Jamais sans doute un livre n’aura mieux mérité de paraître dans une collection intitulée « Questions sensibles » ! Sa publication suit de près une vive polémique politico-médiatique qui, en France, a défrayé la chronique de fin octobre 2020 à fin février 2021 autour de l’expression « islamo-gauchisme ». D’un côté, il y avait ceux qui dénonçaient une idéologie qui causerait des ravages dans l’Université et au-delà : des ministres du gouvernement (Jean-Michel Blanquer, Frédérique Vidal, Gérald Darmanin), des intellectuels et des universitaires (« Manifeste des 100 », Le Monde, 31 octobre 2020), des hommes politiques de gauche (Manuel Valls) comme de droite. De l’autre côté, il y avait ceux qui prétendaient que l’islamo-gauchisme n’existait pas : des syndicats de gauche de l’enseignement supérieur (SNESUP-FSU, SNCS-FSU), des institutions universitaires élues (comme des CNU et la CPU), des universitaires signant une tribune exigeant la démission de la ministre de l’Enseignement supérieur (Le Monde, 20 février 2021), des élus de La France Insoumise et du PCF. Le CNRS a diffusé le 17 février 2021 un communiqué de presse affirmant que « l’islamo-gauchisme, slogan politique utilisé dans le débat public, ne correspond à aucune réalité scientifique ». Le rédacteur de ce communiqué ignore sans doute que le créateur de cette expression est directeur de recherche au CNRS : l’historien Pierre-André Taguieff ! Il est donc peut-être temps de mettre de côté les invectives et de lire des auteurs qui savent de quoi ils parlent.
La première partie de l’ouvrage (pp. 17-31) est consacrée à un rapprochement idéologique – méconnu et rarement évoqué – qui a conduit, des années 1930 aux années 1950, des extrémistes musulmans et des nazis à collaborer. L’une des figures de ce rapprochement est Haj Amin al-Husseini (1895-1974), le Grand Mufti de Jérusalem. En mars 1933, il rencontre le Consul général d’Allemagne à Jérusalem pour saluer l’opération de boycott des commerces juifs décidée par le Troisième Reich. En mai-juin 1940, le Grand Mufti et d’autres nationalistes arabes proposent une alliance avec l’Allemagne nazie contre la domination britannique. Dans une lettre personnelle adressée à Adolf Hitler , le 20 janvier 1941, al-Husseini remercie le Führer d’avoir pris parti en faveur de la cause palestinienne, l’assurant que « les peuples arabes sont partout prêts à réagir […] contre l’ennemi commun et à se dresser avec enthousiasme avec l’Axe pour l’accomplissement de leur part dans la défaite méritée de la coalition anglo-juive » (cité p. 20). En novembre 1941, le Grand Mufti est reçu à Berlin par Joachim von Ribbentrop, ministre des Affaires étrangères du Reich, le 20 du mois, puis par Adolf Hitler lui-même le 28.
« Albert Speer rapporte des propos d’Hitler sur une proximité plus grande entre l’islam et l’esprit germain qu’entre ce dernier et le christianisme. »
Une intellectuelle musulmane d’origine indienne, Saïda Savitri, admiratrice de Hitler, publie à Paris en 1943 une brochure intitulée L’Islam devant le national-socialisme, où elle prône une collaboration entre les nazis et les musulmans. Ils partagent, selon elle, un même « esprit guerrier » opposé à l’esprit juif. Albert Speer rapporte des propos d’Hitler sur une proximité plus grande entre l’islam et l’esprit germain qu’entre ce dernier et le christianisme. Une rumeur propagée par les Frères musulmans a même prétendu que Hitler s’était converti à l’islam. Ainsi s’établit une convergence idéologique autour de l’anglophobie, de la judéophobie, de l’antichristianisme et de l’anticommunisme.
Toutefois, l’idéologie islamo-nazie restera très marginale et ne pèsera guère sur le déroulement de la Seconde Guerre mondiale. Quelques rares nazis allemands firent l’éloge de l’islam, tel le Waffen SS Johann von Leers, qui publia en 1942 dans la revue des intellectuels antisémites Die Judenfrage un article faisant l’éloge de l’antijudaïsme islamique. Quant à l’impact militaire, il se limita à la création en février 1943 de la 13e division de la Waffen-SS, dite division Handschar (d’un mot bosniaque signifiant « sabre »), composée de musulmans de Bosnie et dont l’emblème était une croix gammée surmontée d’un cimeterre turc. Le Grand Mufti de Jérusalem participa activement à la création et au recrutement de cette division. La mutinerie d’un bataillon éclata en France en septembre 1943 et la division fut dissoute en octobre 1944 alors qu’elle combattait les partisans communistes dans les Balkans.
Des nationalistes islamistes pratiquèrent une « collusion islamo-nazie comme moment préparatoire dans le passage à la lutte armée contre la France coloniale » (p. 47). Ainsi l’émir libanais Chekib Arslan (1869-1946), leader nationaliste arabe, partisan du panarabisme, de l’anticolonialisme et de l’antijudaïsme. Il avait des sympathies pour l’Allemagne nazie et l’Italie fasciste et traduisit Mein Kampf en arabe. Ainsi encore Saïd Mohammedi (1912-1994), né en Algérie, engagé volontaire dans la Waffen SS, qui deviendra l’un des dirigeants militaires du FLN. Dans les années 1980, il soutiendra les islamistes du FIS (Front islamique du Salut).
L’islamo-nazisme survécut dans l’après-guerre avec des anciens nazis accueillis dans des pays arabes, notamment en Égypte où ils occupèrent des postes de responsabilité et dont certains, comme Johann von Leers (mort au Caire en 1965), se convertirent à l’islam. Les derniers feux d’une idéologie islamo-nazie se rencontrent encore chez quelques militants néo-nazis nés dans l’après-guerre tels que le Britannique David Myatt et l’universitaire italien Claudio Mutti, tous deux convertis à l’islam.
« Aux dogmes de l’islam orthodoxe est ajouté le jihad, ou guerre sainte, défini non comme le combat du croyant contre ses mauvais penchants mais comme une lutte armée contre les mécréants. »
Quittant la question de l’islamo-nazisme, les pages suivantes (pp. 32-64) auraient pu constituer, semble-t-il, une section à part entière. En effet, l’auteur n’y traite pas de « liaisons dangereuses » entre l’islamisme et des idéologies occidentales, mais il décrit – très clairement et de manière très fine – l’émergence d’un courant jihadiste au sein de l’islam.
Fondé en 1928, en Égypte, le mouvement politico-théologique des Frères musulmans prônait un retour à l’islam des origines, pur et dur. Son slogan était : « Dieu est notre but, le Prophète notre chef, le Coran notre constitution, le jihad notre voie, le martyre notre espérance » (cité p. 40). Aux dogmes de l’islam orthodoxe sont ajoutés le jihad, ou guerre sainte, défini non comme le combat du croyant contre ses mauvais penchants mais comme une lutte armée contre les mécréants, et le martyre, comme mort glorieuse dans cette guerre. Couronnant le tout, il y a l’idéal utopique d’un califat mondial, dans un projet d’islamisation de la terre entière. Cette tendance radicale de l’islam donnera naissance à une idéologie mortifère qui ne recherche pas seulement la mort de l’Autre mais aussi sa propre mort, et qui se manifestera sous la forme du terrorisme islamiste.
Le Congrès islamique général de Jérusalem en 1953 fit du jihad contre « l’entité sioniste » ( l’Etat d’Israël créé en 1948) une priorité du monde musulman. Le Frère musulman égyptien Sayyid Qutb (1906-1966) théorisa la conspiration judéo-chrétienne contre l’islam. D’abord restreint à la cause palestinienne, le jihadisme s’élargit progressivement à un combat contre les juifs, contre le colonialisme, contre l’impérialisme, contre la modernité et, en définitive contre l’Occident. Taguieff montre les filiations idéologiques qui relient Amin al-Husseini, Hassan al-Banna, ami du précédent et cofondateur des Frères musulmans, Sayyid Qutb, jusqu’à l’islamiste palestinien Abdallah Azzam (1941-1989) qui, avec son disciple Oussama Ben Laden, fonda Al-Qaïda en 1989.
Mais les Occidentaux découvrirent tardivement – et dans l’horreur des actes terroristes – cette évolution vers le radicalisme. Comme l’écrit Taguieff, les Occidentaux « n’imaginent pas avoir des ennemis qu’ils n’ont pas eux-mêmes désignés comme tels. Ils ne veulent pas reconnaître que les islamistes leur ont déclaré la guerre, une guerre non conventionnelle, allant de l’endoctrinement au terrorisme jihadiste » (p. 40). On reconnaît dans ces propos la pensée du politologue et sociologue Julien Freund, qui a défini « l’essence du politique » (1965) comme « l’art de désigner l’ennemi ».
La dimension jihadiste des « mouvements de libération des peuples opprimés » a été volontairement occultée par leurs militants lorsqu’ils s’adressaient aux Occidentaux, afin d’attirer la sympathie des milieux « progressistes ». C’est pourquoi, selon P.-A. Taguieff, il faut s’intéresser et s’interroger sur l’apparition d’un « islamo-gauchisme », ce à quoi est consacrée la seconde partie de son ouvrage (pp. 109-116).
« La première période dans la construction de cet “islamo-gauchisme” en France est celle des “islamo-communistes”, dont la figure centrale est le philosophe Roger Garaudy. »
L’auteur distingue trois périodes dans la construction de cette nouvelle mouvance idéologique, observable notamment en France. La première période est celle des « islamo-communistes », dont la figure centrale est le philosophe Roger Garaudy (1913-2012), résistant, membre du PCF, élu député et sénateur entre 1945 et 1962. Cet intellectuel marxiste était anticapitaliste, anti-américain et anti-impérialiste. Dans les années 1960-1970, il a considéré que la classe ouvrière avait succombé au charme de la société de consommation et qu’elle ne représentait plus le prolétariat en tant que force révolutionnaire. Il adhéra alors à la cause palestinienne comme substitut à la cause prolétarienne. Il se fit le chantre d’un antisionisme mêlé d’antijudaïsme, allant jusqu’à soutenir le négationnisme. En 1981, il écrit un ouvrage intitulé Promesses de l’Islam et, l’année suivante, se convertit à l’islam tout en déclarant demeurer marxiste. Ilich Ramirez Sanchez, dit Carlos, représente le versant activiste de l’islamo-communisme. Né au Venezuela en 1949, il est d’abord membre du Mouvement des jeunes du parti communiste en 1959 puis, dans les années 1970, il s’entraîne à la guérilla auprès du Front populaire de libération de la Palestine et se convertit à l’islam. Il perpétrera de nombreux actes terroristes, notamment en France, et sera arrêté en 1994 puis condamné à la réclusion criminelle à perpétuité. En Grande-Bretagne, le trotskiste Chris Harman (1942-2009) publie en 1994 un long article intitulé « Le Prophète et le Prolétariat », où il prône une alliance entre les socialistes révolutionnaires et les islamistes pour combattre l’impérialisme et les États occidentaux. Les migrants musulmans sont perçus comme les nouveaux pauvres, les nouveaux opprimés du capitalisme.
La deuxième période commence le 7 octobre 2000 à Paris avec la manifestation « Contre Israël », organisée notamment par le MRAP, le PCF, les Verts, des mouvances gauchistes et des groupes islamistes, à la suite de l’Intifada 2 déclenchée en Palestine. Le slogan « Mort aux juifs » y est scandé. C’est à ce moment-là que P.-A. Taguieff a forgé l’expression « islamo-gauchisme » pour « désigner une alliance militante de fait entre des milieux islamistes et des milieux d’extrême gauche [dans lesquels] la cause palestinienne est érigée en nouvelle grande cause révolutionnaire » (p. 72). Il développe ce thème dans son ouvrage La Nouvelle Judéophobie (2002). Les affaires de voile islamique , la tenue des « Assises de l’anticolonialisme » en 2002 et la création en 2005 des « Indigènes de la République », les manifestations contre le soutien à Charlie Hebdo après l’incendie criminel des locaux du journal en 2011, tout cela fracture l’extrême gauche entre les tenants de la laïcité et de l’antiracisme et les partisans pro-islamistes, sensibles à une vision racialiste.
Une troisième période débute avec la « Marche contre l’islamophobie » à Paris, le 10 novembre 2019. Il apparaît clairement que des associations islamistes, des militants « décoloniaux » et des gauchistes issus de franges de La France Insoumise (Jean-Luc Mélenchon défilera dans cette manifestation), des trotskistes du NPA, de EELV, manifestent ensemble leur soutien aux femmes voilées, scandent « Allahou Akhbar » à l’initiative de l’activiste Marwan Muhammad, et clament leur détestation de « la France raciste et islamophobe », des policiers, du sionisme, du capitalisme et de « l’Occident impérialiste ». La vieille expression marxiste de « convergence des luttes » est remplacée par le terme d’« intersectionnalité » (entre genre, race, classe sociale, orientation sexuelle…), utilisé par des sociologues jargonnants pour dénoncer des rapports de domination.
Taguieff explique cette collusion par « une fascination pour les jihadistes censés incarner une forme d’héroïsme révolutionnaire […]. Le jihado-salafisme semble réveiller à l’extrême gauche des aspirations messianiques et eschatologiques refoulées dans les démocraties libérales apaisées, perçues comme aseptisées ou grossièrement matérialistes » (pp. 69-70). C’est pourquoi des intellectuels gauchistes – pourtant issus d’une tradition athée et laïque – sont fascinés par la foi islamique et vont jusqu’à affirmer que « l’athéisme est l’opium du peuple de gauche », selon le philosophe islamo-gauchiste Pierre Tevanian.
Dans sa conclusion, P.-A. Taguieff écrit que « l’islamo-nazisme et l’islamo-gauchisme constituent des configurations idéologiques distinctes » (p. 100), à des périodes historiques distinctes, mais qu’il existe des « invariants thématiques » : anti-impérialisme, antilibéralisme, antisionisme souvent mêlé d’antijudaïsme, et antichristianisme. Ce qui est aussi commun, nous semble-t-il, à l’islamo-nazisme et à l’islamo-gauchisme, c’est la « pensée extrême », dont la mécanique mentale a été bien démontée par Gérald Bronner dans son ouvrage du même nom publié en 2009 (voir notre recension dans les Archives de sciences sociales des religions, 2011).
P.-A. Taguieff, comme de coutume dans ses travaux, mobilise toutes les méthodes de la recherche historique. Il s’appuie sur des sources documentaires variées : l’identification des acteurs, notamment des maîtres à penser, les trajectoires biographiques, les mouvements politiques ou religieux, les actes militants et les manifestations, mais aussi les textes, les idées, les arguments. Pour qui a lu les ouvrages de P.-A. Taguieff, l’érudition est une de ses marques de fabrique. Cet ouvrage d’une centaine de pages a pourtant une bibliographie – « sommaire » précise l’auteur ! – d’environ 130 titres (pp. 109-116). Ce livre est une contribution majeure à l’étude des idéologies. Certes, certaines pages ont des accents pamphlétaires, mais il n’y a pas de raison, si la première partie de l’ouvrage, sur l’islamo-nazisme, est incontestablement l’œuvre objective d’un historien des idées, pour que la seconde, sur l’islamo-gauchisme, ne le soit pas aussi.
Liaisons dangereuses : islamo-nazisme, islamo-gauchisme,
de Pierre-André Taguieff, éd. Hermann, coll. « Questions sensibles », 2021, 120 p., 14€.
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