Tribune Juive

André Markowicz. « Du moment qu’il n’y a pas la guerre… »

Sur le youtube en russe d’Anton Hardin — un homme dont je ne sais rien, mais qui continue, jour après jour, à présenter la Russie telle qu’elle est, et à qui ses lecteurs envoient régulièrement des videos sur la vie quotidienne en province, — je trouve quelques images d’une vieille dame qui fait les poubelles. Pas les poubelles vraiment, mais elle prend les produits frais que les magasins jettent à cause de la date de péremption (je ne peux pas ne pas dire que je ne l’ai pas vu faire chez nous, ça, et assez souvent…). La femme qui filme lui demande pourquoi elle fait ça. Elle explique qu’elle n’a pas assez de sa retraite — (l’air de constater une évidence). La femme lui demande ce qu’elle pense quand on dit que la Russie est un pays riche : la vieille dame rigole avec un geste d’impuissance et dis « tu parles ». Et puis elle ajoute, très sérieusement : « Mais ça va, du moment qu’il n’y a pas la guerre. » Et elle s’en va.

La video ne dit pas où la scène est tournée, — mais c’est sans doute quelque part en province (je dis ça simplement parce que les videos d’Anton Hardin sont généralement tournées en province), mais la dame ne sait pas que son pays est en guerre. Elle ne le sait pas, parce qu’elle n’a aucun moyen de le savoir, elle. Parce qu’on lui dit, à longueur de journée, que ce n’est pas une guerre, ce qui se passe en Ukraine, mais une « opération militaire spéciale ». Et c’est là que je comprends l’usage poutinien de la langue : tant que ce n’est pas une guerre, ça ne concerne pas la grande masse des gens, — disons, ça ne doit pas les concerner, parce que c’est quelque chose d’annexe. Le fait est que cette opération annexe dure depuis un peu longtemps et qu’on en parle de moins en moins. Oui, de moins en moins en tant qu’ «opération militaire spéciale », et de plus en plus en tant que « guerre » — « guerre contre l’OTAN » (jamais contre l’Ukraine ou les Ukrainiens). Et c’est un autre des acquis de l’offensive qui vient d’avoir lieu : soudain, ce sont les canaux officiels qui se sont mis à parler de guerre, et qui se sont mis à parler d’une défaite possible. Pas d’une défaite possible vraiment, mais, disons d’une victoire contre le monde entier à l’issue de laquelle la Russie en tant que telle risquerait de ne plus exister.

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L’essentiel de la tâche du pouvoir est actuellement de faire comme si il n’y avait pas la guerre. De là, par exemple, les célébrations très fastueuses du 875eme anniversaire de la fondation de Moscou, parce que Poutine a soudain décidé de célébrer cette date. Et il a inauguré avec le maire de Moscou, Sobianine, à grand renfort de télés et de fêtes, avec un grand concert, la plus grande roue du monde — une roue de fête foraine, j’entends, — qui a été baptisée « Le Soleil de Moscou ». Le résultat a été double : les sites officiels ont été envahis de commentaires indignés de Moscovites, qui criaient au scandale (ce qui est très nouveau) : plutôt que de dépenser des dizaines de millions de roubles à des bêtises, mieux valait faire attention à ce qui se passe en Ukraine, où les Russes sont en train de reculer et manquent de tout, disaient les gens. Parce que, en même temps, on a vu passer des collectes officielles pour acheter des équipements aux soldats — ces équipements n’étant pas des armes, mais des habits, des casques, des bottes. Si l’armée n’arrive pas à fournir des bottes à ses soldats, disait les gens, que se passe-t-il ? Et puis, le lendemain de l’inauguration, la grande roue s’est arrêtée : elle est tombée en panne.

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Alors même que le black-out est total (et, réellement, les gens qui utilisent un vpn sont une petite minorité — qui augmente toujours pourtant), les gens, par le ton même, tragique et haineux, des propagandistes, commencent à réaliser qu’il y a quelque chose qui ne va plus du tout.

Parce que leur sujet de préoccupation, ce n’est pas la guerre à l’extérieur, c’est la survie au quotidien chez eux.

Je le répète, la vie dans les provinces russes est une vie d’une dureté radicale, avec des difficultés d’approvisionnement inouïes et une corruption à laquelle personne ne peut échapper. Dans beaucoup de provinces russes, réellement, sans exagérer, on vit aujourd’hui moins bien qu’au XIXe siècle. Je dis moins bien parce que les structures d’entraide de la paysannerie ont été détruites par la collectivisation, l’agriculture est devenue à la fois industrielle et solitaire. Et la dégradation de la vie quotidienne pendant la période Poutine, faisant suite à l’effondrement iéltsinien, laisse les gens dans un état de solitude dont on n’a pas idée en Occident. — Il faudrait parler de la démolition du monde paysan dans le monde entier, pas seulement en Russie, mais je n’en ai pas la compétence. Disons que ce phénomène mondial, en Russie, a pris des proportions vraiment, vraiment terribles (je ne parle pas des quantités produites et exportées, je parle de la vie des gens).

Il en va de même pour la classe ouvrière dont la disparition est, là encore, un phénomène mondial, mais un phénomène qui, en Russie est bien plus catastrophique qu’en Occident, parce que les mesures qui accompagnent les gens sont très insuffisantes. Et là encore, la misère grandit. Une misère qui s’accroît par le fait que, dans beaucoup de villes (et là encore, ce n’est pas un phénomène spécifiquement russe, ou soviétique), il y avait une monoculture industrielle. On ne compte pas les villes sinistrées. Et ces désastres sont accrus par les sanctions, par un chômage dont tout semble indiquer qu’il ne cesse d’augmenter et qu’il est très sous-estimé officiellement.

(C’est aussi cette misère qui explique que plus de 80% des soldats russes sur le front soit ne sont pas russes soit/et viennent de régions de la Russie dont le revenu moyen global est inférieur au minimum vital. C’est aussi, comme je l’expliquais déjà dans mon petit « libelle », une des causes des pillages systématiques : il y a beaucoup de soldats qui, chez eux, n’ont pas l’eau courante.
Il y a tout simplement la rage de découvrir que les autres, ce que tu peux tuer, torturer et violer en recevant des primes, vivent tellement mieux que toi — et c’est sur ça que vient se greffer la doctrine qui justifie les crimes : il faut punir les Ukrainiens de ne pas comprendre qu’ils sont russes.)

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Et, je le rappelle : depuis des mois et des mois, le pouvoir fait campagne, dans tout le pays, jusque dans les écoles, pour que les jeunes s’engagent dans l’armée. Au résultat de ces mois et de ces mois, il y a 13000 personnes qui se sont inscrites (et, parmi ces 13000, il y a 10000 détenus de droit commun à qui ont a promis une amnistie totale). C’est-à-dire que personne ne veut faire la guerre de Poutine, même pour des salaires faramineux, et même en visant dans la misère.

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Oui, le ton change en Russie. — Et la machine répressive continue à se durcir. Il y a ders milliers de personnes (nous en sommes à des milliers) qui sont arrêtées pour avoir mis en doute la doctrine officielle : aujourd’hui, c’est un délit pénal, puni de plusieurs années de prison, de contester les compte-rendus officiels sur « l’opération militaire spéciale ». Et ces milliers de personnes sont détenues dans des conditions terribles. Et puis, il y a ça : une jeune femme, qui a réussi à partir, me raconte une anecdote. Sa nièce, âgée de six ans, lui demande si Poutine est gentil ou méchant. Elle lui répond qu’il est très méchant. Le lendemain, au moment où elle s’apprête partir, sa sœur la prend à part, avec une colère froide : « Pourquoi tu as dit ça à ta nièce ? La police, c’est chez moi qu’elle va arriver, pas chez toi. » — La peur est revenue, par la télé, par les écoles, par toute la vie.

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La machine répressive se renforce, mais, là encore, les choses changent. Le pouvoir a décrété le célébrissime humoriste et chanteur Maxime Galkine « agent de l’étranger », parce que Galkine n’a jamais caché qu’il était indigné par cette guerre. Maxime Galkine est marié à Alla Pougatchova, que vous, mes chers lecteurs, vous ne connaissez peut-être pas, mais qui, je ne sais pas, en Russie, a le statut d’une star nationale comme… — et là, je ne sais pas qui, en France, aurait le statut de la Mireille Mathieu de ma jeunesse. Bref, bon, c’est vraiment un monument national. Et, hier, Alla Pougatchova a publié un communiqué adressé au ministère de la Justice de la Fédération de Russie. Elle écrit (je traduis à la volée) : « Je demande à être incluse dans la lliste des agents de l’étranger de mon pays bien-aimé, car je suis solidaire avec mon mari, un homme honnête, honorable et sincère, un patriote véritable et incorruptible de la Russie, qui souhaite pour son pays une vie prospère, une vie de pays avec la liberté de la parole, un pays qui ne tuerait plus nos enfants pour un but illusoire qui a fait de notre pays un paria et rend plus pénible encore la vie de nos concitoyens ».

En Russie, tout le monde connaît Alla Pougatchova. Nous verrons bien comment réagir le pouvoir. S’il réagit, ou s’il essaie, là encore, de faire comme si. Ce communiqué a fait le tour d’internet, a été repris des centaines et des centaines de milliers de fois — sans doute des millions.

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Mais aujourd’hui, c’est clair. La guerre est entrée en Russie. Pas avec les bombardements des entrepôts militaires de Belgorod. Elle entre dans la tête des gens.

Parce que c’est ça, en Russie. Les gens sont comme la vieille dame : on veut bien tout supporter, du moment qu’il n’y a pas la guerre. Parce que rien n’est pire que la guerre. Avec la guerre, c’est le fondement même du régime de Poutine qui est mis en danger : oui, il y a les difficultés matérielles, oui, mais on a la stabilité, on a la paix, avait dit la télé pendant plus de vingt ans. La stabilité a disparu. La guerre est là. Le roi est nu, et, réellement, il n’est pas beau à voir.

© André Markowicz

André Markowiczné de mère russe, a publié plus d’une centaine de volumes de traductions, d’ouvrages de prose, de poésie et de théâtre, parmi lesquels l’intégralité des œuvres de fiction de Fiodor Dostoïevski, le théâtre complet de Nikolaï Gogol, les oeuvre d’Alexandre Pouchkine, et, en collaboration avec Françoise Morvan, le théâtre complet d’Anton Tchekhov. Il a publié quatre livres de poèmes.  Ses quatre derniers livres sont parus aux éditions Inculte : Partages (chroniques Facebook 2013-2014, et 2014-2015)Ombres de Chine et L’Appartement.

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