Après le Musée Carnavalet et son exposition sur le Paris de Marcel Proust, le Musée d’art et d’histoire du Judaïsme (mahJ) dévoile une nouvelle facette de la vie de l’écrivain : sa judéité. Son empreinte dans son histoire familiale et dans l’écriture d' »À la recherche du temps perdu ».
2022, année Marcel Proust. Pour le 150e anniversaire de sa naissance et le 100e anniversaire de sa mort, l’auteur de « A la recherche du temps perdu » est célébré à travers des expositions, émissions spéciales, podcasts, parutions ou encore rééditions … Un raz-de-marée proustien passionnant mais dans lequel on pourrait se perdre ! Franceinfo a déniché pour vous une pépite, jusqu’ici restée dans l’ombre. L’exposition du mahJ explore jusqu’au 28 août une toute autre facette de l’identité de l’écrivain : sa judéité.
Un arbre généalogique marqué par la culture juive
Apposé à un pan de mur bleuté, l’arbre généalogique du romancier dessiné sur plusieurs générations accueille les visiteurs. « Nous avons reconstitué l’histoire de cette famille emblématique grâce à des archives, des lettres, des objets », explique Isabelle Cahn, commissaire de l’exposition. Plusieurs bibelots disposés au pied de l’arbre, sur un promontoire, retracent le roman familial. Parmi eux, une tasse à chocolat, une cafetière et une assiette en porcelaine : « ces produits ont été créés par la fabrique de Baruch Weil, l’arrière-grand-père de Marcel Proust » (1780-1828).
Cet entrepreneur du XVIIIe siècle était un membre éminent de la communauté israélite de la capitale. « Même si son fils Nathé Weil était anticlérical et que la mère de Proust, Jeanne Weil, a épousé un catholique, la judéité est très présente dans cette branche », constate Isabelle Cahn. L’héritage se transmet jusqu’à Marcel. Dans une lettre à son ami Daniel Halévy, l’écrivain évoque les balades avec son grand-père au cimetière du père Lachaise et le dépôt de petits cailloux sur la tombe de son ancêtre, Baruch Weil. « C’est une coutume juive. Marcel a assisté à de nombreuses cérémonies, même si la famille avait pris des distances avec le culte. »
Transmission par la mère
Jouxtant l’arbre généalogique, toute de noire vêtue et chignon sur la tête, Jeanne, la mère de Proust, pose sur un immense cliché du photographe Paul Nadar. « Marcel avait des rapports fusionnels avec elle. Il parle d’une sorte de télépathie sans fil. Tous deux sont issus de la culture juive », souligne Isabelle Cahn. Au sein de cette religion, c’est la mère qui transmet la judéité aux enfants. Plusieurs objets symbolisent leur relation dont un questionnaire où Proust répond à l’interrogation « quel serait votre plus grand malheur ? », par « être séparé de maman ». Il est alors âgé de 16 ans.
Lorsqu’il annonce qu’il veut se lancer dans l’écriture, sa mère le soutient. Après avoir travaillé pour différentes publications – Le Banquet ou encore La Revue blanche – il se passionne pour l’œuvre du critique d’art anglais, John Ruskin. Il rêve d’en faire une version française mais parle à peine la langue de Shakespeare. Sa mère, polyglotte, lui traduit mot pour mot deux ouvrages de l’esthète, La Bible d’Amiens (1904) et Sésame et les lys (1906). « Jeanne transcrivait le jour et laissait son cahier à son fils dans la salle à manger. Marcel travaillait la nuit. Ils échangeaient tous les deux par petits mots interposés », détaille Isabelle Cahn. Exposé sous une vitre en verre, l’un des fameux carnets mêlant l’écriture de la mère et du fils illustre parfaitement ce travail en duo.
Pensées labyrinthiques
« Il y a toujours l‘idée d’une transmission de la mère au fils, ainsi qu’une forme de pensée par l’addition. La traduction, c’est une addition de langue. Quelque chose qui traverse le poids des mots », ajoute-t-elle. Cette accumulation devient un marqueur de l’univers proustien : sur des épreuves (où les auteurs corrigent habituellement quelques points ou virgules), Marcel Proust, lui, continue à écrire, additionner. Il procède par imbrications et reprises. Quand l’auteur n’a plus la place de griffonner, il colle un bout de papier et continue à y inscrire des mots.
« Face à ces épreuves, j’ai installé des livres juifs tels que le Talmud. Comme chez Proust, des commentaires dans la marge entourent le texte. On y découvre une pensée juive en expansion. Elle est labyrinthique, amène vers d’autres réflexions et interroge le sens des mots », commente Isabelle Cahn. Le style de l’auteur semble en être directement inspiré : difficile de ne pas penser à ses phrases longues de plusieurs lignes ou à son attention particulière au sens des mots. L’écrivains’amuse à réfléchir à leur signification, leur origine et aux conséquences d’un changement de syllabes.
Ecrivain dans son époque
Au-delà de sa curiosité pour les mots, l’auteur de la Recherche se révèle aussi être un fin observateur de son époque. Le tableau de Gustave Caillebotte, Vue prise à travers un balcon (1880), reflète parfaitement la position de l’écrivain. « Il est à distance et scrute le monde de l’intérieur vers l’extérieur. Entre les deux, il a des grilles qui peuvent être interprétées comme des écrans et qui vont créer autre chose que ce qu’il observe », analyse la commissaire. Au sein de l’exposition, plusieurs tableaux de René-Xavier Prinet, Claude Monet ou encore Édouard Vuillard montrent l’environnement du temps de Proust : les plages de Normandie et les villas louées par des familles juives.
D’autres abordent les événements historiques de la fin du XIXe : des dessins de presse relatent le procès d’Alfred Dreyfus. Marcel Proust est très investi au moment où l’affaire éclate. Il signe une pétition en faveur du lieutenant-colonel Picquart – qui prouve que Dreyfus n’est pas coupable d’espionnage – et assiste au procès de Zola jugé pour sa chronique J’accuse parue dans L’Aurore en février 1898. Dans la famille Proust, son engagement crée la discorde : son père est antidreyfusard. Durant le scandale, les deux hommes cessent même de se parler. L’écrivain recense le procès dans son premier roman Jean Santeuil, qu’il abandonne en 1890.
Proust universel
Passionné par cette société en pleine évolution, notamment dans le domaine de l’art, Marcel Proust s’enthousiasme pour les ballets russes. Représentations déjantées, costumes colorés, danses innovantes… Ces spectacles véhiculent une toute nouvelle esthétique.Leur modernité l’inspire et il se met à écrire la Recherche à la même période, en 1909. Ses passages au Ritz, vêtu de sa pelisse et son éternelle bouteille Vichy dans la poche, nourissent également les personnages de ses romans. Il se mêle au beau monde, l’observe mais ne soupe pas, affaibli par son asthme.
À partir de 1922, l’appartenance ou non de son œuvre à la littérature juive est discutée dans les revues sionistes. Décédé en novembre de cette année-là, l’auteur de la Recherche ne prendra pas part au débat. L’exposition, elle, célèbre un Proust universel et clôt la visite par une lecture en hébreu. Des phrases tirées de sa saga littéraire défilent projetées au sol et guide le visiteur vers la sortie, comme dans un flot de pensées continu…
© Camille Bigot
Exposition « Marcel Proust. Du côté de la mère », jusqu’au 28 août 2022. Musée d’art et d’histoire du Judaïsme. Hôtel de Saint-Aignan, 71 rue du Temple 75003 Paris. 01 53 01 86 53. Ouvert du mardi au vendredi de 11h à 18h, et le week-end de 10h à 18h.
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