Edith Ochs. Le grand rabbin Alain Goldmann : souvenirs en vrac

Le 14 septembre, le grand rabbin Alain Goldmann aurait célébré ses 91 ans, fêté par tous les siens. Le 14 septembre « de l’année civile », par opposition à notre calendrier religieux, précisait-il. « Ton vieil ami a un an de plus », me disait-il, et je répondais : « Fais attention à toi ». Et lui, en riant : « T’inquiète, les Polaks comme nous, c’est solide. J’irai jusqu’à 100 ans ».  

D’autres écriront un jour sa biographie. Dans un texte qu’il a écrit, il évoque brièvement les « petits voyous de l’école de Strasbourg [qui] se moquaient de [lui] parce [qu’il] était juif ». En revanche, il s’attarde longuement, et presque joyeusement malgré la peur de ses parents, sur les années de guerre qu’il a passées à Bergerac. « A dix-onze ans, dit-il, je parcourais jusqu’à 50 kilomètres en vélo » pour acheter chez des paysans des légumes, du lait, parfois même de la viande cachère. Cela nourrissait la famille (il était l’aîné de quatre enfants) et aidait leurs voisins, les Singmann, dont 50 ans après, il se souvient parfaitement. 

A vrai dire, Alain Goldmann n’oubliait personne. Il avait une mémoire phénoménale, une véritable bibliothèque humaine où vivaient tous ceux qu’il avait croisés.

Dans ce texte, il évoque aussi ses années de formation de typographe, qui lui ont permis d’obtenir son certificat professionnel, se félicitant de ces années de travail manuel : « Remarquons au passage, dit-il, que les Sages du Talmud avaient presque tous des métiers manuels leur permettant d’assurer leur subsistance ».

A ses souvenirs écrits s’ajoutent ceux de nos échanges. Car si les questions m’appartiennent, ses réponses ne m’appartiennent pas.

Un divorce, deux épreuves, et le guett

Pour ceux qui en auraient douté, disons-le : les Juifs sont comme tout le monde. Alors comme dans l’ensemble de la population, un mariage juif sur trois se termine par un divorce.  

Mais il y a divorce civil et divorce religieux, comme il y a mariage civil et mariage religieux. La loi républicaine ne transige pas : les futurs époux doivent passer d’abord devant Monsieur le maire (ou son adjoint) avant de procéder à une cérémonie religieuse selon son choix. 

On peut festoyer après.

En France, le divorce par consentement mutuel est possible depuis juillet 1975, et peut être réglé par les avocats des parties depuis 2017.

 Evidemment s’il y a eu mariage religieux, l’Etat n’a pas à s’en mêler.

Dans le judaïsme, la femme doit avoir le consentement écrit de son mari pour se remarier, et ce certificat est authentifié par le rabbin : cela s’appelle le guett. Pour divorcer, les deux conjoints doivent donner leur accord au rabbin qui leur accordera le guett. Sans le guett, une femme est toujours liée à son mari et ne peut se remarier, alors que lui-même peut convoler sans attendre. « Tu dois demander le guett à ton mari, avait dit le rabbin Goldmann à  Sabine, qu’il avait mariée dix ans plus tôt et qui sortait d’un divorce à l’amiable qui avait tenu du parcours du combattant. Non, répondit celle-ci, je ne veux plus avoir affaire à lui. Il le faut, insista-t-il, sinon tu ne pourras pas te remarier.  Je ne veux pas me remarier, rétorqua-t-elle, rageuse. Pour moi les hommes c’est fini. Il y eut un silence,  et le rabbin répondit : « Tu n’as pas eu de chance, mais avec le temps, tu changeras d’avis ». 

Il connaissait mieux qu’elle, à l’époque, la situation insupportable des  « agounot », les femmes non divorcées. 

Et il fallait ménager l’avenir, devait-il penser.

Jaloux, possessif et manipulateur

En 2014, Guett – Le Procès de Viviane Amsalem, réalisé par Shlomi et Ronit Elkabetz, a placé le divorce juif au centre de l’attention. Après 20 ans de mariage, une femme se bat pour obtenir le divorce. Trois ans de bataille devant le tribunal rabbinique que son mari, Elisha, manipulateur, fait pencher à son gré. On ne sait si Viviane veut se remarier, mais elle veut surtout reprendre sa liberté, mener sa vie, être délivrée. Or si son mari refuse de rompre le lien,  c’est qu’il ne veut pas renoncer à contrôler la vie de celle qu’il a cru posséder. Pour finir, ultime affirmation du pouvoir patriarcal, il lui arrache la promesse de ne jamais « aller » avec un autre homme et, là-dessus, il lui accorde le précieux document.

Drame du guett, ou jalousie pathologique ? A l’époque, le sujet a fait couler beaucoup d’encre, soulignant le pouvoir exorbitant accordé aux hommes par la loi juive. 

Dans la foulée, en cette année agitée où il fallut élire un nouveau grand-rabbin de France après le départ forcé de Gilles Bernheim, un divorce avait secoué les institutions juives.  Il concernait une jeune femme de 28 ans qui bataillait depuis 5 ans devant la cour rabbinique. Au cours d’une audience secrètement filmée par sa famille, il apparaissait que le tribunal lui accordait le guett en échange de la somme exorbitante réclamée par le mari — 90000 euros, qu’elle ne versera pas au final, compte tenu du scandale. 

Le guett, progrès en vue

Lors d’une de nos rencontres, j’avais bien évidemment évoqué la question avec le grand rabbin Alain Goldmann. « Chez nous, ce n’est pas le pire. Il ne faut pas oublier qu’au moins, le divorce est possible, contrairement à ce qui  se passe chez d’autres ».  Certes… Je pensais alors à un couple d’amis catholiques très pratiquants, qui avaient attendu 20 ans après le mariage à la mairie et de nombreux baptêmes pour célébrer avec faste leur union à l’église, entourés de leurs enfants.

J’insistai, en évoquant le scandale qui éclaboussait la communauté à travers cet enregistrement du grand rabbin de France par intérim, dont la presse faisait ses choux gras, et il me dit en secouant la tête : « A mon avis, il a été piégé ».  Puis il revint à ma question : « En ce qui concerne le guett, je pense qu’on va finir par régler ça sur le modèle de ce qui se passe déjà dans d’autres pays. Par exemple en Israël, une somme est prévue dès le début sur le contrat de mariage, elle est inscrite sur la ketouba, le contrat de mariage. Comme ça, il n’y a pas de problème. On y viendra ici aussi », m’assura-t-il de sa voix tranquille.

En effet, ce type de contrat est devenu monnaie courante en Israël : en même temps que le marié s’engage à nourrir et à honorer sa bien-aimée, il promet de lui verser une somme convenue  en cas de rupture. En revanche aucun règlement financier n’est exigé de la part de l’épouse si elle initie la démarche… ce qu’elle n’est pas censée faire, mais qui sait. Cela donne-t-il un pouvoir supplémentaire à la jeune épouse ? Pour le moment, personne n’a l’air de s’en plaindre. 

« Ça fait bizarre », remarqua le jeune homme après la cérémonie. Il avait l’impression de pouvoir être congédié à la fin de la période d’essai. 

La conversion, une difficile épreuve

Une autre fois, j’ai interrogé mon cher rabbin sur la conversion : « Pourquoi est-ce si difficile ? lui demandai-je. Certains disent que tout est fait pour décourager les bonnes volontés ». Nous avons tous des amies qui ont renoncé à se convertir : « C’est impossible, disent-elles avec hargne. Les rabbins font tout pour que ça ne marche pas ».  « C’est dommage, me dit-il. Il faut s’accrocher, ce n’est pas si dur. Mais on ne peut pas le donner à tout le monde ». Je pensais surtout aux enfants dont les pères sont juifs et pas la mère, et il m’a assuré que pour ceux-ci, les exigences n’étaient pas les mêmes.

Lectures

En 2020, Alain Goldmann me parla à plusieurs reprises du Journal de guerre, 1939-1943, de Paul Morand, que lui avait offert son fils. Toute la presse en parlait : « Paul Morand, pétainiste pressé », s’intitulait l’article de l’historien Laurent Joly  dans Le Monde. « Ne le lis pas, cela te déprimerait trop. Ce type est une ordure ». Il tentait de me protéger comme l’aurait fait mon père, mais paradoxalement, il connaissait ma curiosité et m’en racontait des extraits mélangés à ses souvenirs, sans doute aussi pour soulager le trop-plein de dégoût. Mon ami avait fait partie de ceux auxquels l’écrivain-diplomate, collabo et antisémite dont Gallimard venait de publier le Journal, vouait sa haine, son mépris, son venin mortel.

Mais ce qui mit vraiment mon ami en colère, ce fut le débat organisé entre le grand rabbin Gilles Bernheim et Eric Zemmour en juin 2016 à la grande synagogue de la Victoire. C’est ainsi que j’appris l’événement à venir, qui me laissa sans voix. Que le célèbre auteur à gros tirages s’amuse à manipuler des concepts à contre-courant, on en avait l’habitude. Mais que l’ex-grand-rabbin de France sorte de la discrétion qu’il s’était imposée pour lui donner la réplique, c’était effarant.

Et qui plus est, à la grande synagogue, en présence du grand rabbin Gugenheim et d’autres responsables, ce qui semblait ainsi légitimer qu’on réhabilite Vichy. 

C’en était même humiliant. 

Face à Zemmour, il se peut que Gilles Bernheim ait été brillant, mais qu’importe, à vrai dire ? Ce qui compte, c’est que cette rencontre se soit produite dans ce lieu emblématique entre tous. La soirée attira un nombreux public, curieux d’entendre jongler l’auteur à succès, et sans doute désireux de revoir le grand rabbin Bernheim, qui avait exercé longtemps à la Victoire. 

Sous son apparente bonhomie, Alain Goldmann ne pouvait accepter qu’on piétine ainsi la mémoire des morts et celle des vivants. Il avait vécu toute cette période, il en était un des témoins, avant de recueillir, dans ses fonctions de rabbin, tous les témoignages douloureux et les traumatismes des anciens déportés et des survivants des années qui ont suivi. Il savait les effets pernicieux, destructeurs, de ces jeux d’esprit, jeux absurdes, jeux de dupes, qui pouvaient amuser seulement la galerie des intellectuels de salon, les esprits « brillants » qui hantent les plateaux, sans compter les ignorants et ceux qui entendent le rester, négationnistes, révisionnistes et autres haineux.

Ces souvenirs de nos échanges ne sont certes pas les derniers, mais il me semble qu’il aurait aimé que je les partage.   

——-

Encart :

Il est certes désolant qu’Eric Zemmour soit ainsi victime de lui-même, et nous aussi, alors qu’un certain nombre de Juifs désespérés se tournent vers lui faute de pouvoir accorder leur confiance à d’autres. A leurs yeux, il est apparu comme le seul homme « politique » à prendre au sérieux la question de l’antisémitisme qui touche en priorité les milieux défavorisés. 

Le relatif succès de Zemmour est un indice criant du désespoir dans une partie invisible de la population. 

© Edith Ochs

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