Valérie Toranian. Charles III, un roi « normal » sur le trône d’Angleterre ?

La monarchie se doit d’être vue pour être crue. La formule est de William Bagehot, célèbre journaliste de l’époque victorienne, spécialiste des questions constitutionnelles à qui l’on doit également d’avoir formulé le cadre des prérogatives du souverain dans la monarchie britannique. En tant que chef de l’État, il a « le droit d’être consulté, le droit d’encourager, le droit de mettre en garde ».

L’ensemble forme une vraie feuille de route à laquelle la reine Elizabeth, qui s’est éteinte le 8 septembre, semble ne pas avoir dérogé. Prenant la formule au pied de la lettre, la reine s’appliqua, à travers sa garde-robe, à être vue pour être crue. Ses tenues n’étaient pas faites pour être copiées. Bien au contraire, elles ont défini un style coloré inimitable, raillé par les tabloïds et les chroniqueurs de mode, avant de devenir iconique.

Elle utilisa souvent son apparence pour envoyer des signaux que son devoir lui interdisait de formuler oralement (comme ce chapeau bleu orné de fleurs jaunes qu’on interpréta comme un symbole de sympathie envers l’Europe au moment du Brexit). Et chacun de guetter les couleurs, le choix des broches et des chapeaux pour interpréter à l’infini l’état d’esprit de la monarque qui, elle, ne commentait jamais. No explain, no complain. Un devoir de réserve aux limites du supportable. On se souvient de l’indignation du peuple britannique devant la « réserve » affichée lors de la mort tragique de Diana et du rôle que joua le Premier ministre Tony Blair pour persuader la reine de faire preuve d’un peu plus d’« humanité ». Vidéo et taceo, je vois et je me tais : la devise d’Elizabeth, reine d’Angleterre, première du nom, fut aussi celle d’Elizabeth II.

« Les déclarations d’amour de Charles III à sa femme Camilla, à ses enfants, au couple rebelle Harry et Meghan, son bain de foule devant les grilles de Buckingham, premier geste public de souverain, tout semble indiquer la nouvelle impulsion souhaitée par le chef de l’État. »
Si la monarchie consiste à être vue pour être crue, le corollaire est qu’elle ne doit à aucun prix être « entendue » sous peine de ne plus être crue, c’est-à-dire de perdre la légitimité d’arbitre et de ciment de la nation. Le nouveau roi saura-t-il renoncer à se faire entendre pour accepter de n’être que vu, afin d’être cru ?

Charles III est un homme de convictions. De combats, même. Son père Philip le qualifiait d’indécrottable romantique. Et lui-même s’est souvent décrit en rebelle. Il fut visionnaire dans son combat pour l’écologie, contre la pollution des océans, pour la protection de la planète. On le vit, quasi admiratif, poser aux côtés de Greta Thunberg. Il fut moins inspiré dans sa défense de certaines médecines alternatives et s’attira la foudre des architectes à cause de ses déclarations à l’emporte-pièce contre l’architecture moderne. « Créatif et passionné » résuma la reine, sa « darling mummy » à laquelle il resta passionnément attaché, malgré sa froideur blessante. Charles fut un prince de Galles social, comme l’atteste sa fondation Prince’s Trust qui vient en aide aux jeunes défavorisés.

Dans le discours prononcé quelques heures après la disparition d’Elizabeth II, Charles III a promis de respecter la totale neutralité de sa fonction et s’est engagé à servir son peuple avec « loyauté, respect et amour ». Il a déclaré mettre fin à ses activités philanthropiques, désormais reprises par son fils, William, nouveau prince de Galles et sa femme Kate. Son discours a rassuré. La continuité semble préservée. Son discours pourtant est un discours de rupture. Pas en termes politique (même s’il est clair que Charles a peu d’affinités avec la politique conservatrice, brexiteuse et décapante de Liz Truss), mais en termes de style.

L’émotion affichée par Charles III est à l’opposé de l’attitude toujours digne et réservée de sa mère. Qui n’empêchait pas une sérieuse dose d’humour lorsqu’elle se prêtait (mais toujours dans le cadre de la célébration de la monarchie…) à des facéties avec l’ours Paddington ou James Bond, deux autres icônes anglaises.

Les déclarations d’amour de Charles III à sa femme Camilla, à ses enfants, au couple rebelle Harry et Meghan, son bain de foule devant les grilles de Buckingham, premier geste public de souverain, tout semble indiquer la nouvelle impulsion souhaitée par le chef de l’État. Charles a beau être préparé depuis 73 ans à ses fonctions royales, c’est un homme de son temps. L’émotion gouverne la rue, les médias, les sondages, les élections, les jugements des tribunaux. Notre époque est celle de l’hypersensibilité, du ressenti et de l’attention aux victimes. Charles est de ce bois. Enfant solitaire, élevé à la dure, manquant d’affection, il se « reconnaît » (même si la formule est osée) dans ceux qui souffrent.

Il proclame sa foi en l’amour bien plus qu’en l’église anglicane. Il rêve d’une ultime saison de The Crown où la monarchie enfin réconciliée avec elle-même et tout son peuple, s’habille de tendresse, éteigne les trop nombreuses lumières du château et se rende à la cathédrale de Canterbury en vélo électrique. Mais surtout, proclamer son amour est une façon d’espérer en retour l’amour et la bienveillance de ses sujets.

« Elizabeth faisait son devoir et n’attendait rien du peuple. Charles attend beaucoup du peuple et risque la désillusion. Le nouveau roi redoute que la monarchie disparaisse si elle ne s’adapte pas aux temps nouveaux. Sa tâche ne sera pas aisée. »
Elizabeth II est devenue reine brutalement, à l’âge de 25 ans. Elle tremblait dans ses jeunes années de faillir à son devoir. Une seule question la hantait : qu’aurait fait mon père s’il était encore en vie ? Elle accédait au pouvoir armée d’une volonté farouche d’être à la hauteur. De montrer qu’elle était capable, légitime. Qu’elle savait régner, c’est-à-dire accepter de renoncer à sa part individualiste pour incarner le sacré de la fonction.

La reine fut aimée bien qu’elle ne cherchât pas à l’être.

Son fils, qui fut mal aimé du peuple à l’époque de son mariage calamiteux avec Diana, ne cesse de donner des gages pour être enfin aimé à sa juste valeur.

Elizabeth II disait : « Je dois être vue pour être crue ». Charles III pense qu’il doit être aimé pour être cru.

Elizabeth faisait son devoir et n’attendait rien du peuple.

Charles attend beaucoup du peuple et risque la désillusion.

Le nouveau roi redoute que la monarchie disparaisse si elle ne s’adapte pas aux temps nouveaux. Sa tâche ne sera pas aisée.

Mais sauvera-t-il l’avenir de la monarchie britannique en devenant « normal », c’est-à-dire gouverné par ses émotions et la marche du monde ? Saura-t-il trouver les accommodements acceptables entre le sacré et le profane ?

La France, monarchie républicaine, n’a toujours pas résolu sa contradiction profonde : trouver une figure dirigeante qui incarne la verticalité du pouvoir et la proximité avec le peuple. En Angleterre, Charles III rêve d’une monarchie qui s’humanise et se rapproche du peuple. La monarchie doit certainement adapter son train de vie et faire preuve de plus de sobriété au moment où l’Angleterre affronte une crise économique violente. Mais doit-elle se banaliser ? Le peuple rêve-t-il d’un roi « normal » ? À en croire la popularité record de la nouvelle princesse de Galles, surnommée perfect Kate, véritable figure de conte de fées, on est en droit d’en douter…

© Valérie Toranian

Suivez-nous et partagez

RSS
Twitter
Visit Us
Follow Me

Soyez le premier à commenter

Poster un Commentaire

Votre adresse de messagerie ne sera pas publiée.


*