Alexandre Devecchio reçoit Boualem Sansal: « La fatwa de l’Iran contre Salman Rushdie attente à toute l’humanité »

Réputé pour son indépendance d’esprit, l’écrivain algérien – dont l’œuvre connaît un grand succès dans plusieurs pays européens, et qui vit en Algérie malgré les menaces dont il est l’objet – analyse l’état du danger islamiste après la tentative d’assassinat perpétrée contre Salman Rushdie.

LE FIGARO. – Plus de trente ans après avoir été visé par la fatwa de l’ayatollah Khomeyni, Rushdie a donc été rattrapé par l’islamisme. Cela vous étonne-t-il?

Boualem SANSAL. – Rien ne m’étonne, les islamistes ne se connaissent aucune limite. Égorger un journaliste naïf dans une ambassade sur ordre du palais et le dissoudre dans l’acide dans une baignoire livrée à cet effet par valise diplomatique, c’est banal ; tuer toute la rédaction d’un journal pour des caricatures, c’est une amusette ; condamner, égorger, lapider, brûler, pendre, violer, torturer, défenestrer, c’est viril. Voilà ce que l’islam/isme offre au monde. S’il y a autre chose, je ne l’ai pas vu, désolé. Si quelque chose peut m’étonner chez eux, ce serait qu’ils restent une semaine entière sans ennuyer leur monde avec leurs fatwas, leurs débordements, leurs vociférations, et, pis que tout, avec leurs envolées lyriques à la télé sur la meilleure religion qui soit pour la meilleure des communautés.

Qu’est-ce que cela nous dit sur l’islamisme?

L’islamisme comme système de gouvernement par la charia et les châtiments corporels et comme instrument de conquête territoriale est encore dans l’enfance, il ne sait pas exploiter la pleine puissance de l’islam, la magie infinie de ses djinns et la geste exaltante de ses héros légendaires.

Il y a deux raisons à cela. La première est que le monde musulman est très arriéré à tous les niveaux de la hiérarchie sociale, il n’a pas réussi à se constituer une élite autonome capable de penser et de repenser le monde. Les plus avancés en sont encore à la récitation, à l’incantation, au blabla sur les mystères du Coran pour épater des publics déjà drogués, ou atteints de wokisme aigu. On est loin des Averroès, Avicenne, Omar Khayyam, Khwarezmi, Ibn Khaldoun, qui disputaient avec les géants grecs Thalès, Platon, Aristote, Pythagore, Hippocrate, Démocrite, Ératosthène, Hypatie. En France, ils sont en dessous de tout. Ne les comparons pas aux penseurs musulmans précités, des aigles de la stratosphère, on aurait le vertige. À part occuper des sinécures royales et se repaître de fromages bien gras, président de ceci, grand imam de cela, avion en “First”, rond de serviette dans les meilleures tables, pantoufles de soie dans les palais de la République, et répéter jusqu’à plus soif l’antienne «l’islam religion de paix et d’amour», «l’islamisme n’est pas l’islam» et rivaliser de pédantisme scolaire, que font-ils de plus? À quoi occupent-ils leurs journées? Les Français aimeraient savoir où vont leurs impôts. Il n’est pas normal qu’en France, en 2022, dans beaucoup de mosquées, on enseigne l’islam aux petits Français comme on l’enseigne dans les madrasas de Kaboul, qu’on désenvoûte les fillettes tous les 21 jours comme on le faisait au Moyen Âge et qu’ils viennent nous parler d’islam des Lumières à la télé comme leurs aïeux le faisaient à la cour du calife. Qu’on ne vienne pas après coup se plaindre qu’il y a des radicalisés dans la couvée.

La deuxième raison est qu’il n’a pas réussi à réaliser son unité et reconstituer le califat, la seule organisation politico-religieuse à même d’exploiter la pleine puissance de l’islam et de l’imposer au monde conformément au plan divin. C’est le grand projet de l’islamisme.

« Un nouveau mot avait été inventé pour permettre aux aveugles de rester aveugles: islamophobie », a écrit Rushdie dans son autobiographie, Joseph Anton. Avons-nous été aveugles depuis trente ans?

Oui, l’Occident n’a rien vu venir. Sa toute-puissance planétaire l’avait aveuglé. Il avait en particulier sous-estimé deux peuples dans sa conquête réussie du monde, tant ils paraissaient soumis, chétifs, les musulmans et les Chinois ; aujourd’hui il en paie le prix. Il n’a pas senti l’énergie potentielle du nombre, compris les soubresauts de l’histoire qu’il a provoqués, ni les mouvements indépendantistes, ni le formidable espoir levé par la création des Frères musulmans et d’autres confréries aussi pernicieuses, la gigantesque Jamaat e-tabligh (des dizaines de millions d’adeptes dans le monde) ou la petite Ahmadiya (qui n’en compte que 5 millions dans une centaine de pays) et celles très discrètes mais plus pernicieuses qui se disent au service de l’islam des Lumières, généralement fondées par des États musulmans et des organisations islamiques, l’Organisation de la coopération islamique (l’OCI), la Ligue islamique mondiale (LIM), et bien dotées en fonds inépuisables venus de richissimes donateurs.

Rétrospectivement, la fatwa semble avoir ouvert la voie au 11 Septembre, aux massacres perpétrés à Charlie Hebdo, à l’Hyper Cacher ou au Bataclan…

Les meurtres de masse en islam sont vieux comme l’islam et ne sont pas près de disparaître. Le massacre des tribus juives de Médine et les guerres dites de l’apostasie ont été des monuments historiques dans la tuerie de masse. On en a des récits hallucinants. La chose s’est perpétuée et perdurera tant que l’islamisme n’aura pas réalisé son but, la domination mondiale.

Avec sa fatwa, Khomeyni a cassé un verrou fondamental. En tant que religieux de haut rang, il avait autorité pour émettre une fatwa pour blasphème, mais en tant que chef d’État, il n’avait le droit de condamner personne, encore moins pour blasphème, la chose relevant de la justice seule. Khomeyni passe outre ces considérations, il émet la fatwa et charge l’État dont il est le chef de l’exécuter. Il va plus loin, il enrôle tous les musulmans du monde comme exécuteurs du plan divin, moyennant une prime et la promesse d’aller au paradis. Ça c’était nouveau, ça c’était révolutionnaire, c’était le début de la révolution universelle. Il a ouvert la voie au pire, la sortie de l’ordre juridique consacré (la charia) et l’entrée dans l’ère de l’absolutisme. Partout dans le monde musulman, les chefs d’État se sont engouffrés dans la voie ouverte par Khomeyni, ils condamnent maintenant pour blasphème, pour sacrilège mais en les appelant atteinte à la religion, en s’appuyant sur le fait que les Constitutions de ces pays disposent que l’islam est religion d’État.

   Comment l’Occident peut-il espérer vaincre l’islamisme avec si peu de moyens et tant de gens troubles dans ses rangs, prêts à toutes les coopérations ? Il faut que les Occidentaux cessent d’être des Occidentaux idiots
   Boualem Sansal

Cet attentat peut-il être synonyme de réveil aussi bien pour les sociétés occidentales que pour leurs dirigeants?

La fatwa court depuis trente ans. Avez-vous vu du nouveau durant ce temps? Quand le pouvoir iranien a porté la prime du bourreau de 2,6 à 3,3 millions de dollars, l’Occident a-t-il réagi?

Il faut regarder la réalité, c’est le retour du chacun pour soi, l’affaire Salman Rushdie est l’affaire de Salman Rushdie et du gouvernement américain. En Europe, on compatit, mais on ne va pas refaire le cinéma «Je suis Charlie», nous mettre à mal avec l’Iran et le monde musulman travaillé par un salafisme aigu et des dictatures vieillissantes qui jouent la haine de l’Occident coupable de tout. L’Occident fait le dos rond en attendant des jours meilleurs. La guerre d’Ukraine a apporté un semblant de répit. Le monde musulman qui importe tout a peur de mourir de faim. En ce moment, tout le monde caresse tout le monde dans le sens du poil. C’est gaz contre blé, visas contre OQTF (obligation de quitter le territoire français, NDLR), etc.

Sur le long terme, l’Occident n’a que la diplomatie ou la guerre pour s’en sortir. La guerre, il ne sait plus, il ne peut pas, ne veut pas, et la diplomatie, c’est un sport de riches, les pauvres n’en ont pas les moyens et les salafistes égorgent les diplomates. Comment forcer le destin, telle est la question à ce stade. Si tu ne fais pas la guerre, la guerre viendra à toi!

Et concernant le monde musulman? Cet attentat semble trouver des partisans parmi des chiites et des sunnites. Seraient-ils réconciliés?

Il ne faut pas y croire une seconde, il n’y aura jamais entre eux que des arrangements tactiques sur des cibles politiques ponctuelles. Sur le plan doctrinal, tout les oppose. La haine entre eux est totale et éternelle. Les sunnites sont 1,81 milliard dans le monde et les chiites 150 à 200 millions. La loi du nombre a tranché, mais la guerre n’est pas finie, l’Iran travaille à la bombe atomique contre Israël et «ses complices» les sunnites.

   Évidemment que j’ai peur, et tout naturellement je me censure. Je ruse avec les mots. Je tiens compte de l’état des lieux : à part les islamistes, qui ont tous les droits, personne au monde ne peut s’exprimer librement
   Boualem Sansal

Votre liberté d’expression au sujet de l’islamisme, et même de l’islam, semble totale. Vous arrive-t-il d’avoir peur, d’avoir la tentation de vous censurer? L’écriture est-elle votre résistance?

Évidemment que j’ai peur, et tout naturellement je me censure. Je ruse avec les mots. Je tiens compte de l’état des lieux: à part les islamistes, qui ont tous les droits, personne au monde ne peut s’exprimer librement. Ma peur ne vient pas que des islamistes, il y a le gouvernement algérien qui est tout-puissant. Le pire pour moi, ce sont les commissaires politiques. C’est incroyable comme la culture FLN a pu produire tant de chiens de garde dans ce pays, tous bien dressés, forts, très acharnés contre ceux qui contestent le régime comme moi. Ici, il y a des lois pour condamner les «antinationaux», mais pas pour condamner ceux qui appellent à leur lynchage public. À qui vais-je me plaindre, ici?

Ma philosophie est d’écrire comme on fonce sur l’autoroute, mais dans les faits, je fais tout à pied.

Rushdie devrait survivre à cet attentat. Et, depuis trente ans, il a continué à écrire. Cela signifie-t-il que tout n’est pas perdu?

Il y aura toujours des écrivains pour écrire et dénoncer, et il y aura toujours des gens pour les en empêcher et les assassiner. Le régime iranien a préféré se servir de Salman Rushdie en le tenant vivant au bout de la ligne, trente années durant, pour terrifier ceux qui seraient tentés de blasphémer.

Il ne faut pas transformer des défaites en victoires. C’est une immense défaite. Que Salman Rushdie soit encore vivant et qu’il ait continué à écrire n’est pas une victoire. Ces gens ont attenté à toute l’humanité avec leur fatwa, pas seulement à Rushdie. Elle court d’ailleurs, pour Salman Rushdie et symboliquement pour tous les hommes qui refusent l’obscurité islamiste. Les seuls qui peuvent en finir avec ce cauchemar sont les musulmans eux-mêmes, ils doivent se lever tous et partout dans le monde et dire stop. Vos grands musulmans, président de ceci à Paris, grand imam à Limoges ou à côté, pourraient arrêter de se moquer de vous et lancer cet appel. Qu’ils aillent à Djedda, Téhéran, Alger, Damas, Bagdad, porter le message de la liberté.

Il ne faut pas désespérer le pèlerin mais il faut le lui dire: l’Occident est à l’agonie. Comment peut-il espérer vaincre l’islamisme avec si peu de moyens et tant de gens troubles dans ses rangs, prêts à toutes les coopérations? Il faut que les Occidentaux cessent d’être des Occidentaux idiots.

Dans un texte publié dans Tribune juive, vous avez souligné que l’imam Iquioussen a autorité pour émettre des fatwas contre X ou Y. Pourquoi faire le lien entre ces deux affaires? Qu’avez-vous pensé des polémiques sur cette expulsion?

L’autorité de l’État, dans un pays démocratique, ne doit en aucun cas être mise en doute. C’est le ministre de l’Intérieur qui l’incarne en premier. Annuler sa décision d’expulser ledit imam de cette manière légère est une atteinte grave à l’autorité de l’État. Je ne sais pas si vous l’avez remarqué: la plupart des prêches de l’imam Iquioussen sonnent comme des fatwas heureuses, mais qui dans la tête de ses élèves provoquent des failles abyssales. Quand il dit à ses élèves:«Vous êtes français, de vrais musulmans, respectez la laïcité, s’il vous plaît», il leur dit en vérité ceci:«Si vous ne respectez pas la laïcité qui est contre l’islam, le gouvernement dira que vous êtes de faux Français et vous accusera d’être de méchants musulmans et il interdira notre sainte religion, et ce n’est pas ce que vous voulez, n’est-ce pas?». J’avais appris ça à l’école de la taqiya quand j’avais 6 ans. Annuler son expulsion est une belle victoire offerte aux forces du mal, tapies dans les replis de la société française.

https://www.google.com/url?sa=t&rct=j&q=&esrc=s&source=web&cd=&cad=rja&uact=8&ved=2ahUKEwj9gfK_7tr5AhXRw4UKHXGDD8EQFnoECA4QAQ&url=https%3A%2F%2Fwww.lefigaro.fr%2Fvox%2Fsociete%2Fboualem-sansal-la-fatwa-de-l-iran-contre-salman-rushdie-attente-a-toute-l-humanite-20220818&usg=AOvVaw0P3YwW_NrSepaweZMdNbpS

Auteur de plusieurs dizaines d’ouvrages, Boualem Sansal a notamment publié  Le Serment des barbares (Gallimard, 1999),  Le Village de l’Allemand ou Le Journal des frères Schiller (Gallimard, 2008), couronné par quatre prix, 2084. La fin du monde (Gallimard, 2015), grand prix du roman de l’Académie française, et Le Train d’Erligen ou La Métamorphose de Dieu (Gallimard, 2019). Dernier roman paru: Abraham ou La Cinquième Alliance (Gallimard, coll. «Blanche», 2020).

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