Elle est agrégée d’histoire, elle a été journaliste, elle est chercheuse. Historienne, donc, spécialiste de l’Afrique subsaharienne, du Maghreb, de la Tunisie, de la condition des femmes dans le monde arabe. Sophie Bessis est écrivaine. Citons deux de ses dernières publications : «Les Valeureuses : cinq Tunisiennes dans l’histoire» paru aux éditions Elyzad, en 2017 à Tunis, et «Histoire de la Tunisie : de Carthage à nos jours» édité par Tallandier, en 2019, à Paris. Cette grande dame est connue pour son amour et sa mobilisation pour la Tunisie. Aujourd’hui, l’intellectuelle et militante analyse pour nous les soubresauts de l’actualité politique parfois à travers une grille de lecture historique. En essayant d’être optimiste malgré tout.
Avez-vous suivi, comme la plupart des Tunisiens, la séance plénière du vote de confiance qui s’est transformée en vote de défiance, vendredi 10 janvier. Voulez-vous partager avec nous votre avis sur la teneur du débat parlementaire. Et nous aimerions connaître votre analyse quant à l’issue du scrutin, le résultat du vote négatif ?
Si vous permettez, je vais répondre à la deuxième partie de votre question avant la première. Sur l’issue du scrutin, je pense qu’il s’est agi d’un moment important dans la mesure où depuis les élections du mois d’octobre, un parti qui avait obtenu 20% des voix, et à peine un petit quart des députés à l’Assemblée des Représentants du peuple, avait pratiquement monopolisé l’ensemble du champ et de la direction politiques. Et là, dans une procédure tout à fait démocratique, le gouvernement proposé par le parti Ennahdha n’a pas reçu la confiance de l’Assemblée. C’est la première fois, si mes souvenirs sont bons, que dans une élection nationale dans un pays arabe où un parti islamiste présente un gouvernement à la confiance des députés, l’Assemblée refuse ce cabinet proposé. Cela s’est fait suivant des procédures démocratiques. À mon sens c’est un événement positif et c’est une leçon pour un parti qui n’avait pas à vouloir monopoliser l’ensemble du champ politique.
Pensez-vous qu’il l’a fait depuis 2011-2012 ?
Oui. Aux Etats-Unis la pratique politique veut que « le gagnant gagne tout». Mais le gagnant relatif ne peut pas tout gagner. La démocratie est en partie faite de procédures. Depuis la mort de Béji Caïd Essebssi jusqu’à aujourd’hui, les procédures ont fonctionné correctement en Tunisie, même si des institutions centrales comme la Cour constitutionnelle font défaut à ce fonctionnement. Mais se pose une autre question qui correspond à la première partie de la vôtre : ce qui s’est passé montre-t-il un bon fonctionnement de la politique tunisienne ? Pas tout à fait !
De quelle manière ?
Il faut distinguer entre les procédures et le fond. Malheureusement, l’issue de ce scrutin, le refus de la confiance du Parlement n’est pas dû à des divergences de type politique, sur la stratégie que doit suivre la Tunisie en matière de sortie de crise, sur la stratégie en matière de consolidation du processus démocratique. Malheureusement, c’est le résultat de tractations et d’alliances de dernière minute. Une des raisons du vote de défiance vis-à-vis du gouvernement Jemli réside dans les dissensions à l’intérieur même du parti Ennahdha, même si la défiance a représenté une gifle pour l’ensemble du parti. Tout cela fait que, si les procédures ont correctement fonctionné, elles ne sont pas la traduction de vrais enjeux politiques. D’ailleurs, les tractations ont continué jusqu’au dernier moment, ce qui montre bien que les oppositions ne sont pas faites sur des enjeux politiques, sur des convictions et sur des idées mais sur la base du marchandage. De ce côté-là, le paysage est consternant.
Vous avez parlé du monde arabe, élargissons au monde musulman, à la Turquie précisément. Le parti AKP d’Erdogan a perdu la mairie d’Istanbul après 25 ans de règne au profit d’un parti Kemaliste, le CHP, qu’en pensez-vous ?
Oui le CHP est un parti qui se situe du côté de la laïcité et non pas de la réislamisation du pays sur le mode des Frères Musulmans, tel que le veut l’actuel chef de l’Etat turc. Mais il y a une différence fondamentale, c’est que malgré le fait que l’enjeu d’Istanbul soit crucial pour Erdogan, il s’est agi d’une élection municipale. Erdogan n’a jamais perdu une élection au niveau national. Toutefois, lui-même avait dit «qui perd Istanbul, perd la Turquie». Il a perdu Istanbul et c’est le début, je pense, d’un déclin du système Erdogan, mais qui prendra du temps. Après avoir conquis tous les échelons du pouvoir, depuis 2002, le parti AKP et son chef ont également perdu Ankara et un certain nombre de villes importantes, donc, ils entament peut-être la phase descendante de leur pouvoir.
En Tunisie, à l’instar des pays du monde arabe, nous n’avons pas échappé à cette dialectique entre dirigeants politiques démocrates, séculiers, progressistes mais dont la réputation est entachée par des affaires de corruption, d’infractions fiscales et financières graves et de l’autre camp en face, les conservateurs ou islamo-conservateurs, les identitaires, perçus comme plus propres, mais ils sont réactionnaires. Que pensez-vous de cet état de fait ?
Que le citoyen lambda en Tunisie se sente mal représenté, cela me paraît être une évidence. Il n’y a qu’à voir les taux d’abstention aux élections, pour constater qu’une partie des citoyens ne sont pas partie prenante du jeu politique. Mais je relativiserais. D’abord ce que vous appelez le camp progressiste est très hétérogène.
Il peut être divisé entre d’un côté des partis centristes et de l’autre côté une gauche plus progressiste mais qui connaît un déclin important. Ces partis centristes, qu’on va désigner ainsi pour la facilité de l’expression, viennent en grande partie de la tradition destourienne. C’était le cas du parti Nida Tounès. La corruption a une autre histoire.
Elle existait du temps de Bourguiba mais a explosé sous le régime de Ben Ali durant lequel elle était un monopole du pouvoir. Il ne faut pas oublier que la révolution du 17 décembre – 14 janvier est aussi une révolution contre la corruption qui a changé de proportion aujourd’hui, mais n’est pas nouvelle. La nouveauté est qu’elle s’est généralisée, «démocratisée» en quelque sorte, l’argent sale circule désormais à tous les niveaux de la Tunisie. Et une partie de la classe politique est liée à cette corruption, ce qui la décrédibilise encore plus aux yeux des citoyens.
En face, le camp conservateur est perçu plus propre, à tort ou à raison ?
Aujourd’hui à tort. En 2011, quand les islamistes sont sortis de la clandestinité, la plupart d’entre eux avaient connu soit l’exil, soit la prison. Ils n’avaient jamais eu aucune expérience du pouvoir et les élections du 23 octobre 2011 les ont propulsés sur le devant de la scène. Le parti Ennahdha a gagné ces élections sur une réputation d’intégrité, de propreté. On entendait les gens dire : «Ils sont propres et craignent Dieu». D’ailleurs à l’époque, Ennahdha a gagné les élections avec une majorité relative, mais confortable, beaucoup plus importante que celle recueillie aujourd’hui. Depuis, il faut bien dire qu’Ennahdha a appris très vite le jeu. Aujourd’hui, ce parti a perdu cette réputation d’intégrité. Les exemples sont là, que tout le monde connaît, de corruption d’un certain nombre de dirigeants d’Ennahdha. Il y a un étalage de richesse qui parle pour eux. C’est une des raisons pour lesquelles Kaïs Saïed qui a, lui, une réputation d’intégrité, a été élu. Ce développement de la corruption à tous les niveaux fait que de plus en plus les Tunisiennes et Tunisiens sont déçus par l’ensemble de leur classe politique, y compris par le parti Ennahdha.
Avez-vous constaté une droitisation de l’opinion publique ?
Incontestablement. Il faut remonter dans l’histoire pour la comprendre car cette droitisation de l’opinion publique est due à un héritage. Et là, c’est une laïque qui vous parle. Aucun régime en Tunisie n’a été laïque, pas même celui de Bourguiba qui fut pourtant un grand réformateur. Il a sécularisé la Tunisie mais ne l’a pas laïcisée. L’islam a toujours été une instance suprême de légitimation pour le politique, comme d’ailleurs dans le reste du monde arabe. Il n’y a pas d’exception tunisienne sur ce plan. Il n’y a pas eu de neutralité de l’Etat par rapport à la religion. Bourguiba a voulu domestiquer la sphère religieuse à son profit, mais ne s’en est pas séparé. Si l’on considère le Code du statut personnel, il a justifié ses réformes par une lecture «ijtihadienne» des versets du Coran concernant les femmes.
Peut-être qu’à l’époque, il ne pouvait aller au-delà ?
Je ne porte pas de jugement de valeur. Je fais un constat. Peut-être, qu’effectivement, compte tenu de l’état de la société tunisienne, il ne pouvait pas faire autrement. En tout cas, le fait est là. Quand il a souhaité appliquer l’égalité dans l’héritage en 1973, il n’a pas pu. A partir des années 1980, les interprétations conservatrices du dogme religieux ont refait leur apparition.
Quant à Ben Ali, il a jeté les islamistes en prison, les a réprimés avec beaucoup de brutalité. Mais il a contribué à renforcer le référent religieux dans la vie politique et dans l’imaginaire tunisien. Pourtant, la révolution de 2011 n’a été ni religieuse, ni antireligieuse, elle a été «areligieuse». Dieu ne faisait pas partie des manifestants du 14 janvier et les islamistes ont été absents de l’épisode révolutionnaire. Mais six mois plus tard, ils gagnèrent les élections. Et ils sont présents à la direction du pays depuis 2011 sous différentes formes mais sans discontinuité. Depuis, qu’on le veuille ou non, le religieux dans sa version la moins libérale a le vent en poupe en Tunisie.
Quand on regarde la composition de la classe politique et de l’Assemblée, une parole religieuse conservatrice est devenue hégémonique. Or, la Tunisie a une école de lecture libérale et progressiste des textes sacrés, mais elle n’a pas d’impact sur la majorité de la société. Certains chercheurs parlent d’un retour du refoulé religieux chez les Tunisiens. Il faut nuancer toutefois, la Tunisie n’est pas entièrement conservatrice et la modernité y a fait de grands progrès dans les consciences et dans les pratiques culturelles et sociales.
Le courant islamo-conservateur a eu le génie politique de s’associer au courant révolutionnaire et rallier ses valeurs religieuses et conservatrices à l’idéal révolutionnaire et de le revendiquer. Qu’en pensez-vous ?
L’idéal révolutionnaire, tout le monde peut se l’approprier. En quoi le conservatisme tunisien représenté par les partis politiques que l’on sait, correspond ou respecte l’idéal révolutionnaire ? Ce dernier est un ensemble de valeurs : la justice, elle n’est pas au rendez-vous. En Tunisie, il y a eu un accroissement des inégalités, de la pauvreté.
Il y a une difficulté à vivre de plus en plus importante pour les couches les plus pauvres de la population de ce pays. Dignité : certaines querelles politiques ne sont pas dignes d’un pays qui a fait une révolution et les propos de certains hommes politiques dans l’enceinte de l’Assemblée des Représentants du peuple sont une honte pour la Tunisie. Quant à la liberté, les conservateurs sont hostiles aux libertés privées, en matière sexuelle notamment et également en matière de liberté de conscience, même si cette dernière est inscrite dans la Constitution. Restent les revendications sociales. Dans le monde musulman tout entier, les partis islamistes sont ultralibéraux sur le plan économique. Donc je ne vois pas en quoi cette sensibilité là est porteuse d’un idéal révolutionnaire.
D’après vous, des erreurs de Bourguiba ont-elle influé sur le cours de l’histoire ? Les dernières années le «Zaïm» était malade, il régnait dans le pays une ambiance de fin de règne avec des clans qui s’entredéchiraient pour s’accaparer le pouvoir. Quelle est donc sa principale erreur, de n’avoir pas préparé sa succession ?
Bourguiba a fait la même erreur que tous les hommes charismatiques et tous les dictateurs. Ce réformateur n’a jamais été un démocrate, c’est le moins qu’on puisse dire. Il a fait l’erreur, je ne dirais pas de ne pas choisir d’héritier, mais d’interdire une succession sur des bases pluralistes.
Dans la mesure où il a voulu monopoliser jusqu’à la fin la totalité du pouvoir et qu’il n’était plus en mesure de l’assumer, étant donné que sa santé déclinait, ses dernières années ont été à la fois tragiques et grotesques. Mais la faute vient avant, à mon sens. Bourguiba durant ses années de pouvoir, et même avant, au sein du parti nationaliste, avait la possibilité de faciliter un processus démocratique et il l’a toujours bloqué. Il était un admirateur des démocraties occidentales, façonné par la culture politique de la Troisième République française à beaucoup d’égards. Mais, il voulait croire que les Tunisiens n’étaient pas prêts pour la démocratie.
On n’est jamais prêt pour la démocratie, on l’apprend en la pratiquant. On pourrait dire aujourd’hui que la Tunisie n’et pas prête pour la démocratie. Mais elle apprend, avec douleur, tombe, se relève, retombe et se relèvera. Cela va durer encore un certain nombre d’années. Cela Bourguiba ne l’a jamais compris malgré les occasions qui lui ont été offertes d’ouvrir le champ politique: en 1970-71 par exemple, lors de la fronde démocratique au sein du PSD, son propre parti, après l’épisode Ben Salah. Bourguiba n’a eu de cesse de la casser. En 1981, il y a eu une légère ouverture politique.
Les élections en 1981 ont fait apparaître un désir de démocratie parmi les Tunisiens, puisque les partis d’opposition avaient obtenu à l’époque beaucoup de voix. Les résultats des élections avaient été honteusement truqués. Si Bourguiba avait laissé s’épanouir ces possibilités de démocratie, nous n’aurions pas eu 23 ans de Ben Ali. Parce que Ben Ali est aussi un héritier de l’autoritarisme bourguibien.
La Tunisie est-elle toujours une exception dans le monde arabe ?
Je n’aime pas beaucoup le terme d’exception. Parce que l’exception se situe par rapport à des normes. De quelles normes parlons-nous ? Où y a-t-il une norme pour savoir si la Tunisie est exceptionnelle ou pas ? En revanche, je pense que la Tunisie est un pays singulier à beaucoup d’égards, par rapport à son environnement régional.
Singulier dans le sens différent ?
Singulier dans le sens où il y a des différences anciennes qui s’incrustent dans l’histoire de ce pays. Je n’en citerais que quelques unes : la Tunisie est un pays très ouvert sur l’extérieur, c’est un pays de côtes, c’est un pays méditerranéen, même si les Constituants de 2011 n’ont pas voulu inscrire la dimension méditerranéenne dans la Constitution, ce qui est un total déni de réalité. C’est un pays urbanisé depuis très longtemps qui a de tout temps produit des élites. La situation des femmes, même si elle est loin d’être idéale, est également un facteur de différenciation. Ces facteurs réunis ont créé une personnalité singulière.
«Echakhssia ettounissia», pourrait-on dire ?
Certainement, il y a une «Echakhssia Ettounissia». Pour autant, la Tunisie n’est pas singulière en tout. Il est évident que le Code du Statut personnel rompt avec la majorité arabe. Même s’il y a des pays arabes qui ont libéralisé la condition des femmes, comme l’Irak en 1959, il y a incontestablement une singularité tunisienne en matière de condition féminine. Aujourd’hui, cependant, elle est compromise. Bien entendu, personne ne peut oser remettre en question le CSP en Tunisie. C’est un acquis. Mais en même temps, il paraît impossible d’aller au-delà et il y a des reculs dans plusieurs domaines.
Sur quel plan social ? Sur le plan législatif ?
Sur le plan social et celui de la santé reproductive. Ces dernières années l’indice de fécondité et le taux de natalité ont augmenté. Les filles se marient plus jeunes qu’il y a dix ans. Les régressions sont incontestables. Et cela se voit dans les chiffres. Le planning familial n’existe plus alors que la Tunisie a été à la pointe dans ce domaine durant des décennies.
Une partie importante du corps médical et paramédical dissuadent les femmes qui veulent faire une IVG, en les culpabilisant. Les reculs sont donc perceptibles. Heureusement que nous avons une société civile féminine extrêmement vigilante qui lutte contre les partisans de la régression. Donc, certes, il y a une singularité tunisienne, mais elle est en danger car de ce côté-là les partis politiques qui se disent modernistes ne font pas leur travail.
La société civile, d’après-vous, joue pleinement son rôle ou est-elle en proie, elle aussi, à des dissensions et luttes fratricides ?
La révolution n’est pas un moment figé dans le temps. Vous avez titré votre numéro du 14 janvier «L’épopée inachevée». Une révolution fait au moins deux choses à mon sens : d’abord, elle change la trajectoire historique d’un pays. C’est le cas de la Tunisie. Ensuite, elle ouvre un champ des possibles; on peut aller vers le pire, ou vers le meilleur.
On est à la croisée des chemins. Je pense que si on n’est pas allé vers le pire depuis 2011, c’est que les Tunisiens et les Tunisiennes ont montré leur capacité à faire les compromis politiques nécessaires, plusieurs épisodes de notre histoire récente l’ont montré. Mais c’est aussi grâce à la société civile. Je pense que la Tunisie est actuellement dans une mauvaise passe, mais qu’elle a des défenses immunitaires. Une partie des défenses immunitaires se trouve dans la société civile.
D’après vous, comment sortir de l’impasse dans laquelle se trouve le pays depuis plusieurs années déjà ? Le pouvoir d’achat en baisse constante, la croissance économique en berne. Faut-il choisir une haute compétence économique à la tête du gouvernement et lui donner toute la latitude pour non seulement gouverner mais surtout procéder aux grandes réformes ?
Nous avons essayé la politique des consensus, les chartes, les pactes qui demandent d’interminables négociations et qui souvent ne débouchent sur rien.
La Tunisie indépendante a toujours connu des équipes qui avaient un projet politique. Les coopératives d’Ahmed Ben Salah étaient un projet politico-économique clair. Il a échoué, on est passé à un autre projet politico-économique qui était celui de Hédi Nouira. Et ce projet a commencé à se déliter à partir de Ben Ali, avec la généralisation de la corruption et un certain abandon du sens de l’Etat. Depuis 2011, personne, dans la classe politique, à ma connaissance du moins, n’a élaboré un vrai projet de politique économique, sociale et environnementale.
Qu’est-ce qui s’est passé, donc, depuis la révolution à nos jours, d’après-vous ?
On a voulu calmer les revendications en créant des emplois sans stratégie globale et en faisant du saupoudrage social. Tout le monde sait que la Tunisie a une fonction publique pléthorique. À l’époque de la Troïka, Ennahdha a procédé à des recrutements massifs pour se créer une base sociale, une clientèle. Les salaires du secteur public absorbent près de 15% du PIB.
Nous sommes dans une phase de désindustrialisation, ce qui est grave. Nous ne savons pas où nous allons. On a contenté certaines revendications catégorielles. On a emprunté non pas pour investir dans de nouvelles visions de politique économique mais pour payer les dettes, pour gérer le service de la dette, combler les trous des entreprises publiques. C’est un cercle vicieux. Or un projet ne consiste pas à dire ce qu’on va faire dans l’immédiat, mais quelle Tunisie veut-on dans 20 ans, dans 30 ans et comment y arriver ? Quels sont les moyens, les outils, les procédures à mettre en œuvre ? Les esquisses actuelles de projets se résument pour l’heure à des éléments de langage pendant que des catégories entières de la population sombrent dans la précarité.
Etes-vous inquiète quant à l’avenir de la Tunisie ?
Je suis peut-être inquiète à court terme et moins inquiète à long terme. Inquiète à court terme, parce que nous sommes dans une impasse politique et que l’environnement régional est extrêmement dangereux, volatil, incendiaire et peut avoir des impacts négatifs sur l’avenir proche du pays.
Justement, la situation est grave d’autant que nous nous trouvons entre deux grands pays, l’un considéré comme puissant et en face duquel certains Tunisiens adoptent une posture de dépendance voire d’infériorité, désignent l’Algérie par «la grande sœur». L’autre pays sombre depuis des années dans une guerre civile. Bourguiba a préservé la souveraineté de la Tunisie, Ben Ali, également. Aujourd’hui, la position tunisienne, quoi qu’on en dise et bien qu’on ait essayé de rattraper le coup, n’est pas claire. Qu’en pensez-vous ?
Que l’Algérie soit un grand pays, c’est une évidence. Un des problèmes de ce petit pays qu’est la Tunisie, c’est qu’elle est entourée par l’Algérie et la Libye, deux pays qui ont des dimensions beaucoup plus importantes qu’elle et qui ont toujours eu des prétentions à l’hégémonie régionale, l’histoire l’a montré. Pour conserver sa souveraineté, la diplomatie tunisienne a intérêt à observer une stricte neutralité et à ne s’aligner sur aucun des acteurs en présence dans le conflit libyen.
Sur le long terme, je ne suis pas inquiète. Partout où vous allez, il y a des gens formidables. On rencontre partout des associations qui font du très bon travail et pallient les carences de l’Etat à beaucoup d’égards. Il y a de l’imagination, une vie culturelle extrêmement riche avec peu de moyens et très peu d’aides. Ce bouillonnement culturel et associatif, cette prise en compte de problèmes comme la question environnementale que l’Etat ne prend absolument pas en compte, tout cela, heureusement, me permet de ne pas être uniquement inquiète pour ce pays.
Entretien conduit par : Hella Lahbib
Vidéo : © Insaf Aouinti et Ismail Baraketi
Montage : ©Insaf Aouinti
LaPresse.TN
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