Des amis me demandent pourquoi sur mon mur quasi exclusivement je partage les interventions d’ Alain Supiot. Mais qui d’autres hormis Gauchet, Manent, Musso et quelques autres dont très peu de politologues, de sociologues ou économistes peuvent sérieusement rendre raison du cours des choses sans manichéisme et idéologie, non pas avec des idées, mais avec une pensée intégrée, non pas en commentateur mais en Interprètes ?
Il faut pour cela penser ensemble les questions culturelles, religieuses, politiques, économiques, les rapports sociaux et la géopolitique.
Ce n’est pas qu’il soit un ami que je converge avec ses analyses, alors que nos parcours sont si différents, c’est l’inverse. Donc à nouveau lire et méditer Supiot dans ce remarquable article dans le prolongement de l’entretien qu’il avait accordé à la Revue Politique et Parlementaire sur les « Imaginaires ».
« Pour le professeur émérite au Collège de France, l’abstention aux élections législatives et le désinvestissement au travail peuvent s’analyser comme les deux faces d’une même crise nourrie par le sentiment de dépossession des classes moyennes et populaires. Grand penseur de l’État social reconnu pour ses ouvrages sur le travail et auteur de La Gouvernance par les nombres (Fayard, 2015), Alain Supiot a récemment publié La Justice au travail (Seuil, 2022) et présenté une réédition des Lettres persanes à l’occasion du tricentenaire de l’œuvre de Montesquieu (Points, 2021). Stéphane Rozès
LE FIGARO. – Vous écrivez qu’à la sécession des élites, théorisée par Christopher Lasch répond aujourd’hui une sécession des gens ordinaires. Les dernières élections, législatives, et dans une moindre mesure l’élection présidentielle, confirment-elles votre diagnostic ?Alain SUPIOT. -Christopher Lasch a été en effet le premier à mettre en lumière ce sentiment de sécession des élites, de perte de tout contrôle démocratique, qui est l’un des ferments de la profonde crise institutionnelle que nous traversons. La France n’y échappe pas, en raison notamment de la place nodale qu’y occupe l’État, objet de toutes les attentes et cible de toutes les critiques. Mais cette crise est à l’œuvre dans beaucoup d’autres pays. Aux États-Unis, elle couvait bien avant l’élection de M. Donald Trump, comme on peut le voir dans Elysium, un film de science-fiction sorti en 2013. Ce « blockbuster » nous transporte au XXIIe siècle. Les riches ont fait sécession, ils vivent réellement « hors-sol », dans un luxueux satellite, doté d’une médecine incroyable ; là-haut tout est calme, luxe et volupté, tandis que les villes américaines comme Los Angeles sont devenues de vastes bidonvilles, violents et pollués. Comme dans tout bon film américain, un héros solitaire va rétablir la justice. Étant profondément enracinée dans le cœur des hommes, l’aspiration à la justice est toujours et partout au travail dans l’histoire… Dans le subconscient américain que révèle ce film, c’est l’inégalité d’accès au système de soins qui polarise la révolte contre une classe politique qui ne reçoit plus de la Terre que de faibles signaux. C’est un point à méditer à l’heure où notre système de santé est au bord de la rupture et où s’installe à bas bruit une médecine à deux vitesses.Ayant le sentiment de n’avoir plus aucune prise sur les décisions qui les concernent, les «gens ordinaires», ceux des classes moyennes et populaires, sont en effet enclins à faire à leur tour sécession. S’il fallait dater l’origine de cette désaffection, il faudrait remonter au Traité de Maastricht, adopté par référendum en 1992, avec une forte participation (près de 70% !), mais un score extrêmement serré (51%). Toutefois la rupture intervient quelques années plus tard lorsque la classe dirigeante refuse de s’incliner devant le résultat du référendum sur la Constitution européenne, rejetée en 2005 avec la même forte participation par près de 55% des votants. En 1992 l’État perd la main sur certaines de ses attributions essentielles, notamment budgétaires et monétaires ; après 2005 les Français réalisent qu’ils ont perdu la main sur l’État, dont le destin se décide désormais ailleurs que dans les urnes. Alors même qu’ils avaient pris au sérieux la question qu’on leur posait et passé des heures à en délibérer en famille et dans les lieux publics, lors du dernier grand débat démocratique qu’ait connu notre pays !En 2012 le président Hollande a fini de discréditer la parole politique, en ratifiant le traité sur la gouvernance monétaire européenne aussitôt après s’être fait élire sur la promesse de ne pas le ratifier. À quoi bon aller voter dès lors que les décisions importantes sont prises hors de portée électorale, à Bruxelles, à Francfort ou à la Cour de Luxembourg ? Cela ne veut pas dire, comme semble le penser le président Macron, que l’Union européenne soit une souveraine en puissance. Du point de vue juridique, il s’agit plutôt d’une suzeraine, dont les États membres sont les vassaux. C’est du reste une constante: la gouvernance par les nombres fait partout ressurgir les liens d’allégeance. Il n’est dès lors pas surprenant – pour reprendre les concepts éclairants d’Albert Hirschman — que les électeurs, notamment les plus jeunes, préfèrent l’exit à une voice devenue inaudible ; autrement dit la défection plutôt que l’expression dans les urnes.Ce sont les actifs en réalité. Les retraités votent toujours mais les actifs décrochent ou refusent de voter pour les partis installés…Il faut pour le comprendre se rappeler les liens profonds qui, depuis les origines de la démocratie, unissent représentation politique et représentation théâtrale. Aller au théâtre était du reste une obligation civique dans l’antique démocratie athénienne. Une représentation politique réussie suppose que le public puisse se reconnaître dans les personnages qui sont sur la scène. Sinon, le théâtre dégénère en guignol. Il est alors possible d’en rire et de fait, «Les Guignols de l’info» ont connu un grand succès durant la période que nous venons d’évoquer. Si ce décrochage des acteurs et du public perdure, celui-ci se lasse, siffle ou déserte, à l’exception en effet de vieux abonnés, qui s’accrochent à leur place… L’heure n’est plus alors à la rigolade et d’ailleurs on supprime « Les Guignols ».
À partir des années 1990, la perte de souveraineté monétaire et budgétaire de l’État et la dévitalisation de la démocratie sociale et économique sont allées de pair. La globalisation a mis les entreprises au service de la finance et les États en situation de concurrence fiscale, sociale et écologique.Cette scène politique ne constitue cependant qu’un aspect de la démocratie, qui possède aussi depuis toujours une dimension économique et sociale. Les premières bases de la démocratie athénienne furent posées par Solon, il y a 2500 ans, pour rétablir la paix civile, menacée par l’accaparement des richesses par un petit nombre de ploutocrates qui réduisaient le grand nombre des Athéniens à l’esclavage ou à l’exil. Il y parvint en allégeant le fardeau de la dette et en reconnaissant à tous ceux qui vivent de leur travail une dignité égale à celle des possédants. Ce lien structurel entre démocratie politique et démocratie économique n’a cessé depuis de se manifester dans l’histoire. Les cités italiennes de la fin du Moyen-Âge ont été fondées sur une « conjuration d’entraide » entre marchands, désireux de se libérer des liens féodaux sans permettre aux plus riches d’entre eux d’accaparer le pouvoir. À l’époque des Lumières, Montesquieu, le théoricien du ‘doux commerce’, prévient que « pour maintenir l’esprit de commerce, il faut que les lois, divisant les fortunes à mesure que le commerce les grossit, mettent chaque citoyen pauvre dans une assez grande aisance, pour pouvoir travailler comme les autres ; et chaque citoyen riche dans une telle médiocrité qu’il ait besoin de son travail pour conserver ou pour acquérir ». Et selon Rousseau, « il importe extrêmement de ne souffrir dans la république aucun financier par état : moins à cause de leurs gains malhonnêtes qu’à cause de leurs principes et de leurs exemples », qui selon lui sont contraires à la vertu civique, c’est-à-dire la capacité de distinguer l’intérêt particulier de l’intérêt public.
Cette dimension économique de la démocratie a ressurgi au XXe siècle, avec le New Deal aux États-Unis, ou avec notre « République sociale », issue du programme du Conseil National de la Résistance et consacrée à la fin de la guerre par le Préambule de la Constitution. En 1936, dans un discours resté fameux, Franklin Delano Roosevelt constate que « la liberté d’une démocratie n’est pas assurée, si le peuple tolère que le pouvoir privé croisse à un point tel qu’il devienne plus fort que l’État démocratique lui-même ».
De l’histoire récente, il tirait la leçon que « le despotisme économique » faisait le lit du fascisme et que « le gouvernement par l’argent organisé est aussi dangereux que le gouvernement par le crime organisé ».
Cette prise de conscience a conduit à généraliser après-guerre ce qu’on nomme le « pacte fordiste »: on échange de la subordination au travail contre de la sécurité économique. Vous allez faire un boulot idiot, monter des pièces à la chaîne toute votre vie, mais vous aurez un salaire décent, des congés payés et la sécurité sociale.
Cette réduction de la justice sociale a une question d’avoir, d’échange d’une quantité d’heures de travail décérébré contre une quantité d’argent, a été très tôt critiquée par la philosophe Simone Weil, mais aussi par de Gaulle, qui dénoncera « ceux qui se croient habiles » en limitant la participation des travailleurs à son volet financier, alors qu’il voulait l’étendre à la gestion des entreprises. Il n’a jamais cédé sur cette idée, ce qui le conduira à se retirer de la vie politique après l’échec du référendum organisé en 1969 pour la mettre en œuvre.
La dernière tentative d’articuler les dimensions politique et économique de la démocratie date de 1982, avec le projet de citoyenneté dans l’entreprise porté par les réformes Auroux.
À partir des années 1990, la perte de souveraineté monétaire et budgétaire de l’État et la dévitalisation de la démocratie sociale et économique sont allées de pair. La globalisation a mis les entreprises au service de la finance et les États en situation de concurrence fiscale, sociale et écologique. Les actifs — indépendants comme salariés — ont ainsi perdu sur les deux tableaux : ils n’ont plus de prise sur le pouvoir politique, assujetti aux disciplines d’un Marché devenu total ; et pas davantage sur le pouvoir économique qui, émancipé de la tutelle des États, réduit le travail à l’état d’instrument de « création de valeur » pour les actionnaires.
Il n’est donc pas surprenant que la sécession des gens ordinaires se fasse sentir sur ces deux tableaux : par l’abstention ou le vote protestataire ; et par le désinvestissement du travail. On nous annonçait à son de trompe que la révolution numérique signait la « fin du travail », mais c’est à la pénurie de « travailleurs essentiels » que nous sommes confrontés aujourd’hui, à commencer par les « premiers de corvée » dont la pandémie a révélé aux « premiers de cordée » qu’on ne pouvait impunément continuer à les mépriser et les sous-payer.
On peine à trouver des profs, des infirmières, des serveurs, des chauffeurs routiers… Ce mal frappe les services publics appauvris et désorganisés par des décennies de « réformes structurelles », mais aussi les entreprises, que le Marché total et la financiarisation de l’économie ont profondément détraquées.
En quoi les entreprises sont-elles « détraquées » ? Karl Polanyi a montré en son temps que le capitalisme reposait sur les fictions du « travail marchandise », de la « terre marchandise » et de la « monnaie marchandise ». Le néolibéralisme y a ajouté la fiction de « l’entreprise marchandise ».
Or l’entreprise est une institution au sens défini par le grand juriste Maurice Hauriou, c’est-à-dire un pouvoir organisé au service d’une œuvre. Cette œuvre peut consister à fabriquer des avions ou des vêtements, financer des investissements, enseigner la jeunesse, assurer la propreté des rues, soigner ou nourrir ses semblables…
En toute hypothèse, c’est la réalisation d’une œuvre qui donne sens au travail de chacun, qu’il soit facteur, infirmier, informaticien, menuisier ou banquier.Dès lors que le gonflement du bas de bilan remplace le projet d’entreprise et que les indicateurs de Maastricht remplacent le projet politique, une perte généralisée du sens affecte à la fois le politique et l’économique.
À partir du moment où vous dites que l’entreprise n’a pas d’autre but que l’enrichissement de ses actionnaires, qu’elle est une machine à sous en concurrence avec d’autres machines à sous, elle est livrée aux forces entropiques de la spéculation financière. Dans les formes les plus extrêmes, cela donne aux États-Unis le scandale du groupe pharmaceutique Turing qui, après avoir racheté le brevet du médicament utilisé pour prévenir et soigner la malaria et la toxoplasmose, en a augmenté le prix de 5000%, pour la plus grande satisfaction de ses actionnaires et le malheur des malades. Ou en France le récent scandale du groupe Orpea, qui n’a pas investi dans les Ephads par souci des personnes âgées dépendantes, mais pour leur faire cracher du cash. Faire de l’argent pour de l’argent ce n’est pas seulement ne rien faire, c’est empêcher de bien faire. Quelques grands patrons français en ont du reste pris conscience et demandé que la « raison d’être » de l’entreprise puisse être inscrite dans ses statuts. Dès lors que le gonflement du bas de bilan remplace le projet d’entreprise et que les indicateurs de Maastricht remplacent le projet politique, une perte généralisée du sens affecte à la fois le politique et l’économique.
Peut-on réellement parler d’injustice sociale dans un pays qui a pratiqué le « quoi qu’il en coûte » et qui, de manière générale, consacre autant d’argent à la dépense publique et à la redistribution ?
Ce débat est parfaitement légitime et mérite d’être posé, mais il faudrait qu’il le soit de façon sérieuse. Une étude comparative très documentée publiée en 2017 par France Stratégie montre que, je cite : « la France se différencie de ses voisins par une meilleure maîtrise des dépenses de services généraux, qui incluent la charge de la dette, en pourcentage du PIB, mais par une augmentation supérieure à la moyenne concernant les dépenses de protection sociale et les affaires économiques qui incluent certains crédits d’impôt ».
La chasse obsessionnelle aux fonctionnaires, déjà nettement moins bien payés que leurs homologues étrangers, est l’un des premiers facteurs de dégradation de nos services publics de la santé, de l’éducation ou de la justice.
On ouvre ainsi un boulevard au recours à des cabinets conseils, dont le moins qu’on puisse dire est que le rapport qualité/prix n’est pas au rendez-vous. Plutôt que de réduire le nombre de hauts fonctionnaires, une droite ayant encore le sens de l’État leur interdirait ces allers retours avec le privé, qui les exposent aux conflits d’intérêts et gangrènent l’esprit de service public.
Quant à l’augmentation de la dette publique, c’est un fait indéniable, dû largement au choix politique de priver l’État de sa souveraineté monétaire et budgétaire pour l’asservir aux marchés financiers et à la course internationale au moins-disant fiscal. L’idée, serinée elle aussi ad nauseam, qu’on ferait porter cette dette aux générations à naître est erronée: les emprunts publics ont une maturité moyenne de huit à neuf ans, et dans le cas de la dette d’État, on ne la rembourse pas mais on la « roule » ; on refait un nouvel emprunt pour rembourser le précédent. Il en va différemment il est vrai pour la dette de la sécurité sociale, dont Jacques Rigaudiat, conseiller à la Cour des comptes, a montré dans un petit livre solidement argumenté qu’elle était utilisée comme «une arme de dissuasion massive», entretenue délibérément pour maintenir la pression en faveur des « réformes structurelles » de privatisation de l’assurance vieillesse et l’assurance maladie.
L’horizon des réformes de la sécurité sociale est l’ouverture des « marchés » gigantesques des assurances maladie et vieillesse aux investisseurs privés, laissant à l’État la charge d’une protection minimale pour les impécunieux. Dans une telle division du travail entre le marché et l’État, le modèle social français est condamné à disparaître.
Il est en effet l’héritier de la tradition proudhonienne et mutuelliste, qui se méfie autant de l’ingérence de l’État que de celle du privé à but lucratif. C’est ainsi que la France s’était dotée après-guerre d’instruments juridiques d’une grande efficacité, articulant le droit privé et le droit public. Songez aux établissements publics industriels et commerciaux qui furent le creuset juridique de nos champions industriels, car ils jouissaient d’une grande autonomie de gestion pour réaliser une mission d’intérêt général fixé par l’État. La sécurité sociale a été conçue en France sur ce même modèle, à la différence du système étatisé des Britanniques. On a interdit à l’État de se servir dans ses caisses pour se financer. Si l’État avait respecté cet interdit fondateur, notamment en prenant à sa charge les dégrèvements de cotisation qu’il distribue généreusement, les comptes de la sécurité sociale seraient en excédent depuis 2019. Mais durant le dernier quinquennat il a pris l’habitude de l’enfreindre ; une partie de la note des Gilets jaunes a ainsi été payée par la sécurité sociale, et il en sera de même de l’extension de la «prime Macron» destinée à compenser la baisse du pouvoir d’achat. On la prive de ressources à des fins politiques, et ensuite on dit qu’il n’y a pas « d’argent magique » pour payer les infirmières…
De bonne foi ou par intérêt personnel, nos classes dirigeantes ont pensé que leur mission n’était plus de développer un projet politique propre à notre pays, mais de l’adapter aux contraintes de la globalisation.
Quand on parle des prélèvements obligatoires, il faudrait donc en toute rigueur ne pas confondre ce qui relève des missions de l’État et ce qui relève des mécanismes de solidarité institués par la sécurité sociale entre générations, entre malades et bien portants, ou entre ménages chargés ou non d’enfants. Cela nous éviterait peut-être les numéros de cabaret de ceux qui prétendent avoir trouvé la pierre philosophale permettant d’augmenter le pouvoir d’achat sans augmenter les salaires : il suffirait de supprimer les cotisations sociales sans augmenter les impôts ! Omettant de prévenir les heureux bénéficiaires de ce tour de passe-passe qu’ils devraient ensuite payer au prix fort une assurance santé privée et souscrire un fonds de pension exposé aux cours de la Bourse. Bien mauvaise affaire lorsqu’on sait que les coûts de gestion de cette assurance privée sont aujourd’hui cinq fois supérieurs à ceux de la sécurité sociale pour une couverture moindre ! Cela ne veut pas dire que le fonctionnement de la sécurité sociale soit parfait ni qu’il ne faille pas lutter contre les abus et les fraudes dont elle est l’objet : ceux des assurés sociaux, mais aussi ceux – dont les médias parlent beaucoup moins – de certains médecins ou de grandes firmes pharmaceutiques…
Aujourd’hui, on a l’impression que tout ce qui est fourni en échange des prélèvements obligatoires ne fonctionne plus : on va réduire les retraites, les gens sont obligés de payer une école privée, l’hôpital ne fonctionne plus… N’est-ce pas la double peine quelque part ?
En effet la dégradation des services publics est un fait d’évidence ; et leur disparition dans des zones dites « périphériques » précipite celles-ci dans un cercle vicieux de désertification: quel médecin voudra s’installer là où ne se trouvent plus ni école, ni poste, ni gare ? Votre question est ici encore parfaitement légitime et invite à un retour critique sur la façon dont la France a été gouvernée depuis trente ans par des responsables politiques et économiques de tout bord. Le rapport déjà cité de France stratégie est de ce point de vue très éclairant, lorsqu’il met en évidence le fait que la France consacre moins d’argent que ses voisins pour le fonctionnement de l’État et des services publics, mais davantage dans le domaine de la protection sociale et des crédits d’impôts.De bonne foi ou par intérêt personnel, nos classes dirigeantes ont pensé que leur mission n’était plus de développer un projet politique propre à notre pays, mais de l’adapter aux contraintes de la globalisation. C’est ce qu’en Italie on nomme le transformisme, par opposition au réformisme. Telle est la voie empruntée par la gauche de gouvernement depuis 1983, et par les « élites économiques » depuis leur conversion à la financiarisation de l’économie et la création du Medef en 1998. Ce tournant majeur a entraîné la désindustrialisation du pays ainsi qu’une mutation complète de notre «République sociale». Son droit du travail et son droit fiscal visaient une distribution équitable des richesses entre le capital et le travail ; et elle était garante de systèmes de solidarité auxquels tous contribuaient selon leurs ressources et dont tous bénéficiaient selon leurs besoins.Or elle est devenue un amortisseur social des dégâts de la globalisation. C’est ce qu’on a appelé la «politique d’accompagnement»: on ne remet pas en cause les choix politiques et économiques qui ont conduit au développement de la pauvreté et du chômage, au creusement des inégalités et à l’augmentation des revenus du capital au détriment de ceux du travail, mais on les « accompagne » de mesures visant contenir ces dégâts sociaux et faire taire les mécontents.
Le but n’est plus d’assurer en amont une distribution plus juste entre les revenus des actionnaires et ceux des salariés, ou ceux des traders et ceux des infirmières, il est d’assurer en aval une redistribution minimale en direction des éclopés de la globalisation.
À partir de là, on passe d’un modèle de sécurité sociale fondé sur le principe de solidarité à une protection sociale fondée sur la charité publique. M. Olivier Véran a du reste cherché en 2018 à faire inscrire ce changement terminologique dans la Constitution.
Sous la présidence de M. Hollande, on a ainsi réservé aux familles les plus pauvres le bénéfice de certaines prestations en en privant toutes les autres, qui ont ainsi été les seules à payer le prix des économies réalisées. La solidarité entre ménages avec et sans enfants disparaît, tandis que ressurgit la logique caritative qui a précédé l’invention de l’État social. Redevenu charitable, l’État distribue des chèques, bientôt des bons alimentaires ou d’essence aux nécessiteux, plutôt que de rétablir la primauté des revenus du travail sur ceux de la rente, ou d’imposer aux multinationales et aux grandes fortunes de contribuer au financement des systèmes de solidarité dans les pays d’où elles tirent leurs profits.
Ainsi prise en tenaille entre la baisse de ses ressources et l’augmentation de ses bonnes œuvres la République sociale s’endette.
Argument est alors pris de cette dette pour réduire encore davantage son périmètre à des missions charitables et privatiser les services publics. Après avoir fait appel à l’État pour éponger la faillite du système financier en 2008, c’est lui qu’on a déclaré « en faillite » pour justifier une accélération des « réformes structurelles » qui avaient conduit à l’implosion du système financier…
Et l’on voit que l’endettement résultant du « quoi qu’il en coûte » face au Covid est déjà brandi pour appeler, non pas à la solidarité de ceux qui se sont considérablement enrichis durant cette épidémie, mais à de nouvelles réductions des services publics et du nombre de fonctionnaires.
Une fonction publique compétente et désintéressée est la colonne vertébrale de l’État ; la défendre ce n’est pas défendre le statu quo, ni fermer les yeux sur les risques de sa dégénérescence corporative.
Il est vrai que les services publics ne souffrent pas seulement de cet étranglement financier, mais aussi de la gouvernance par les nombres mise en place en 2001 à l’unanimité des partis de gouvernement par la loi organique relative aux lois de finances (Lolf). L’idée d’assimiler le pays à une entreprise était elle aussi déjà présente chez Lénine, qui entendait gérer l’URSS, non pas comme une «start-up nation», mais comme une immense usine électrique. Plaquant sur l’administration une vision du reste largement fantasmée du management privé, le « New public Management » est l’avatar du même contresens institutionnel.
L’État n’est pas une entreprise et ne doit pas être géré comme elle ; il est le garant en dernier ressort du temps long de la vie humaine, au-delà de la succession des générations et au-delà bien sûr du temps court des marchés. On voit du reste cette fonction de garant en dernier ressort ressurgir à chaque grande crise financière, technologique, climatique ou sanitaire. C’est pourquoi indexer son administration sur la réalisation d’indicateurs de performance est absurde.
Comme l’observe André Grimaldi dans le cas de l’hôpital public, le « business plan » remplace alors le projet de santé. La gouvernance par les nombres est pilotée par une coûteuse nomenklatura de facture post-soviétique, qu’une décentralisation en trompe-l’œil répand dans toutes les administrations publiques, tandis que le gros de ses agents est poussé, comme déjà évoqué, à la dépression, au surmenage ou à la démission. La dernière trouvaille imaginée pour faire face à cette crise des vocations est de recruter des contractuels, beaucoup mieux payés que les agents statutaires, et de précipiter ainsi la dislocation des collectifs de travail. Une fonction publique compétente et désintéressée est la colonne vertébrale de l’État ; la défendre ce n’est pas défendre le statu quo, ni fermer les yeux sur les risques de sa dégénérescence corporative.
Il s’agit plutôt de faire vivre et évoluer un type de relation de travail qui, à l’instar des idéaux des professions libérales, est ordonné sur le sens de la mission à accomplir et non sur un but lucratif.
Dans certains secteurs, le statut ainsi conçu est aussi un avantage comparatif pour le pays. Si je prends le cas de l’enseignement supérieur, les écarts de rémunération avec l’étranger sont considérables, mais ce qui demeure attractif c’est le statut, car c’est le statut et non le contrat qui est la condition d’une véritable liberté de l’enseignement et de la recherche. C’est pourquoi l’on voit encore tant de jeunes chercheurs, aux CV impressionnants, se présenter à des concours ouvrant à des emplois universitaires si faiblement rémunérés qu’ils ne permettent plus à leurs titulaires de se loger à Paris.Jusqu’à un certain point, l’attractivité du statut permet de compenser la médiocrité du traitement. Mais au-delà de ce point, ce mauvais traitement finit par décourager les bons candidats, ce qui donne un argument pour contractualiser et précariser les emplois. Cette contractualisation est aussi devenue de règle pour le financement de la recherche, au détriment de la recherche fondamentale et avec les mêmes effets désastreux que la T2R à l’hôpital, notamment dans des domaines particulièrement exposés aux conflits d’intérêts, comme la biologie, le droit ou l’économie. La légitimité du statut dépend en effet d’un strict respect de sa déontologie. Imposée pour rompre avec la féodalité, la séparation du public et du privé est un mur porteur de la République. Permettre à ceux qui la servent de combiner les fonctions publiques et privées ne peut que saper ses fondements. « Les classes dirigeantes françaises ont perdu confiance dans la culture dont elles sont héritières ».
LE FIGARO. – Vous dites que le traité de Maastricht a été un tournant dans le sentiment de dépossession politique. Aujourd’hui, on a une Assemblée nationale assez anti-Union européenne, que ce soit du côté de Jean-Luc Mélenchon ou de Marine Le Pen. Est-ce le fruit de cette frustration ?
Alain Supiot : Il faudrait s’accorder sur ce qu’on entend par pro et anti-européen. Pendant la guerre les résistants luttèrent contre les projets d’union européenne portés par Hitler et Mussolini, alors que les collaborateurs pensaient comme Marcel Déat qu’il fallait aller au-devant des vœux de l’Allemagne, car « en cette construction de l’Europe, elle n’est pas un tyran, mais un maître d’œuvre, qui guide, conseille, et même consulte les compagnons ».
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Alain Supiot est interviewé par Alexandre Devecchio et Martin Bernier.
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