bien attendre.
© Daniel Sarfati
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