C’est un livre troublant écrit par Gitta Sereny (1921-2012). Il s’intitule « Dans l’ombre du Reich. Enquêtes sur le traumatisme allemand (1938-2001) » ; titre original : The German Trauma. Experiences and Reflexions, 1938-2001. Ce livre est troublant dans la mesure où il s’efforce d’appréhender la complexité du comportement humain, comme le fait Gitta Sereny dans ses autres livres.
Le livre en question est une suite de rencontres – d’enquêtes – qui s’étend sur plusieurs années, des rencontres au cours desquelles Gitta Sereny s’efforce d’appréhender le degré de sentiment de culpabilité (ou de non-culpabilité) de ses interlocuteurs et de l’analyser. Elle interroge ce sentiment notamment dans « Albert Speer. Son combat pour la liberté » (Albert Speer – His battle with truth) et « Au fond des ténèbres : un bourreau parle. Franz Stangl, commandant de Treblinka » (Into that darkness – From mercy killing to mass murder, a study of Franz Stangl, the commander of Treblinka).
J’ai lu l’intégralité de The German Trauma. Experiences and Reflexions, 1938-2001 mais dans le désordre, chaque chapitre pouvant être lu indépendamment. J’ai donc commencé par ceux dont le titre m’a le plus attiré. Je vais rendre compte de deux de ces chapitres, et tout d’abord en commençant par un nom qui m’est familier : Hans-Jürgen Syberberg.
Mais tout d’abord, un mot sur Gitta Sereny. Elle ne se contente pas d’écouter, elle regarde, elle prend note du physique de son interlocuteur, de ses expressions et attitudes, ainsi que du cadre dans lequel se tiennent ces rencontres, ce qui donne une saveur particulière à ses textes, une saveur qui m’évoque la grande Josefina Carabias.
Hans-Jürgen Syberberg… Hans-Jürgen Syberberg et sa suite monumentale en quatre parties que j’ai suivie avec une grande attention dès sa sortie sur les écrans, une suite que j’ai perçue comme un torrent de lave (l’image n’est pas forcée) charriant un magma de questions. Et c’est bien ce qui rend cet ensemble fascinant : la quantité et la qualité des questions, le volume et le poids du questionnement.
Cette suite en quatre parties a été préparée par trois œuvres d’une longueur exceptionnelle et qui elles aussi exposent des thèmes fort dérangeants pour l’Allemagne. Il s’agit chronologiquement de « Ludwig. Requiem pour un roi vierge », « Karl May. A la recherche du paradis perdu » et « Winifried Wagner et l’histoire de la maison Wahnfried de 1914 à 1975 ». Trois personnages de l’histoire allemande sont réunis : Ludwig II de Bavière, Karl May (auteur de romans d’aventures, écrivain alors très populaire en Allemagne et très apprécié d’Adolf Hitler) et Adolf Hitler, « trois égocentriques pathologiques ». Richard Wagner fait le lien entre les trois. Ces films (respectivement de 1972, 1974 et 1975) annoncent donc cette monumentale suite en quatre parties placée sous le titre général : « Hitler, un film d’Allemagne » (Hitler, ein Film aus Deutschland). Les titres de ces films sont dans l’ordre : « Le Graal – De la Weltesche au chêne de Goethe de Buchenwald », « Un rêve allemand… jusqu’à la fin du monde », « La fin d’un conte de fées d’hiver et la victoire finale du progrès » et « Nous, les enfants de l’enfer, nous rappelons l’âge du Graal », soit en allemand : Der Gral – Von der Weltesche bis zur Goethe-Eiche von Buchenwald, Ein deutscher Traum … bis ans Ende der Welt, Das Ende eines Wintermärchens und der Endsieg des Fortschritts et Wir Kinder der Hölle erinnern uns an das Zeitalter des Grals.
Avec Gitta Sereny nous entrons dans Alice au pays des horreurs et d’un pas ferme, mais loin de toute volonté de sensationnel, loin de l’expiation de pure forme que les médias de masse se plaisent à nous offrir.
Que nous dit Hans-Jürgen Syberberg, cet homme qui aime trop profondément son pays et sa culture pour se contenter de contorsions et de simagrées ? Il nous dit que Hitler a été produit par les composantes irrationnelles de la nation allemande, ce que n’a cessé de dire Ernst Jünger – et c’est l’une des raisons pour lesquelles il m’intéresse tant. Le romantisme a engendré Hitler mais… Le romantisme nous dit Ernst Jünger ouvre quatre-vingt-dix-neuf portes sur le merveilleux et ouvre la centième sur l’horreur ; et cette porte a été ouverte par le nazisme.
Il ne s’agit pas d’exiger des Allemands qu’ils s’amputent de leur moi romantique (irrationnel), en aucun cas, car ce moi a produit de la beauté, beaucoup de beauté, mais de leur faire prendre conscience que Hitler procède aussi de ce moi. Cette prise de conscience suppose un tri afin de transmettre aux jeunes générations les splendeurs de la culture romantique allemande mais avec un avertissement. Hans-Jürgen Syberberg dit quelque part dans cette immense fresque qu’est « Hitler, un film d’Allemagne » qu’il ne faut pas faire cadeau à Hitler de Caspar David Friedrich, autrement dit ne pas jeter aux flammes l’héritage du romantisme allemand mais le considérer avec lucidité et courage, autrement dit savoir reconnaître que dans le nazisme entre une composante romantique qui a une généalogie.
Deuxième chapitre retenu. Il est question d’un personnage auprès duquel Gitta Sereny s’est beaucoup attardée : Albert Speer.
Gitta Sereny assiste aux procès de Nuremberg. Elle y remarque Albert Speer qui détonne au milieu des accusés. Il semble très jeune, il conserve son maintien et reste très attentif. Le soir même, elle se renseigne car elle ne sait rien de cet homme. Elle assistera à deux autres séances de ces procès, deux séances au cours desquelles elle observera Albert Speer toujours plus attentivement.
Trente-et-un ans passent et à la mi-juillet 1977, Gitta Sereny reçoit une lettre d’Albert Speer (condamné à vingt ans de réclusion, il avait été libéré en 1966) qui la remercie pour un article qu’elle a cosigné (avec Lewis Chester) dans le Sunday Times, un article consacré aux thèses révisionnistes exposées dans « Hitler’s War » de David Irving, thèses que ces deux auteurs démontent méthodiquement. Albert Speer la félicite donc pour ce travail. Le génocide des Juifs, lui écrit-il, venait bien de Hitler même si la documentation de première main est à ce sujet inexistante, les directives ayant été transmises verbalement.
Gitta Sereny qui a pu apprécier « Au cœur du Troisième Reich » et plus encore « Journal de Spandau » d’Albert Speer, un récit de vingt années d’emprisonnement, est toutefois gênée par leur auteur car ce qu’elle a vu à la télévision et les très nombreux interviews qu’elle a pu lire lui ont fait apparaître un personnage « trop désinvolte, trop lisse et trop sûr de lui, il me semblait surtout se répéter, et par-dessus tout nier avoir jamais su quoi que ce fût des crimes nazis ». Bref, Gitta Sereny préfère l’éviter. Le lendemain de ce premier courrier, Gitta Sereny en reçoit un deuxième dans lequel Albert Speer précise qu’il a lu « Au fond des ténèbres : un bourreau parle. Franz Stangl, commandant de Treblinka » et qu’il aurait plaisir à la rencontrer. Gitta Sereny décide alors de prendre contact avec lui car ces lettres ont une tonalité particulière. Elle lui téléphone et est également séduite par sa voix, hésitante, timide (rien à voir avec sa voix en public, notamment à la télévision), une timidité qu’elle juge venue de sa personnalité, une tristesse aussi. Les conversations téléphoniques se multiplient et son aversion s’estompe peu à peu. Elle doute toutefois de sa sincérité, notamment de son ignorance quant au meurtre des Juifs. Mais elle veut en savoir plus sur lui, par exemple sur son enfance et sa vie avant l’arrivée au pouvoir des nazis. Aussi se rend-elle chez lui, en compagnie de son mari (le photographe Don Honeyman), à Heidelberg.
Dès la première rencontre, Gitta Sereny apprend beaucoup de chose sur Albert Speer et comprend que la Shoah le hante. « Cela se passait longtemps avant que je ne finisse par l’apprécier, mais à la fin de nos trois premières semaines ensemble, je le jugeai sincère, et j’aimai ce sentiment de culpabilité en lui. »
Les comptes-rendus qu’elle fait de ces rencontres ont une qualité cinématographique. L’objectif ne néglige rien et va d’un détail à une vue d’ensemble et inversement. Elle l’écoute, prise par son charme, sa décontraction, son sens de l’humour. Elle s’étonne de son empressement (presque désinvolte) à admettre sa culpabilité et à discuter posément de tous les sujets que son interlocutrice veut aborder. « J’en suis venue à me demander si ce n’était pas un mystificateur particulièrement subtil ; à moins que ce ne soit un homme singulièrement honnête, dans certaines limites qu’il s’est fixées de très longue date ». Une chose lui apparaît pourtant sans tarder et avec force : le couple Speer est hanté par l’extermination des Juifs « dont Speer a nié depuis plus de trente ans avoir eu connaissance ». Sa femme Margret ne peut supporter la moindre allusion à ce sujet tandis qu’Albert Speer ne cesse d’y revenir. Mais Gitta Sereny veut commencer par évoquer d’autres sujets avec lui. « Speer a souvent abordé le sujet des Juifs pendant nos entretiens. Je l’en ai plusieurs fois détourné. Mais en arrivant chez lui, le matin du neuvième jour, je lui suggère d’y consacrer la journée. Il en est extrêmement soulagé ». Je passe sur le compte-rendu de cette journée pour en venir à la dernière journée d’entretien où Gitta Sereny lui demande de lui en dire un peu plus sur ce qu’il savait au sujet de l’entreprise d’annihilation des Juifs. Il commence par évoquer ses soupçons mais rien de plus ; puis il se rend dans son bureau dont il revient avec un document qu’il lui tend en l’invitant à en faire ce qu’elle veut puis à parler d’autre chose.
Ce document, une lettre du Conseil des députés juifs d’Afrique du Sud qui le sollicite afin qu’il les soutienne dans une action en justice contre les diffuseurs du pamphlet révisionniste « Did Six Million Really Die? The Truth at Last » (auteur Richard Verrall, sous le pseudonyme Richard E. Harwood) et empêche sa diffusion en Afrique. Les trois questions lui sont posées dans ce document requièrent qu’il déclare pouvoir témoigner d’avoir eu connaissance d’un plan d’extermination du peuple juif et de l’application de ce plan. Notons au passage la perspicacité mais aussi le tact du Conseil des députés juifs d’Afrique du Sud, perspicacité pour juger qu’Albert Speer peut répondre enfin à une question particulièrement compromettante, tact pour n’avoir jamais rendu publique la réponse d’Albert Speer, une réponse sur trois pages et sous serment dans laquelle il présente méthodiquement le contexte des exterminations et rappelle les aveux des accusés aux procès de Nuremberg. Il termine en déclarant que sa principale culpabilité (après être entré dans le gouvernement de Hitler, le 7 février 1942) « réside pour moi, à ce jour, dans mon acceptation (billigung) tacite de la persécution et du meurtre de millions de Juifs ».
Gitta Sereny : « Pourquoi avez-vous fini par déclarer cela, maintenant, après avoir si longtemps nié ? » Réponse d’Albert Speer : « Vu l’enjeu, avec de tels interlocuteurs, je ne voulais pas… je ne pouvais pas… me dérober (handeln) ». Une telle déclaration aux procès de Nuremberg lui aurait valu la pendaison. Il ne l’avait alors pas faite « en partie parce qu’il voulait vivre, en partie parce que la vérité, si profondément scellée dans son inconscient, était insoutenable ».
Gitta Sereny termine ces pages en nous disant qu’Albert Speer n’est pas un martyr mais qu’il n’est pas pour autant un imposteur, que cet homme hanté qui s’est battu pendant trois décennies (dont une bonne partie passée en prison) pour reprendre possession de sa moralité perdue a droit à la paix : « A moins que nous ne déniions à tous les hommes la capacité de se régénérer, cet homme, je crois, doit maintenant avoir droit à la paix ».
De nombreuses documents dont de nombreuses vidéos ont été mis en ligne. On peut notamment y voir Albert Speer s’exprimer dans la maison où il reçut Gitta Sereny. J’ai choisi le document suivant où il s’exprime en français et évoque la rédaction de son autobiographie au cours de sa détention à Spandau (durée env. 4 mn) :
Ci-joint, enfin, une vidéo (durée env. 3 mn), la seizième d’une suite de vingt vidéos (16/20), dans laquelle Gitta Sereny évoque sa relation avec Albert Speer :
Olivier Ypsilantis
Né à Paris, Olivier Ypsilantis a suivi des études supérieures d’histoire de l’art et d’arts graphiques. Passionné depuis l’enfance par l’histoire et la culture juive, il a ouvert un blog en 2011, en partie dédié à celles-ci. Ayant vécu dans plusieurs pays, dont vingt ans en Espagne, il s’est récemment installé à Lisbonne.
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