ENQUÊTE« Successions saison II » (2/6). Cette dynastie du luxe à la française fut longtemps minée par les rivalités. Jusqu’au jour où, en 2011, un raid hostile du patron de LVMH conduisit les nombreux héritiers à faire front pour défendre ce qu’ils appellent « la maison ».
Plonger au cœur de la dynastie Hermès, c’est faire l’expérience de l’élégance et du bon goût, le meilleur paravent des secrets de famille. Chaque cousin se présente avec une courtoisie exquise, vous laissant ce petit temps de réflexion qui permet de remonter mentalement le long de son arbre généalogique. En attendant que vous y voyiez plus clair, il vous sera proposé un darjeeling, dans un ravissant service à thé… Le décor ? Un musée parisien, ouvert avec parcimonie à des invités triés sur le volet au 24, rue du Faubourg-Saint-Honoré, siège historique de l’entreprise. On peut y admirer la collection de l’aïeul Emile Hermès, reconstituée, des années durant, à coups d’acquisitions dans les ventes aux enchères : une accumulation de malles à serrurerie sophistiquée, de selles d’amazone et de trompe-l’œil en papier. Difficile d’imaginer, devant tant de merveilles, qu’il y a dix ans, cette famille royale du luxe a failli tout perdre sous les coups de boutoir du numéro un du secteur, le patron de LVMH, Bernard Arnault.
Dans cette tribu protestante, même le vocabulaire est choisi avec soin. On ne parle pas de l’entreprise mais de la « maison ». On ne dit pas « cher », mais « coûteux ». Un service marketing ? Quelle vulgarité ! Dans les ateliers, les artisans qui taillent et cousent des peaux douces comme des caresses pour en faire des sacs semblent considérés avec la même estime que s’ils étaient patrons. Le week-end, le PDG en titre, Axel Dumas, peut flâner en jean et chemise blanche dans les librairies de Saint-Germain-des-Prés sans que personne devine qu’il appartient à l’une des plus riches familles françaises : une fortune évaluée à 78,7 milliards d’euros en 2022, trois cents boutiques à travers le monde, 17 000 salariés et une société affichant un résultat net de 2,445 milliards d’euros en 2021. Une réussite insolente que la pandémie a encore consolidée.
« C’est un peu l’Ukraine »
Nous avons donc été un peu désarçonnées lorsqu’un très bon connaisseur de la « maison » nous a dit tout à trac : « Vous savez, les Hermès, c’est un peu l’Ukraine. Une culture et un magnifique savoir-faire, trois branches dont les liens sont un peu distendus, un tiers d’exilés fiscaux et une fortune qui les classe parmi les Français les plus riches. Et puis soudain, juste au moment de la succession, la guerre. Celle qui menace votre indépendance et ressoude tout le monde autour du pays. » Et là, les sacs, les foulards et les cravates de soie se sont écartés, comme le rideau d’une scène de théâtre, éclairant la dynastie juste avant le séisme qui a failli la déchirer.
Remontons donc un peu en arrière, jusqu’à 2010. Hermès a cent soixante-treize ans d’existence, mais, pour la première fois, après six générations aux commandes, ce n’est plus un membre de la famille qui dirige. Quatre ans auparavant, Jean-Louis Dumas, le mythique héritier qui, en un quart de siècle, a internationalisé la société et l’a hissée au premier rang de l’artisanat de luxe, a dû céder la place à son fidèle directeur général, Patrick Thomas. « Jean-Louis », comme tout le personnel d’Hermès appelle affectueusement cet homme joyeux et charismatique, ne pouvait plus cacher les atteintes des maladies de Parkinson et de Charcot. Le 1er mai 2010, il s’est éteint doucement et, désormais, la « maison » tremble : le successeur n’est pas prêt.
Patrick Thomas, en loyal régent, s’est pourtant attaché à préparer au mieux un dauphin. C’est lui qui a repéré en 2005, parmi la multitude de cousins des trois branches de la dynastie (les Dumas, les Puech, les Guerrand), le neveu du regretté Jean-Louis, Axel, un diplômé en droit, en sciences politiques et en philosophie, qui travaille chez Paribas, à Pékin et à New York. Né en 1970, il est encore jeune, mais il a été élevé dès l’enfance dans l’esprit maison par son père, Olivier Dumas, un médecin passionné par Jules Verne, et davantage encore par sa mère, Michèle, directrice générale adjointe d’Hermès, une des rares femmes de la famille à avoir occupé un tel poste, morte d’un cancer à l’âge de 55 ans. Et puis, il appartient à la branche des Dumas, la seule, parmi les trois, à avoir toujours dirigé.
Toute sa jeunesse, Axel a humé le parfum du cuir et du travail bien fait dans les ateliers et le magasin de la rue saint-Honoré, grimpant sur la selle du grand cheval à bascule trônant dans la boutique. Marié à une journaliste de Libération, il a conservé de son éducation une liberté d’esprit et un humour pince-sans-rire. Il a l’allure d’un dandy des beaux quartiers, avec sa raie au milieu et ses costumes bleu nuit, mais au fond, c’est une personnalité sans faux-semblants ni vanité.
Axel a été quasiment élevé avec le fils de Jean-Louis, Pierre-Alexis, désormais directeur artistique de la « maison ». Les deux cousins« s’entendent comme deux frères qui s’aiment », a de surcroît noté Patrick Thomas. Dès lors, le directeur général s’est attaché à nommer son poulain à tous les postes-clés de la « maison » : la joaillerie, en 2006, la maroquinerie, en 2008, avant de l’envoyer à l’université Harvard, aux Etats-Unis.
Axel n’ignore pas que, même malade, Jean-Louis a résisté presque jusqu’au bout à l’idée que quiconque puisse lui succéder. Dès qu’il était question de son neveu, il balayait : « Il a tout à apprendre ! », puis, lorsque son interlocuteur insistait : « On a bien le temps ! » En 2009, Maurice de Kervénoaël, le membre du conseil de surveillance mandaté pour auditionner la nouvelle génération, a cependant été formel : Axel est bien le plus compétent, mais aussi le plus consensuel aux yeux des soixante-dix héritiers actionnaires. « Ce n’est pas Jean-Louis qui m’a désigné, c’est la maison qui a décidé de la succession à sa place », reconnaît aujourd’hui Axel Dumas.
« J’ai acquis 17 % de votre société »
En cette année 2010 où le pouvoir paraît encore en suspens, il est toujours en apprentissage à Harvard. Il s’y fait un réseau et étoffe ses lectures. Son livre de chevet ? Seuls les paranoïaques survivent, écrit en 1996 par l’ancien patron américain d’Intel, Andrew Grove, qui professe que « tout succès recèle les germes de sa propre destruction ». C’est une bonne référence pour aborder l’épisode qui va suivre…
Un samedi matin, le 23 octobre 2010, le téléphone sonne chez Bertrand Puech, le représentant de la deuxième branche de la famille, qui préside le conseil de surveillance d’Hermès. « Cher ami, c’est Bernard Arnault. Je m’apprête à déclarer que j’ai acquis 17 % de votre société. Je me réjouis que nous puissions être désormais associés. » Bernard Arnault ! Bertrand Puech manque de s’étouffer. Au sein de la vénérable maison Hermès, on a toujours traité avec une forme de condescendance ce géant de l’industrie du luxe. « Nous ne sommes pas de ceux qui impriment leur logo par dizaines sur des sacs en plastique », dit-on volontiers rue du Faubourg-Saint-Honoré, comme si les produits siglés Louis Vuitton, fleuron de LVMH, représentaient le comble du mauvais goût.
Depuis plus de vingt-cinq ans qu’il construit le succès de son groupe, personne ne connaît mieux la valeur d’Hermès que Bernard Arnault. Il en est à la fois un admirateur sincère et un rival acharné. Quel rêve ce serait de fondre la plus prestigieuse maison de l’artisanat d’excellence dans l’empire LVMH ! « Le loup en cachemire », c’est ainsi qu’on le surnomme dans le milieu des affaires. Sa spécialité ? Repérer les mésententes familiales pour mieux s’emparer des entreprises convoitées. Les conditions de la fin de règne de Jean-Louis Dumas ne lui ont pas échappé.
Les cousins évincés
Des complexités de la dynastie, il connaît presque tout. En 1993, Hermès est entré en Bourse, mais 74 % du capital est resté entre les mains du clan. Les trois branches n’y ont pas tout à fait la même part, cependant, et surtout pas la même implication dans le pilotage des affaires. Les Dumas sont depuis toujours aux manettes et Jean-Louis avait pris soin d’évincer ses cousins du comité exécutif. Les Puech, deuxième branche la plus importante, dirigent, à travers Bertrand Puech, la holding familiale. Ceux-là affichent le même protestantisme sobre, où l’on ne parle pas de son argent ni ne l’étale, mais certains des cousins ont pris la tangente, exilés dans des paradis fiscaux où ils se contentent de percevoir leurs dividendes.
Les Guerrand, enfin, passent pour les flambeurs de la famille. Hormis Jérôme Guerrand, le président du conseil de surveillance d’Hermès International, habitué à venir au bureau sur une vieille Mobylette, les quatre autres cousins Guerrand entendent avant tout profiter des bienfaits dont ils ont hérité. Leur train de vie est « sans commune mesure avec celui des cousins Dumas », note dans son livre, Les Dynasties du luxe(Perrin, 2010), l’ancien directeur général délégué de Gucci, Yann Kerlau, qui recense les équipages de polo, les appartements somptueux, les propriétés au Portugal et les villas à Marrakech.
Patrick Guerrand, le frère de Jérôme, a bien tenté de prendre de plus amples responsabilités. Ce grand joueur de polo a le sens du chic et beaucoup de goût. Mais il ne s’entendait pas avec son cousin, Jean-Louis Dumas, et les relations sont devenues électriques. Un accord moyennant une compensation financière a finalement été rédigé pour qu’il se retire de la direction générale. Alors que les avocats avaient réuni les deux cousins, Patrick a essayé de plaider une dernière fois sa cause « Je t’assure ne m’être jamais senti comme ton concurrent… » Réponse sèche de Jean-Louis : « Tu as raison, nous ne boxons pas dans la même catégorie. » Il a fallu six mois supplémentaires pour que le protocole d’accord soit paraphé…
« Mercure », c’est ainsi qu’a été nommée l’opération imaginée par LVMH. Son objectif : identifier les « maillons faibles » et miser sur un délitement de la famille
Comment Bernard Arnault a-t-il appristant de détails sur cette famille qui lui ressemble si peu ? Depuis quelque temps, Bernard Squarcini, l’ancien directeur central du renseignement intérieur recyclé dans la sécurité privée, en relation avec le bras droit du patron de LVMH, Pierre Godé, s’est procuré de précieuses informations sur la situation fiscale de douze héritiers-clés du groupe familial. Il a repéré les rentiers à gros besoins, les divorcés à lourde pension alimentaire, les descendants des autres branches qui se moquent bien de posséder une société dirigée par les Dumas ou ceux qui désirent respirer plus librement, hors de la vigilance familiale et de son protestantisme austère. Bref, tous les « vendeurs » potentiels.
Bernard Arnault connaît bien ces héritiers de « la grande tribu des inutiles », comme les qualifie l’un des barons de son groupe, toujours prêts à s’installer en veste de chasseur et foulard de soie aux premiers rangs des compétitions hippiques et aux tribunes des matchs de polo, sans savoir ce que signifie aller au bureau. Pour avoir mené des raids sur d’autres sociétés, ce bourreau de travail, qui vit et dort pour son groupe, sait que ceux-là sont moins attachés à leurs entreprises, aux employés, à la simple idée d’un métier.
« Mercure », l’équivalent romain d’Hermès, le dieu messager du commerce des Grecs, c’est ainsi qu’a été nommée l’opération imaginée par LVMH. Son objectif : identifier les « maillons faibles » et miser sur un délitement de la famille, afin de racheter le maximum de parts et de modifier ainsi, comme disent ses banquiers conseils, « les équilibres structurels » du capital de la société convoitée.
Un montage financier complexe
Rue du Faubourg-Saint-Honoré, personne n’a rien vu venir. En vérité, depuis 2002, Bernard Arnault a commencé à racheter des actions Hermès çà et là, et jamais quiconque dans la famille ne s’en est aperçu. Pour mieux masquer son entrée au capital, le patron de LVMH a usé d’un montage financier complexe passant par des paradis fiscaux, au Luxembourg, dans l’Etat américain du Delaware et au Panama. Plus inquiétant, la famille Hermès a aussi découvert que le propre frère de Bertrand Puech, Nicolas, installé en Suisse, a probablement vendu, par l’intermédiaire de son gestionnaire de fortune, une partie de ses actions, permettant à Bernard Arnault d’élargir son butin.
Chez les Hermès, après le coup de fil triomphant du patron de LVMH, c’est le branle-bas de combat. Dès le lundi, l’avocat de la famille, Philippe Ginestié, organise à l’hôtel Bristol, à mi-chemin entre le siège d’Hermès et celui de LVMH, une réunion au sommet. D’un côté Bernard Arnault et son bras droit, Pierre Godé. De l’autre, Bertrand Puech et le directeur général d’Hermès, Patrick Thomas. Axel Dumas, prêt à rentrer au plus vite des Etats-Unis, a été prié de rester à Harvard. Il ne faudrait pas diffuser à l’intérieur de la « maison » un sentiment de panique, pourtant bien réel.
L’avocat Philippe Ginestié se souvient encore, abasourdi, de ce face-à-face entre des hommes que tout oppose. « Dans mon monde, s’insurge Bertrand Puech, lorsqu’on prend une participation, on invite d’abord à déjeuner pour s’assurer que tout va bien. » « Nous n’en avons pas eu le temps », assure Bernard Arnault. « Vous achetez nos actions depuis plusieurs années et vous n’avez pas eu le temps ? C’est bien ce que je disais, nous ne sommes pas du même monde ! », rétorque l’héritier Hermès, comme si, dans ces affaires d’OPA, la bienséance était encore de mise…
La guerre est déclarée et la méfiance partout. Si Bernard Arnault a pu pénétrer si facilement les secrets de famille, c’est qu’il a des informateurs bien placés ou les moyens techniques d’espionner. « Soyez prudent, même dans votre vie privée », ont prévenu plusieurs grands patrons ayant déjà eu maille à partir avec l’insatiable groupe LVMH. Plusieurs cousins remarquent qu’ils sont suivis, que leur domicile et leurs résidences secondaires sont photographiés. Dans les bureaux des dirigeants d’Hermès, le moindre cliquetis sur une ligne téléphonique éveille les soupçons, et on se parle désormais en allusions codées. On a fait venir des spécialistes pour équiper l’immeuble d’un système de brouillage des écoutes.
« Tout ce que j’ai bâti en trente ans, vous allez le détruire », avait lancé cruellement Jean-Louis Dumas au fidèle Patrick Thomas qui, après sa retraite forcée, venait pourtant tous les deux jours à son chevet lui donner l’illusion qu’il gouvernait encore. Patron fantasque et créatif, Jean-Louis Dumas n’avait pas vu la véritable menace : la concentration de l’industrie du luxe au sein d’empires en pleine expansion. En 2002, alors que Bernard Arnault grignotait miette par miette le capital de son rival convoité, le charismatique patron organisait une tombola interne, afin que ses employés découvrent « la beauté du monde ». Chacun avait été prié de noter sur un papier son voyage idéal. Les vendeurs japonais de la boutique de Tokyo demandaient à découvrir Versailles, un chauffeur rêvait de voir des gorilles au cœur de l’Afrique, d’autres encore s’imaginaient traverser l’Europe à cheval jusqu’à Saint-Pétersbourg. Tant d’insouciance, alors qu’une guerre féroce se préparait…
Le « déniaisement »
A la fin 2011, Bernard Arnault est monté au capital d’Hermès à hauteur de 22 %, et la plupart des banquiers prédisent qu’il ne mettra plus que quelques mois pour ravir la vénérable maison. Il faut réagir d’urgence. Axel Dumas est rentré à Paris. A 41 ans, le voici nommé directeur des opérations d’Hermès International, et bientôt cogérant aux côtés de Patrick Thomas. Personne ne peut désormais ignorer qu’Hermès a trouvé son héritier. C’est une sacrée entrée en matière pour lui. « Cette attaque hostile a joué un peu le rôle de déniaisement », reconnaît-il aujourd’hui.
Au-delà, toute la famille doit renoncer à sa naïve tranquillité. Car le groupe n’est pas encore sauvé. Qui sait si Bernard Arnault et surtout son âme damnée Pierre Godé, expert en procédures et opérations sensibles, n’ont pas déjà circonvenu de nouveaux héritiers ?
Hermès dépose une plainte auprès de l’Autorité des marchés financiers (AMF). Mais cela ne suffit pas. Bertrand Puech et Patrick Thomas imaginent une parade : convaincre la cinquantaine de porteurs d’actions majeurs de la famille de geler pour vingt ans leurs avoirs, afin d’éviter la tentation d’une vente à un prédateur. Chaque personne disposant d’au moins 0,5 % du capital devra se déclarer nominativement dans cette nouvelle holding, afin qu’Hermès puisse enfin savoir qui possède quoi. Axel Dumas et les cousins les plus actifs de sa génération ont été mis dans la confidence. Pour eux, le pari vaut d’être tenté.
Le 14 décembre 2011, une soixantaine d’héritiers se retrouvent donc à 10 heures dans l’un des salons du traiteur Potel et Chabot, dans le 16earrondissement de Paris. Le montage technique expliqué par les avocats pourrait se résumer ainsi : la nouvelle holding qui leur est proposée doit regrouper les porteurs de 62,85 % des parts familiales et bloquer 80 % de leurs avoirs, soit à l’époque 8 milliards d’euros. Autant d’argent en moins pour financer le train de vie luxueux des héritiers, c’est un sacrifice pour beaucoup. De surcroît, un tiers des bénéfices annuels sera obligatoirement réinvesti dans l’achat d’actions flottantes, pour éviter que des investisseurs extérieurs ne s’en saisissent. C’est un sacré engagement, mais aussi le seul moyen d’assurer l’indépendance de la marque. Julie Guerrand, membre de la sixième génération, a été désignée pour prendre la tête de la future holding.
L’alliance H51
Juste avant le déjeuner, alors que la séance de questions vient de s’achever, arrive le moment de vérité : « Que ceux qui sont d’accord se lèvent. » Il n’y a pas une seconde d’hésitation, toute la salle se dresse comme un seul homme. « Ce soir, je suis encore plus fier d’être un Hermès ! », souffle un cousin Guerrand. Les avocats n’ont plus qu’à rédiger les règles de ce pacte d’actionnaires : H51 (pour 51 membres de la famille qui y ont adhéré) est né. Seul Nicolas Puech a refusé d’en être. Bientôt, l’AMF dévoilera que c’est bien lui qui a permis à LVMH de monter dans le capital d’Hermès en vendant 8,8 millions de titres aux banques mandatées par le groupe de Bernard Arnault. Sans ses actions, les banques n’auraient pas pu mettre en place les equity swaps, ce montage opaque qui a permis cette prise de participation hostile et secrète.
En 2014, LVMH a été condamné par l’AMF à une amende de 8 millions d’euros pour ces pratiques trompeuses. Financièrement, un moindre mal pour le géant du luxe, qui a tout de même engrangé une plus-value de 3,4 milliards d’euros, le cours d’Hermès ayant doublé sur la période… Mais l’image de Bernard Arnault en ressort abîmée. Huit ans plus tard, les traces du traumatisme sont toujours présentes. Hermès et LVMH continuent à se vouer une détestation tenace, comme en témoignent les bras de fer auxquels les deux groupes se livrent pour l’emplacement d’une boutique où chacun se met soudain à surenchérir pour empêcher l’autre de s’y installer.
« Bernard Arnault nous a rendu un grand service en réveillant un sentiment de solidarité dans la famille, cela a été la bataille de ma génération », Axel Dumas, l’actuel gérant d’Hermès
En juin, à l’occasion de l’élection du président du Comité Colbert, qui regroupe les maisons de luxe et défend leurs intérêts, les hommes de Bernard Arnault se sont félicité de l’élection de Laurent Boillot, le PDG d’Hennessy. Le patron de l’un des fleurons de LVMH succédait ainsi pour la première fois au directeur général d’Hermès, Guillaume de Seynes, l’un des cousins d’Axel Dumas. Ce dernier relativise ces compétitions entre les deux groupes. « Bernard Arnault nous a rendu un grand service en réveillant un sentiment de solidarité dans la famille, constate-t-il, cela a été la bataille de ma génération. » Le fameux effet « guerre en Ukraine »…
Jusqu’à ce raid hostile, les héritiers Hermès avaient un peu oublié qu’ils étaient une famille. Axel Dumas semble avoir tiré les leçons de cette fragilité et veille désormais au maintien du lien à l’intérieur du clan, seul garant fiable de la solidité de l’entreprise. Deux fois par an, il organise ainsi des dîners pour la septième génération, plus nombreuse, afin d’évoquer l’histoire de la « maison » et de transmettre les valeurs d’Hermès qu’il énonce ainsi : courage, tolérance, bienveillance, esprit critique et liberté.
Les conjoints sont conviés aux fêtes et l’ensemble des héritiers s’est vu proposer de partir en Italie visiter les fournisseurs, à Shanghaï pour l’ouverture d’une boutique, et bientôt à New York, où Hermès inaugurera sous peu un magasin. « Notre contre-modèle, assure le littéraire Axel, c’est La Comédie humaine, de Balzac, ou encore Les Buddenbrook, de Thomas Mann », ces grands romans qui racontent le déclin de familles minées par les jalousies et la médiocrité. Désormais, le cousin Guillaume de Seynes travaille au bout du couloir, tout près d’Axel. L’autre cousin, Pierre-Alexis Dumas, le directeur artistique d’Hermès, navigue dans les étages et les ateliers de la rue du Faubourg-Saint-Honoré, et Henri-Louis Bauer, le neveu de Bertrand Puech, a pris la tête de la structure qui rassemble les héritiers. « Nous sommes tous numéro deux », assure modestement Axel Dumas. Avant d’ajouter en souriant : « Le numéro un, évidemment, c’est Hermès. »
Raphaëlle Bacqué et Vanessa Schneider Pour Le Monde
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