Un documentaire issu d’un film de famille ressuscite la vie avant la Shoah
Sorti le 19 août, le film « Three Minutes – A Lengthening », de la cinéaste néerlandaise Bianca Stigter, examine en profondeur les images d’une ville polonaise avant la Shoah
NEW YORK — En 1938, David Kurtz, Juif d’origine polonaise arrivé aux États-Unis enfant, emmène sa femme faire un « grand tour » d’Europe.
Homme d’affaires prospère, il promène avec lui une caméra flambant neuve.
Entre deux destinations phares, comme Paris et Rome, il se rend à Nasielsk, le petit village où il a grandi. Nasielsk compte alors une population juive importante (plus de 40 % de la ville) et une communauté florissante. Le jour de son passage, les curieux sortent en nombre, heureux de se montrer devant la caméra.
Kurtz tourne un peu plus de trois minutes d’images : il tente de filmer les endroits qui lui rappellent sa jeunesse, mais les curieux – heureusement, rétrospectivement – se mettent en travers de son chemin. Ensuite, il boucle ses valises et rallie sa prochaine destination. Le film restera oublié pendant des dizaines d’années.
Ce dont Kurtz n’a jamais eu conscience, c’est qu’il avait immortalisé sur la pellicule les derniers moments de ce qui était alors une vie juive florissante dans cette partie du monde.
Quelques mois plus tard, les Juifs de Nasielsk étaient rassemblés, envoyés dans des ghettos et, finalement, dans des camps d’extermination. Très peu ont survécu à la guerre.
Des dizaines d’années plus tard, le petit-fils de Kurtz, Glenn Kurtz, auteur new-yorkais, retrouve le film et le fait restaurer. (Et juste à temps, car il était presque irréparable.)
Il le confie au United States Holocaust Memorial Museum. Un jour, une femme le visionne sur le site Web du mémorial et reconnaît son grand-père. Au fil du temps, des visages que l’on croyait perdus dans les cendres de l’Histoire reviennent en mémoire. Glenn Kurtz écrit un livre sur cette expérience, « Trois minutes en Pologne, ou comment un film familial tourné en 1938 permet de redécouvrir un monde perdu ».
Un jour, sur Facebook, la critique et productrice de cinéma néerlandaise Bianca Stigter apprend l’existence de cette histoire.
Son nouveau film, « Three Minutes – A Lengthening » n’est pas à proprement parler une adaptation du livre de Kurtz sur la redécouverte d’une histoire perdue. C’est plutôt une étude de sa propre étude.
Bien introduite dans le monde de l’art (son mari, Steve McQueen, est le réalisateur oscarisé de « 12 Years a Slave » et aussi un artiste visuel accompli), Stigter s’est affranchie du cadre classique des films documentaires.
D’une durée de 70 minutes, son film est pourtant à 99,9 % composé des trois minutes de film original. Dans un premier temps, il est diffusé dans sa totalité, sans coupe, puis passé en arrière et en avant, arrêté, explosé, refiltré, découpé et étiré. La bande-son mêle interviews, sources primaires et un récit de la main de Stigter – raconté par l’actrice Helena Bonham Carter –, mélange d’explications et de considérations philosophiques.
Au-delà de la résonance historique et émotionnelle de l’histoire, « Three Minutes – A Lengthening » est une analyse fascinante de la perception des choses. Le film est sorti le 19 août à New York et Los Angeles.
J’ai eu la chance de m’entretenir via Zoom avec Stigter, alors à Amsterdam. Notre échange a été réécrit dans un souci de clarté.
Le Times of Israel : Je suis allé voir ce film en sachant très peu de choses, et après quelques minutes, je me suis dit, eh bien, elle ose – nous n’allons voir que les « trois minutes ». Il y a un récit audio, mais le film est un support visuel, avec ses limites. Était-ce votre intention dès le début de faire un film de cette nature, ou est-ce que cela s’est imposé progressivement, en travaillant ?
Bianca Stigter : J’ai eu l’idée dès que j’ai vu les images, qui sont toujours disponibles sur le site Web du United States Holocaust Memorial Museum. Elles m’ont fascinée.
C’est fantastique que nous ayons ces trois minutes, mais elles passent tellement vite. Alors je me suis dit : « Ne serait-ce pas génial de garder ce passé dans notre présent un peu plus longtemps ? » C’est le point de départ de tout le projet.
L’idée est de voyager dans le temps à cet endroit, mais aussi de créer un mémorial pour ceux qui y ont vécu.
Il y a une vraie volonté immersive, aussi. Quels sont vos modèles ?
La première fois que je me suis dit que l’on pouvait faire quelque chose avec le cinéma et le temps, c’était en voyant le travail de l’artiste britannique Douglas Gordon, et son « 24 Hour Psycho » dans les années 1990. Cela consistait à passer le film « Psycho » dans une galerie d’art, mais au ralenti : résultat, il fallait 24 heures pour visionner l’intégralité du film. Pour moi, c’est un pur chef-d’œuvre.
Il y a aussi le film surréaliste américain « Rose Hobart » [de Joseph Cornell, de 1936]. Le film a été découpé pour ne laisser que les parties où l’actrice, Rose Hobart, apparaît.
Je ne sais pas si ce sont des sources d’inspiration directes, mais elles m’ont amenée à penser qu’il est possible de faire les choses différemment.Villageois de Nasielsk, en Pologne, en 1938, qui apparaissent dans « Three Minutes – A Lengthening » de Bianca Stigter (Image reproduite avec l’aimable autorisation de Family Affair Films, © US Holocaust Memorial Museum)
Quelle partie de « 24 Hour Psycho » avez-vous réellement regardé dans la galerie ?
J’y suis allé deux fois pour des durées de 30 minutes.
Je serais curieux de savoir s’il y avait beaucoup de monde pour la scène de la douche ?
C’est possible.
Votre film guide le spectateur à travers plusieurs étapes logiques. Et, évidemment, c’est un film tragique et bouleversant, mais il y a des étirements qui sont amusants ! Le long plan sur l’enseigne, au-dessus de la boutique, par exemple, donne une atmosphère mystérieuse.
Nous avons commencé le travail avec le livre de Glenn Kurtz, qui avait fait l’essentiel des recherches. L’enseigne au-dessus du magasin dit « Grocery Store » [épicerie] en polonais : nous nous doutions que la ligne en dessous donnerait le nom du propriétaire. Mais c’était extrêmement difficile à déchiffrer, même au microscope.
À l’origine, c’était, pour moi, caractéristique de la manière dont on veut comprendre les choses. Même un enregistrement, un film a des limites. Même en zoomant, on ne peut aller au-delà de ces limites !
Lorsque nous nous sommes rendus en Pologne, je me suis adjoint les services d’une remarquable chercheuse, et lui ai demandé de se pencher sur certains détails. Elle a été incroyable, examinant lettres, ombres et leur possible signification. Elle les a ensuite comparées à des enregistrements de la même époque.
Par chance, nous avons pu nous entretenir avec M. Chandler, un survivant. Quand nous lui avons demandé si nous avions deviné le nom qui se cachait sur l’enseigne, il a répondu : « Oui, exactement. » Nous avons eu de la chance d’avoir un témoin oculaire et d’avoir bénéficié des conseils de quelqu’un d’aussi expert.Villageois de Nasielsk, en Pologne, en 1938, qui apparaissent dans « Three Minutes – A Lengthening » de Bianca Stigter (Image reproduite avec l’aimable autorisation de Family Affair Films, © US Holocaust Memorial Museum)
Je sais que vous êtes tombée sur cette histoire sur Facebook, de manière fortuite. Tout est finalement histoire de rencontres fortuites, comme lorsque la petite-fille de M. Chandler a visionné la vidéo en ligne et reconnu le sourire de son grand-père.
Oui, reconnaître son grand-père dans le visage d’un enfant de 13 ans est un exploit. Cette histoire est émaillée de tant de rebondissements et de rencontres inattendues. La séquence originale elle-même, trouvée en Floride, était assez détériorée. Si Glenn Kurtz avait attendu ne serait-ce qu’un mois de plus, la restauration n’aurait sans doute plus été possible. Tout est si fragile.
Est-ce que travailler là-dessus vous a rendu plus à l’écoute des rencontres fortuites ?
Ce à quoi je n’arrêtais pas de penser, c’était au pouvoir du film et de la photographie. Cela ouvre une relation radicalement différente à la réalité, qu’un tableau, par exemple, ne permet pas.
Evidemment, notre rapport aux images n’est plus le même qu’avant. Elles ne sont plus rares, et il est si facile de les changer voire de les simuler ! Ici, nous avons quelque chose d’authentique, sans filtre. Ce n’est pas de la propagande, et ce n’est pas artistique non plus. C’est touristique, peut-être, parce qu’il n’y avait plus de lien entre ce lieu et l’homme qui l’a filmé à l’âge adulte, après avoir passé la majeure partie de sa vie en Amérique. C’est sans doute la raison pour laquelle le film existe encore : il était loin de l’Europe en guerre.
J’adore la toute dernière seconde du film. Il ne s’agit pas à proprement parler d’une seconde, mais d’1/24e de seconde. Vous laissez entrevoir, le temps d’un flash, ce qui suit sur la bobine de Kurtz, une image de son voyage, qui se poursuit. C’est une image agréable, mais elle m’a incroyablement ému. Nous savons, avec notre regard contemporain, les horreurs sur le point d’arriver à ces gens, mais lui a juste continué sa vie, inconscient.
Oui, la vie a continué pour lui. Il a filmé trois minutes, avant de filmer autre chose. En regardant ce film, nous sommes [elle claque des doigts] ramenés à la réalité.
C’est peut-être bizarre, mais je pense que le flash est ma partie préférée du film. J’ai trouvé ça vraiment émouvant.
Vous êtes le premier à le mentionner.
Vous avez présenté le film dans les festivals, quelles ont été les réactions les plus étonnantes ?
Tout cela est inattendu ; c’est mon premier film. Vous pensez peut-être que quelque chose est bon, mais vous ne savez jamais comment les autres vont réagir. Mais cela se passe plutôt bien, y compris dans des endroits auxquels vous ne vous attendez peut-être pas, comme Taïwan ou l’Indonésie. Cela m’a fait du bien, car cela signifie que cela touche des personnes sans liens immédiats avec cette histoire, qui résonne encore.
Comment s’organise la sensibilisation à la Shoah à Amsterdam, et aux Pays-Bas en général, en ce moment ?
Il y a beaucoup de bonnes initiatives, mais elles sont parfois un peu tardives. Ce n’est que récemment que nous avons érigé un monument en mémoire des Juifs, Roms et Sintis déportés des Pays-Bas et assassinés. Cela a pris de nombreuses années et il n’a été achevé que l’an dernier.
Après la guerre, il y avait bien peu d’intérêt pour la Shoah. Cela a évolué au fil du temps.
Il y a cet artiste allemand qui fabrique de petites plaques de métal que l’on peut placer devant une maison où quelqu’un a vécu. On en voit de plus en plus à Amsterdam, ce qui est une belle façon de se souvenir des gens.
C’est, pour moi, l’aspect le plus important de mon film. La Shoah a touché des millions de personnes, c’est presque une abstraction. Difficile d’y associer des représentations, des visages. Avec ce film, on voit que c’est arrivé à ces gens. A cet enfant, qui sourit à la caméra. À cet autre, boudeur. À un bébé. Il incarne l’abstraction.
Avez-vous un visage préféré dans le film ? Peut-être même un dont vous ne connaissez pas le nom ?
Oui, mais il serait sans doute inapproprié que je le dise.
Sur quoi travaillez-vous aujourd’hui ?
Pendant que je faisais ce film, j’ai écrit un livre sur Amsterdam pendant la guerre. Pas un livre traditionnel, plutôt un guide qui va de rue en rue, parfois de maison en maison, ou même d’étage en étage, et raconte ce qui s’y est passé pendant la guerre.
Anne Frank s’y est cachée, bien sûr, mais beaucoup d’autres ont aussi vécu dans la clandestinité. Le livre explique où ils étaient, où ont eu lieu les rafles, quelles écoles accueillaient les soldats allemands, où se trouvaient les quartiers généraux, les soupes populaires pendant « l’hiver de la faim », tout cela. Et où étaient entassés les corps quand ils ne pouvaient plus être enterrés.
Le livre est disponible en néerlandais, mais il est en cours d’adaptation pour en faire un film qui, lui, sera en anglais.
Si vous avez des racines à Amsterdam, cela concerne également votre propre famille.
Ma mère et sa famille figurent dans le livre, à l’une des adresses. Mon grand-père était légèrement impliqué dans la Résistance et, pour une raison ou une autre, les Allemands l’ont emmené à Dachau.
C’est un projet incroyable. C’est quelque chose qui, vu des Etats-Unis, est rare : une ville avec une histoire pareille.
À Amsterdam, les bâtiments datent du 17e siècle. Avec la beauté des canaux, on ne pense pas tout de suite à la guerre. Mais c’est finalement toujours présent, quelque part. Rien n’a changé. Si on en a conscience, cela donne une sensation très étrange.
Et c’est la même chose à Nasielsk : on le voit bien dans « Three Minutes ». La synagogue n’est plus là, et les pierres ont toutes été prises dans le cimetière juif, mais les bâtiments d’origine sont tels qu’ils étaient quand M. Chandler était là.
© Interview de Bianca Stiger menée par Jordan Hoffman pour TOI
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