ENQUÊTE« Successions saison II » (4/6). L’éviction, en 1984, de l’un des fils Gallimard, Christian, au profit de son frère Antoine, actuel patron du groupe, fut un déchirement majeur qui a marqué l’histoire de la grande maison d’édition. Et signé une rupture indéfectible entre les deux hommes.
A chaque assemblée générale des éditions Gallimard, la direction du groupe reçoit une épaisse lettre recommandée venue de Suisse. Son contenu ne varie guère, année après année : l’expéditeur passe au crible les chiffres, critique les choix, remet en cause les audits et la stratégie, distribue les bons et surtout les mauvais points.
Les cinq parts que détient ce petit actionnaire ne lui donnent pas droit à grand-chose, si ce n’est d’avoir accès au bilan de l’entreprise et de dire ce qu’il en pense. Inutile de préciser qu’il n’a jamais reçu aucune réponse à ses courriers. Cet homme, qui réunit tous les ans un comptable et un commissaire aux comptes pour décortiquer pendant des jours les documents qu’il reçoit de Paris, s’appelle Christian Gallimard. Il est le frère aîné d’Antoine, le patron de la prestigieuse maison, premier éditeur indépendant de France, riche d’un fonds exceptionnel de 40 000 titres et de 9 000 auteurs.
Dans ce roman vrai qu’est l’histoire des Gallimard,Christian, 77 ans, joue le rôle de l’ancien fils prodigue devenu maudit. C’est lui qui avait d’abord été choisi par leur père, Claude, pour lui succéder, avant d’être violemment écarté du pouvoir, en 1984, au profit de son cadet, Antoine. Depuis, les deux frères ne se sont plus jamais adressé la parole. Aux obsèques de leur père, en 1991, ils se tenaient de part et d’autre du cercueil, sans s’échanger le moindre regard. Les déchirements de cette fratrie ne racontent pas seulement un conflit d’héritage. Ils dessinent aussi un clan prêt à assumer les pires violences pour faire perdurer son nom.
Christian, Antoine… Autant de points communs que de différences irréconciliables. Nous avons rencontré les deux hommes. Le premier, vêtu d’une veste de chasse brune, est venu spécialement à Paris, où son dernier séjour remontait à trois ans. Depuis sa répudiation, il vit à Genève, où il a fait construire chez lui une immense bibliothèque abritant 12 000 ouvrages, ceux de son père et de son grand-père, son héritage, un trésor qui lui donne l’illusion de faire encore partie de la famille. En Suisse, il a rebâti une maison d’édition, où est notamment publiée la série à succès pour enfants Max et Lili. Il l’a baptisée « Calligram », une (presque) anagramme de Gallimard. On ne se débarrasse pas si facilement de son passé…
Une enfance peuplée de célébrités
Le second, Antoine,75 ans, nous a accueillies en fin de journée à l’abri des regards, dans son bureau de la rue Gaston-Gallimard aux murs recouverts de volumes de « La Pléiade », au sein d’un immeuble parisien hanté par des fantômes prestigieux, de Proust à Aragon, de Gide à Céline, de Sartre à Camus, Faulkner ou Nabokov. Un temple consacré à la littérature et aux sciences sociales, un fleuron de la culture française sur laquelle règne sans partage et avec succès « Antoine », comme on l’appelle ici.
Christian et Antoine ont vécu la même enfance dorée, avec Françoise, leur sœur aînée, et Isabelle, la petite dernière. Ils partageaient le vaste appartement, au 17, rue de l’Université, à deux pas de la maison d’édition fondée en 1911 par leur grand-père Gaston. Leurs parents, Claude Gallimard et Simone Cornu, dont le père fut secrétaire d’Etat à la culture, y hébergeaientle temps de quelques nuits des écrivains comme Milan Kundera ou J. M. G. Le Clézio.
Gaston, qu’ils allaient voir dans son bureau en sortant de l’école, les a couvés et gâtés, les emmenant déjeuner au Grand Véfour ou chez Lasserre. A chacun, il offrit une voiture pour son baccalauréat. Christian, le préféré, reçut en plus d’une Fiat 1200, un bateau. Les week-ends se déroulaient à Pressagny-l’Orgueilleux (Eure), un village normand. Les Gallimard y avaient acquis plusieurs maisons. Les célébrités affluaient : Paul Morand arrivait au volant de sa Torpédo ; Roger Nimier, Jean Giono ou encore Cioran avaient leurs ronds de serviette. L’été, la famille se languissait sous le soleil de la Côte d’Azur à la Balandrane, la belle demeure acquise par Gaston à La Croix-Valmer. Les enfants jouaient au tennis et pratiquaient la voile. « Nous étions des privilégiés », reconnaît Christian Gallimard.
Lui et son frère Antoine ont en commun ce physique de « bon meunier », ainsi que l’écrivainJean Cau décrivait leur grand-père Gaston. Des hommes solides aux visages ronds et empourprés, qui les font ressembler davantage à des travailleurs des champs qu’à des figures en vue del’aristocratie intellectuelle. Des personnalités déterminées, que l’on devine implacables, secrètes et indéchiffrables, fuyant les mondanités, détestant parler d’elles-mêmes. Il a donc fallu insister pour que chacun raconte au Monde sa version de leur guerre de succession.
« Programmé pour entretenir la lignée »
Si les deux hommes sont d’accord sur un point, c’est qu’ils ne se sont jamais appréciés. « Même enfants, nous ne nous entendions pas, se rappelle Antoine. Nous n’avons jamais eu aucun atome crochu, aucune vie affectueuse ou familiale commune. Nous nous sommes encore éloignés davantage avec Mai 68 : je fréquentais le Mouvement du 22 mars alors que mon frère soutenait de Gaulle. »
Mais dans cette famille qui a, depuis plusieurs générations, une haute opinion d’elle-même, on ne s’arrête pas à cela. « Chez nous, dès qu’on sait lire, on est programmé pour entretenir la lignée. Ça ne se décide pas à 18 ans, mais à 5. Quand on porte le nom des Gallimard, on entre chez Gallimard », résume Christian. C’est donc tout naturellement que leur père, Claude, a fait venir ses quatre enfants dans la maison d’édition. « Travailler avec lui allait de soi, il n’était pas nécessaire d’en parler, précise Isabelle, la benjamine. A l’adolescence, mon père nous a demandé de cesser de l’appeler “papa” pour “Claude”. C’était un moyen de nous préparer. » Françoise, l’aînée, est nommée responsable de la littérature anglo-saxonne. Christian, lui, rejoint l’entreprise en 1968 et en devient rapidement le numéro deux. Antoine arrive à son tour au service juridique, puis Isabelle aux cessions de droits.
Question d’époque sans doute, Claude ne songe pas un instant à faire de sa fille Françoise sa successeure, bien qu’elle soit l’aînée. « Dans cette famille, les femmes sont certes très aimées, mais pas toujours bien traitées, confiait leur mère, Simone, au Figaro le 7 février 1990. Je me souviens qu’on disait pour Françoise : “il faut qu’elle sache taper à la machine”. Claude a été un père merveilleux, mais il a privilégié ses fils. » Plus de trente ans plus tard, toute vêtue de rouge et son chien à ses pieds, dans son bureau du Mercure de France, la maison d’édition qu’elle dirige aujourd’hui, Isabelle acquiesce : « Chez nous, on ne poussait pas les filles à faire des études, on pensait qu’elles allaient trouver un mari. »
Christian, le fils élu
D’emblée, Claude n’a d’yeux que pour son aîné, Christian, diplômé en économie et doté d’une âme d’entrepreneur. « Son grand amour, ce ne sont ni ses autres enfants ni moi, c’est son fils Christian, expliquait Simone dans le même entretien au Figaro. Il a eu un amour passion, comme on en voit rarement entre père et fils, un genre de Père Goriot. Il a mis son fils en selle très jeune et très vite, très tôt, trop. Il avait 20 ans et il était le roi. »
Pendant que son frère s’investit dans l’entreprise familiale, Antoine mène la dolce vita. Après avoir raté Normale-Sup, il s’inscrit à Assas, se rêve un temps journaliste et livre quelques piges au journal Paris-Normandie. De retour à Paris, en 1973, il rejoint l’entreprise par la petite porte, avant de diriger la collection « L’Imaginaire ». Il lui faudra attendre 1979 pour que son frère Christian lui confie la collection de poche « Folio ».
A cette époque, personne n’imagine Antoine en grand patron, pas même lui. « J’ai eu la chance de ne pas être l’aîné, confie-t-il. Cela a détourné de moi les pressions et les projections de la famille. » Le jeune homme qu’il était alors, il le décrit ainsi : « Solitaire, timide, amoureux de la nature. Je pensais que travailler trop n’était pas forcément une bonne chose. » Pendant qu’Antoine cultive son dilettantisme, aime les jolies filles et les belles décapotables, flirte avec les situationnistes de Guy Debord, Christian s’épuise à chercher de nouvelles sources de profits. Il décide d’informatiser la maison, de créer une filiale audiovisuelle avec Gaumont, souhaite lancer la vente par correspondance. Surtout, il désire avoir les mains totalement libres. « Pour faire des choses intéressantes, il faut avoir le pouvoir », explique-t-il aujourd’hui, parlant si vite que les mots se bousculent : il semble avoir encore tant de choses à dire…
Punition paternelle
Claude nourrissait un amour fou pour ce fils façonné à son image. Mais, maintenant qu’il mesure son impatience et son envie de modernité, maintenant qu’il observe cette façon brutale et arrogante de bousculer les habitudes sans se préoccuper d’être aimé des employés de la maison, il se sent menacé. « Il fallait aller vite, je n’avais pas le temps de prendre des pincettes, admet Christian Gallimard. Je me suis fait plein d’ennemis. J’avais le chef de la fabrication et le directeur financier à dos. Ils se sont dit : “Jusqu’où va-t-il aller ?” » Il soupçonne aussi la seconde épouse de son père, Colette Duhamel, de monter Claude contre lui pour mieux placer son propre fils, Olivier.
Jusqu’à ce jour de 1984 où le père prend prétexte d’un investissement malheureux de son fils à Lyon pour s’en débarrasser du jour au lendemain. Comme on punit un enfant, il lui ordonne de quitter son bureau pour s’installer au grenier. La famille pense à une brouille passagère. Le fils chéri peine à croire en sa disgrâce. Humilié, il part à Genève avec son épouse, leur premier enfant et ses valises sur le toit de la voiture. Georges Kiejman, l’avocat des Gallimard, doit intervenir auprès de Claude pour « qu’il laisse au moins sa vieille bagnole à Christian. Il voulait tout lui prendre ».
« Les Gallimard ne supportent pas qu’on leur fasse de l’ombre, même s’ils fuient la lumière », Georges Kiejman, avocat de la famille
Le choc est si brutal que le fils rejeté pense que son père va le rappeler pour s’excuser et lui demander de revenir. Mais ce dernier demeure inflexible. « Christian allait avoir 40 ans, il a manqué de patience et de politesse envers son père, il l’a trop bousculé, estimait sa mère, Simone, en 1991. Il se croyait indispensable, mais on peut se passer de tout le monde. » « Claude avait trop souffert d’avoir été mis en rivalité avec son propre cousin pour supporter que son fils se conduise en sultan, analyse pour sa part Me Kiejman. Les Gallimard ne supportent pas qu’on leur fasse de l’ombre, même s’ils fuient la lumière. » Elle est probablement là, la clé pour comprendre ce reniement digne d’une tragédie grecque : Claude ne pouvait pas être humilié une nouvelle fois. Car lui non plus, pourtant fils unique du patriarche Gaston Gallimard, n’était pas l’héritier souhaité…
Michel, le cousin préféré
Dès 1919, Gaston a fait entrer son frère Raymond dans l’affaire, lui confiant la gestion et l’administratif tandis qu’il s’occupe des auteurs et de l’expansion de l’entreprise. Raymond a un fils, Michel, et comme Gaston Gallimard n’envisage pas de travailler autrement qu’en famille, il a fait en sorte qu’en 1936, son fils Claude et, en 1941, son neveu Michel les rejoignent. Il faut imaginer ces quatre-là partageant le même bureau au premier étage des locaux de la rue Sébastien-Bottin (7e arrondissement) du matin au soir. Le week-end, les voici encore ensemble à Pressagny-l’Orgueilleux, avec dîner le dimanche soir dans un restaurant parisien pour parler boutique. Mais l’ambiance n’est pas toujours au beau fixe. Les deux cousins ne se ressemblent en rien et, pour tout dire, ne s’entendent pas.
Claude a été élevé par sa mère, après le divorce de ses parents, et il est aussi timide et introverti que son pèreGaston est truculent et plein d’audace. Dansles années d’après-guerre, Michel, le fils de Raymond, affiche des sympathies de gauche et devient la coqueluche des auteurs qui vantent son charme et son érudition, quand Claude, plus pâlot, veille aux comptes. Tout naturellement c’est son neveu Michel, qui lui ressemble davantage, que Gaston veut voir lui succéder. Sa préférence est de notoriété publique, mais rien ne se passe comme prévu. En janvier 1960, sur une route de l’Yonne, Michel décède au volant de sa Facel Vega, avec Albert Camus, son meilleur ami, qui meurt à ses côtés. Ravagé de tristesse, Gaston n’a plus le choix : finalement, Claude lui succédera. L’héritier du sang devient l’héritier légitime. « La succession chez nous est une histoire de destin », résume Christian Gallimard.
Menaces de procès, tractations entre avocats
C’est aussi une affaire de détermination et, comme souvent au cœur du pouvoir, de stratégie. Une fois Christian écarté par ce père qui, lui-même, n’avait pas été choisi, Antoine comprend qu’il doit saisir sa chance et reprendre le flambeau. Puisqu’il n’était pas le favori, il n’a rien à perdre. Il se prépare à un conflit familial, aussi sanglant qu’inévitable : « Je n’avais pas le choix. Ne pas bouger, c’était faire faillite. »
Le 24 juin 1987, Françoise s’étonne de recevoir un bouquet de fleurs de son frère cadet pour son anniversaire. Cette attention, si rare de la part d’Antoine, ne lui ressemble pas. Deux mois plus tard, elle y voit plus clair : son frère n’a-t-il pas cherché à l’attendrir ? Lors de l’assemblée générale de l’entreprise, Françoise, Christian et Isabelle découvrent qu’Antoine a acquis, en plus des 12,5 % des parts que chacun possède à parité, 13 % supplémentaires, cédées par leur père, Claude, dans leur dos. Une déflagration. Les Gallimard sortent de leur traditionnelle réserve pour s’écharper au grand jour. Menaces de procès, tractations entre avocats, le climat devient délétère. La fratrie ne s’en relèvera pas.
Isabelle, la petite dernière, est la seule de la famille, aujourd’hui encore, à garder des relations avec l’ensemble de ses frères et sœur. La seule, aussi, à avoir conservé sa maison à Pressagny, à côté de celle d’Antoine, alors que Françoise et Christian se sont débarrassés des leurs. « J’ai l’esprit de famille, dit-elle dans un sourire un peu triste. C’était une époque très désagréable, je ne veux plus penser à tout ça. »
« Je ne leur demande pas de s’aimer mais de travailler ensemble », disait Simone Gallimard de ses deux fils en 1991
« Tout ça », c’est une famille déchirée. Lorsque Claude meurt en 1991 de la maladie d’Alzheimer, la guerre de succession devient plus terrible encore. Françoise et Christian menacent de vendre leurs parts, ce qui pourrait signifier le dépeçage et la mort des éditions Gallimard. Rusé et stratège, Antoine obtient le soutien d’écrivains emblématiques comme Marguerite Duras, Michel Butor, Milan Kundera ou Michel Tournier, qui signent ensemble une tribune pour rappeler la famille à la raison.Ils craignent pour leur maison commune, sans savoir encore si Antoine a les atouts pour la sauver. Mieux, ce dernier défend sa cause auprès du pouvoir politique. Depuis l’Elysée, François Mitterrand, grand amoureux des lettres, demande à la BNP de racheter les parts de Françoise, de Christian et d’Isabelle, et aide au montage d’un pacte d’actionnaires avec les groupes Einaudi et Havas, très favorableà Antoine.
Sur ce champ de ruines où se sont affrontés ses enfants, Simone Gallimard livre son analyse psychologique. Est-ce sa fréquentation des écrivains ? Dans l’entretien au Figaro, en 1990, elle parle de ses fils comme un romancier de ses personnages, sans se préoccuper de la réalité de leurs sentiments. « Antoine, sans le savoir, a dû souffrir de la préférence de son père pour Christian. Et Christian a eu un grand tort, son seul tort : il n’a pas vu Antoine. Il ne l’a pas méprisé, il ne l’a pas écrasé, il n’a pas été méchant. Il ne l’a pas regardé. » Pour le reste, la réconciliation dont elle rêve n’a rien à voir avec l’affection fraternelle : « Je ne leur demande pas de s’aimer mais de travailler ensemble. Je ne leur demande pas d’être heureux. » Mesure-t-elle ce qu’une telle phrase a de terrible ? Pourtant divorcée depuis 1979, Simone a intériorisé l’idée que la perpétuation de l’entreprise prime sur le bonheur individuel de ses enfants.
Quatre héritières
Et Antoine ? « Il est devenu patron d’un coup, avec audace ! », se rappelle, admiratif, le romancier Erik Orsenna qui l’a connu à l’âge de 19 ans. Tenace, fier, méfiant et prudent, mais capable de choix risqués, le nouveau PDG remet rapidement la maison sur les rails. Il sait bien s’entourer et fait venir d’Italie, en 1989, l’éditrice Teresa Cremisi, avec laquelle il multipliera les bons coups. La publication de Harry Potter et ses 26 millions d’exemplaires vendus renfloue les caisses, et permet à Antoine de racheter des actions, jusqu’à récupérer la quasi-totalité du capital au sein d’une holding familiale baptisée Madrigall, une autre anagramme de Gallimard… Son père, qui avait marqué l’histoire de la maison en se libérant du groupe Hachette et en créant son propre réseau de distribution, lui bâtit un véritable groupe. En 2012, un an après la célébration du centenaire de Gallimard, il rachète Flammarion pour 251 millions d’euros et, pour soulager sa dette, fait entrer un an plus tard LVMH au capital, avec une participation de 9,5%.
Comme s’il assumait enfin totalement la charge dont il a hérité, Antoine Gallimard est, depuis un an, sorti de sa discrétion viscérale pour être le porte-voix de l’édition indépendante, face à la mainmise de Vincent Bolloré sur le groupe Lagardère. L’éditeur a désormais 75 ans et quatre filles : Charlotte, Laure, Margot et Louise, nées entre 1980 et 2002. Quatre héritières.
Evidemment, avec un tel passé familial, on peut s’interroger sur sa capacité à organiser sa propre succession, mais de cela, il parle peu, même à ses plus anciens amis. Tout juste confie-t-il avoir transmis à ses enfants, au début des années 2000, la nue-propriété de l’entreprise au cas où il serait « écrasé par un bus ». « Le reste est un grand mystère, un non-sujet », confirme Isabelle, qui jure ne pas connaître les intentions de son frère.
Antoine a prodigué à ses filles l’éducation dont il a hérité : dans le culte d’une maison dont la grandeur les dépasse
Pour l’heure, c’est simple, il dirige tout, s’occupe de tout, supervise tout jusque dans les moindres détails : couverture d’un livre de poche, titre d’un ouvrage, bandeau, date de sortie, rien ne lui échappe. Et personne ne le contredit lorsqu’il impose, par exemple, la publication dans « La Pléiade » de l’œuvre de Jean d’Ormesson, une décision critiquée par certains puristes du monde littéraire.
Une chose est certaine, il a prodigué à ses filles l’éducation dont il a hérité : dans le culte d’une maison dont la grandeur les dépasse. Il y a dix ans, l’aînée, Charlotte, 41 ans, a été nommée à la tête de Casterman. Il l’a aussi fait entrer au sein du prestigieux comité de lecture de Gallimard, même si, comme sa tante Isabelle, elle s’y montre fort discrète. Quant à Laure, née en 1983, elle s’occupe des partenariats et de la papeterie. Margot, née en 1988, passionnée de cinéma, dirige depuis 2021 la collection « L’Imaginaire », dont son père avait autrefois la charge. Celle qui se présente parfois en public par ces mots : « Je suis cisgenre », charme son entourage par son intelligence, son goût de la littérature et son intérêt pour les débats de l’époque. Pourtant, curieusement, son père ne semble pas la considérer comme une successeure possible : « Elle est brillante, originale, créative, mais le cinéma l’intéresse davantage que de diriger une maison d’édition, tranche-t-il. Elle n’est pas dans la course. » La petite dernière, Louise, ne l’est pas davantage. Née d’un second mariage avec la psychologue Juliette Leygues, elle s’est engagée dans des études scientifiques.
La crainte des rivalités
Les trois aînées accompagnent leur père dans presque toutes les manifestations officielles du groupe. En revanche, il ne les emmène pas avec lui lorsqu’il rencontre les grands écrivains de la maison. « Je ne veux pas qu’elles aient l’air sous tutelle, justifie-t-il. Elles se construiront leurs relations elles-mêmes. L’enjeu est qu’elles se débrouillent. » Charlotte, la patronne de Casterman, semble la mieux placée, mais pas plus que ses sœurs elle n’est au cœur du réacteur, la littérature et la mythique collection « Blanche » aux 38 prix Goncourt. « Elles n’ont pas les épaules, tranche sans ménagement Christian, cet oncle maudit qui ne les connaît pas. Seul Bernard Arnault, le patron de LVMH, peut lui succéder, c’est le grand arbitre, ce n’est pas par hasard s’il est à la fois dans le capital de Lagardère et dans celui de Gallimard », assène-t-il comme s’il préférait encore la perte de contrôle par la famille plutôt que de voir son frère triompher à travers sa descendance.
Plus que la menace d’une éventuelle prise de contrôle extérieure, Antoine Gallimard semble hanté par la crainte de brusquer les choses et de provoquer des rivalités entre ses filles. « Je veux créer les meilleures conditions pour qu’elles progressent et reprennent l’entreprise sans friction,assure-t-il. Je n’ignore pas, à cause de mon propre passé, que les histoires de famille peuvent être des grenades qui explosent. »
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