Très tôt, Elizabeth a eu un rapport intime avec l’image : éprise de photographie et de cinéma amateur, c’est elle qui est derrière l’objectif dans les premières années de son mariage. Lorsqu’en 1985 Andy Warhol l’inclut parmi ses lithographies de Reigning Queens, l’artiste, qui a toujours eu le sens bien compris du succès commercial, sait qu’il joue sur du velours. Par son couronnement le 2 juin 1953, la reine d’Angleterre a non seulement été propulsée au rang de star télévisuelle interplanétaire, mais a aussitôt peuplé l’univers quotidien de son peuple et du monde par les sérigraphies que sont, par excellence, les billets de banque, les pièces de monnaie et les timbres-poste. Les sérigraphies de Warhol, dont deux se sont vendues chez Christie’s en avril 2021 pour un total de 520 000 euros, ne sont autres que des timbres grand format qui font de la reine une icône moderne au même titre que Jackie Kennedy ou Marilyn Monroe. La seule différence théorique entre la reine et Warhol tient au fait que ce dernier avait affirmé que tout être humain connaissait au moins un quart d’heure de célébrité dans sa vie, alors que la première, jusqu’au bout, a amplement démontré qu’on pouvait aller jusqu’à près de soixante-dix ans. On n’a pas assez remarqué la date de cette série : 1985 se situe en plein dans l’ère Diana Spencer, surnommée « la princesse des cœurs » ou « la princesse du peuple », idole des magazines et des paparazzi, sans doute une menace pour la monarchie britannique jusqu’à son décès tragique à Paris en 1997. Or aujourd’hui, plus personne ou presque ne parle de Diana.
Le film de Stephen Frears The Queen (2006), l’un des plus beaux et des plus justes qui soit sur le sujet, décrit avec minutie et finesse la semaine suivant la mort de la princesse, les atermoiements d’une reine restée – déjà – à Balmoral, effarée devant l’amoncellement de bouquets de fleurs devant les grilles du palais de Buckingham, alors qu’elle a choisi de rester retranchée dans sa forteresse écossaise. On le sait aujourd’hui, c’est le seul moment de son règne où la monarchie a failli basculer face aux vagues déferlantes d’une révolution de compassion qu’elle semblait ne pas comprendre. Il fallut alors la diplomatie du Premier ministre Tony Blair pour lui faire comprendre qu’elle devait rentrer à Londres, et se montrer, elle et Philip, exprimer son émotion, la faire passer auprès de ses sujets – sinon, l’image de la princesse défunte risquait, à elle seule, de tout renverser. Et ce d’autant plus qu’à l’époque, une rumeur allait bon train : Diana, réputée enceinte de Dodi Al-Fayed – lorsqu’on l’a retrouvée dans sa voiture déchiquetée, elle avait la main sur son ventre, et gémissait « Oh, my God ! » – qui menaçait la lignée royale, avait été assassinée par les services secrets britanniques sur ordre de la reine elle-même. La rumeur a fait long feu, l’enquête diligentée par le père de Dodi n’a rien donné, mais le fait même qu’elle ait pu se propager était révélateur.
On s’est longtemps demandé pourquoi la reine avait mis une semaine avant de réagir. Avançons une hypothèse, sous forme de raisonnement en trois temps. I) Elizabeth s’était longtemps crue la seule icône anglaise. II) Diana, par ses frasques et par sa mort, lui volait la vedette. III) C’était à elle, désormais, de reprendre ce que Diana lui avait pris. Gageons que cette personnalité déterminée, soucieuse de sa propre survie et celle de la monarchie, a mis une semaine, non pas à débattre s’il fallait ou non exprimer sa compassion, mais à affûter sa stratégie. Le vrai débat n’était pas la gestion du deuil, mais celle de sa carrière de souveraine. Moins la sympathie ou l’empathie que la redéfinition, le redéploiement de soi. Dans un article intitulé « Elizabeth II, reine de la pop culture », Emmanuel Cirodde écrit à juste titre que « la pop culture est une composante essentielle de l’identité britannique » (1). Les rapports entre la monarchie et la « pop culture » sont dialectiques : si la couronne anoblit régulièrement les pop stars, des chanteurs comme Paul McCartney ou Elton John, ou bien l’acteur Ian McKellen, restait à la reine le soin d’en devenir une.
Elle l’est devenue. Le film de Frears qui la représente sous les traits de Mirren a sans doute été le déclencheur d’une série – le mot est à prendre au sens de Warhol – de représentations d’elle-même, de doublures confortant son statut d’icône. Cirodde effectue le recensement des nombreuses œuvres pop l’ayant choisie comme modèle, parmi lesquelles citons celle du street artist Bansky sur un mur de Bristol en 2012 (imitée du David Bowie période Ziggie Stardust), le superbe Single Petal of a Rose, du musicien DJ Goldie la même année (cette fois, l’effigie du timbre-poste se tourne vers le spectateur, un doux regard sur fond d’Union Jack), et surtout la série Lightness of Being de Chris Levine (2004), où la reine, les yeux clos, lèvres fermées au rouge, semble irradier une lumière intérieure tandis qu’elle pose avec sa couronne sur un fond rose, l’une de ses couleurs préférées. En 2018, ce tableau sera vendu aux enchères par Sotheby’s au prix de 178 000 euros.
« Les représentations iconiques de la reine ne sont pas figées pour l’éternité. Comme les autoportaits de Rembrandt, qui vont de la jeunesse à la vieillesse de l’artiste, elles ont su capter l’inscription, jusque dans le visage, du temps et de ses irréparables outrages. »
À l’occasion des Jeux Olympiques de Londres en 2012, la reine devient à son tour star de cinéma en acceptant de figurer aux côtés de James Bond (Daniel Craig) dans un petit film de Danny Boyle. Alors que James Bond pénètre au palais de Buckingham, il est accueilli par un huissier et par les chers corgis de la reine comme gardes du corps. Lorsqu’il pénètre dans son bureau, elle est occupée à écrire, et il devra attendre un instant avant qu’elle se retourne. Le spectateur de l’époque s’est alors demandé si c’était elle, herself, ou sa doublure, une actrice, qui sait Helen Mirren? Non, c’est elle, qui prononce un Non, c’est elle, qui prononce un « Good evening, Mr Bond ». La coexistence d’un personnage fictif et d’un personnage historique en dit long sur la nouvelle identité de la souveraine, sa nouvelle ontologie, qui n’hésite pas à franchir l’écran de la vraisemblance pour pénétrer dans un monde autre : survoler Londres en hélicoptère, visiter tous les monuments de la capitale depuis les airs, puis sauter en parachute malgré une robe rose bonbon peu propice à l’exercice, et déboucher dans le stade olympique qui lui réserve une ovation.
Umberto Eco analyse les « mondes possibles invraisemblables » (ceux, par exemple, où les animaux parlent) comme requérant « souplesse », « flexibilité » et « superficialité » (2) : il fallait ces qualités pour accepter de voir la reine et James Bond, au service de Sa Majesté (et non Daniel Craig comme star de cinéma invité pour un cocktail à Buckingham) faire quelques pas en direction de l’hélicoptère posé sur la pelouse. Le fait que la reine ait caché à son entourage le tournage du film en dit long sur ses capacités à polir son jeu, à réfléchir par elle-même à l’image qu’elle souhaite produire, afin de réussir pleinement son entrée de star au stade. Son parachute aux couleurs de l’Union Jack rappelle celui déployé lors de la séquence d’ouverture de L’Espion qui m’aimait (1977), où Bond (Roger Moore) saute à skis dans un précipice avant de se sauver avec aisance par la voie des airs. Son dialogue amusant avec l’ours Paddington, créature de dessin animé, en juin dernier, lors de son Jubilé de platine, relève d’une même stratégie visant à dialoguer avec un personnage aussi fictif que populaire. Aujourd’hui, le fait que des centaines d’ours Paddington soient déposés, à côté des fleurs, en hommage attendri dans les jardins autour de Buckingham montre bien que l’image du petit ours et de la reine est devenue pop.
Ces représentations iconiques ne sont pas pour autant figées pour l’éternité. Comme les autoportaits de Rembrandt, qui vont de la jeunesse à la vieillesse de l’artiste, elles ont su capter l’inscription, jusque dans le visage, du temps et de ses irréparables outrages. Alors que les photographies de Cecil Beaton, lors de son couronnement en 1953, la représentaient jeune à Westminster Abbey, dans une pose digne de Van Dyck, le fameux tableau de la reine âgée par Lucian Freud (2001) a divisé l’Angleterre en deux camps. La reine a patiemment posé, pendant 19 mois, dans l’atelier du plus grand peintre anglais d’alors, avec pour résultat un petit format de 15,2 x 23,5 centimètres ! En tailleur bleu, elle porte sa couronne et ses perles mais son visage est un ravage de blanc plâtreux, de vert ou de bleu soulignant les rides, ses cheveux ressemblent à une vilaine meringue… diront les détracteurs du tableau. Lucian Freud était réputé pour peindre la « vérité nue » du corps humain vu comme un fruit de Cézanne que le temps aurait gâté. Les autres crient au chef-d’œuvre face à cette palette de peau travaillée en profondeur, ces strates temporelles insérées dans le pigment. Alors que Warhol travaillait sur la superficialité iconique de la série, Freud, qui lui-même ne se ménageait pas dans ses autoportraits, explore l’expressionnisme blafard d’un visage crépusculaire. Pas de quoi détruire le portrait en tout cas, contrairement au Portrait de Winston Churchill par Graham Sutherland (1954), que le premier Premier Ministre de la reine détestait, et que lady Churchill a probablement détruit comme si elle lui rappelait celui de Dorian Gray. Qu’on l’aime ou pas, le portrait de Freud fait désormais partie des quelque 967 portraits de la reine répertoriés par la National Portrait Gallery.
« “Du cinéma au rock’n roll… la star, c’était elle”, écrit Éric Neuhoff. Encore fallait-il, à l’épreuve du temps, le démontrer. »
« Du cinéma au rock’n roll… la star, c’était elle », écrit Éric Neuhoff (3). Encore fallait-il, à l’épreuve du temps, le démontrer. À voir les fleurs s’amonceler aux grilles de Buckingham aujourd’hui, on ne peut s’empêcher de penser à la même scène après de la mort accidentelle de Diana. Élisabeth a réussi son pari. Si le général de Gaulle déclarait en plaisantant que son seul rival international, c’était Tintin, la reine a tôt perçu que sa seule rivale, c’était Diana. Curieux mélange dans lequel Freud – Sigmund, le grand-père de Lucian, cette fois – eût détecté sans doute de la jalousie vis-à-vis de celle qui lui ravissait son fils, mais pas seulement, puisque Camilla a somme toute été aisément acceptée : plutôt, une perception instinctive que « c’était Diana, ou moi » et dans ce cas, une froide constatation s’imposait – ce serait moi.
- Point de Vue, n° 3833, 2-8 février 2022, pp. 24-31.
- Les limites de l’interprétation, trad. Myriem Bouzaher, Grasset, p. 227.
- Le Figaro week-end, vendredi 9 septembre 2022, p. 8.
© Jean-Pierre Naugrette
Ancien élève de l’École normale supérieure, Jean-Pierre Naugrette est professeur de littérature anglaise du XIXe siècle à l’université Sorbonne- Nouvelle Paris-III. Il est notamment l’auteur de “Pelé, Kopa, Banks et les autres… les héros de mon enfance”, (éd. La Différence, 2014). Dernier ouvrage paru : “L’Aronde et le kayak – Une famille à Viroflay 1930-1960”, Les deux soeurs éditions, décembre 2019.
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