« Si vous suivez les réquisitoires du parquet, c’est le terrorisme que vous encouragez et nous n’aurons plus à considérer que tout ceci n’était qu’une farce »: Voici les paroles sur lesquelles se sont achevées les plaidoiries des avocats du procès des attentats du 13 Novembre, le tout dernier mot étant réservé aux accusés.
Certes, le procès pourrait ressembler à une mauvaise farce, du point de vue d’un accusé comme Salah Abdeslam qui en Septembre encourait la perpétuité mais qui, au terme des dix mois de procès, a entendu lors du réquisitoire le ministère public prononcer « la réclusion criminelle à perpétuité incompressible ». Pourtant il a brisé le silence, a plaidé Me Ronen son avocate, il s’est livré, il a donné des explications partielles, il s’est excusé auprès des victimes. Pourquoi la peine requise est-elle la même comme si ces dix mois de procès n’avaient servi à rien et n’avaient révélé ni repentir ni remise en question ? « Il est irrécupérable a affirmé le réquisitoire. C’est une justice positiviste » martèle Me Ronen, regrettant que la parole de son client n’ait pas eu de poids.
L’avocate a rappelé que seules quatre personnes en France ont été condamnées à cette peine de perpétuité incompressible, instaurée en 1994 et étendue au terrorisme en 2011, cette « mort blanche » comme elle l’a qualifiée – la période de sûreté étant illimitée, il y a peu de possibilités d’aménagement de peine. Au bout de 30 ans de réclusion le condamné peut demander le relèvement de la période de sureté en échange de gages sérieux. Ces quatre hommes ayant commis crimes et viols sur mineurs avec récidives ont été « reconnus psychotiques au sens psychiatrique du terme » explique l’avocate. Le tueur en série Michel Fourniret en fait partie. Or Salah Abdeslam « n’a tué personne. Et n’a pas été reconnu psychotique par l’expert psychiatre.«
Nous nous souviendrons longtemps…
Nous pouvons déjà rassurer Me Ronen et Salah Abdeslam : ce procès n’aura pas été une farce pour les parties civiles, ni pour les témoins et auditeurs qui l’ont suivi depuis le début. Des impressions inscrites en chacun font traces en un fracas de violences, un tumulte de questions, un effroi devant l’absurdité de toutes ces morts.
Nous nous souviendrons longtemps de ce premier jour du mois d’Avril où nous avons été face à la violence de la scène de crime lors de la diffusion de la bande-son et des photos de la fusillade du Bataclan, traces sonores et visuelles d’un massacre orchestré méthodiquement par les tueurs. Nous entendrons longtemps encore l’effroi, le souffle de la mort envahir la salle de spectacle, les râles des victimes en train de mourir.
Nous nous souviendrons longtemps de ce cinquième jour du mois d’Avril où nous avons entendu la voix d’un autre mort – celle de Najim Laachraoui, 24 ans, kamikaze du 22 Mars lors de l’attentat de Bruxelles et artificier des attentats de Paris. Cinq jours seulement espacent ces deux diffusons audio, celle des victimes du Bataclan et celle du technicien des ceintures explosives des kamikazes, mais un gouffre les sépare comme si elles étaient situées de chaque côté d’une frontière infranchissable.
Depuis des mois on nous parlait du contenu de « l’ordinateur de la rue Max Roos » échoué dans une poubelle, sans trop savoir de quoi il en retournait. Et voilà qu’au beau milieu de la reprise du monotone défilé des enquêteurs belges, l’un d’eux diffuse les fichiers-son retrouvés dans ce fameux ordinateur. Nous entendons Najim Laachraoui expliquer d’une voix calme et posée à Oussama Attar (le supposé commanditaire des attentats de Paris) les maintes options pour faire des bombes et lui conseiller d’utiliser du TATP, avec différents dosages et ingrédients. S’il n’y avait un Akhi ou un Hamdulillah glissés par ci par là, on aurait l’impression d’entendre quelqu’un donnant des recettes de cuisine : « Alors là Akhi je voudrais essayer avec 35% d’acide sulfurique, la dernière fois j’ai essayé avec 30 … J’ai du temps, on n’a rien à faire , on est toute la journée dans l’appartement (…) En dix jours on a fait plus de 100 kg de TATP, en un mois on aura 200 kg, Hamdullilah. » (…) « Tu veux qu’on s’organise pour le court terme ou le long terme ? Si tu veux qu’on travaille long terme, il faut éviter de taper la Belgique, pour avoir un lieu de repli. » Puis faisant allusion à la mort de Abaoud et Akrouh : « Ils auraient pu se mettre dans une planque et retaper une deuxième fois. Il faut apprendre des erreurs qu’on a faites.«
Laachraoui parle comme un bon technicien, sans aucun affect, son cerveau ne semble pas faire de lien de causalité entre ce qu’il prépare et l’effet dévastateur que cela aurait sur les futures victimes. Même lorsqu’il évoque les morts de son camp, il n’y a aucun affect perceptible. Ce technicien à la Eichmann qui agit en bon spécialiste n’avait que 24 ans au moment de cet enregistrement, l’âge de certaines victimes. Son père, venu témoigner le 14 Décembre, n’a pas donné d’éclairage sur cette lancinante question : comment un adolescent, à la scolarité brillante, emmuré dans sa chambre devant son ordinateur, est devenu ce technicien de la terreur ? Pour combler quel vide ? Le père, un homme écrasé par ce qui lui arrive, peu enclin à élaborer une pensée, voire un sentiment de culpabilité, affirme qu’il n’a rien vu mais que « à l’époque les jeunes étaient en colère. » Cette question « comment passe-t-on de la colère à l’action terroriste » restera valable pour certains accusés, et malheureusement ce procès n’y aura pas répondu. On se prend à imaginer un monde où Laachraoui et les victimes de son âge auraient pu se rencontrer, boire un coup ensemble dans un bar, peut-être devenir copains. Et ceci n’est pas une farce mais un incommensurable gâchis.
Nous nous souviendrons longtemps des premiers jours du mois de Mai où se sont succédés les récits des survivants du Bataclan, derniers témoignages des parties civiles avant les plaidoiries des avocats. Insoutenables échos de la difficulté à survivre, traces de cette culpabilité lancinante d’être en vie alors que les autres sont morts. Nous sous souviendrons de la main tremblante de l’un de ces rescapés au visage blafard, expliquant que « dans ce genre de situations on aimerait être un héros, mais ce n’est pas mon cas du tout. Pour pouvoir fuir la salle de concert, j’ai bousculé toute personne, j’ai poussé, j’en suis désolé. C’était important pour moi de parler, que les gens me pardonnent, ceux que j’ai bousculés. » Nous nous souviendrons de tous ceux venus partager leur incapacité à vivre aujourd’hui, hantés par ceux qu’ils ont laissés derrière, comme cette jeune fille qui témoigne en pleurant : « Au moment de sortir de la salle, l’agent m’a dit de ne pas regarder mais je me suis retournée et j’ai regardé la fosse et j’ai vu une fille allongée par terre et j’ai fait un transfert. L’agent a compris et m’a dit de regarder le plafond. J’ai regardé le plafond qui est haut et je me suis laissée aller dans ses bras. » Hissée hors de la salle par cet agent, elle avoue repenser constamment à ces deux bras puissants qui l’ont emportée vers la vie.
Nous nous souviendrons aussi des paroles de Salah Abdeslam « La communauté musulmane est comme un seul corps. Si l’un souffre c’est tous qui souffrent », nous livrant ainsi sa définition de la Umma, corps englobant de la matrie. C’est peut-être au lent détachement de Salah Abdeslam de ce corps collectif qu’on aura assisté pendant ces dix mois et à la naissance d’une conscience individuelle assumée. Nous nous souviendrons des derniers mots, entrecoupés de larmes, de Abdallah Chouaa, l’un des convoyeurs de Abdeslam, l’une des petites mains dont on mesure difficilement l’implication, à Mohammed Abrini dans le box : « Je t’en veux Mohammed, tu as détruit ma vie, mon frère. » Façon de parler d’un « petit gars de Molenbeek » ou fraternité de cœur, lien indéfectible au sein de la Umma malgré le ressentiment ?
Nous nous souviendrons longtemps de ce mois de Juin, des plaidoiries brillantes des avocats et des dernières paroles, nues, tremblantes, parfois cinglantes des accusés, de ces petites mains qui clament leur innocence, comparaissent libres mais risquent fort de se retrouver après le verdict derrière les barreaux pour quelques années.
Nous nous souviendrons de la thèse avancée par Me Gultaslar, avocat de la Défense, traduisant ainsi le souhait de certains accusés de délivrer un message politique : les attentats devaient être qualifiés de crimes de guerre car la France était en guerre contre Daesh, certains accusés se qualifiant eux-mêmes de « soldats de Daesh » et justifiant leur participation ou complicité par un simple devoir de soldat, d’enrôlement (moral ou physique) pour une cause qui leur paraît juste. Il ne semble pas que pénalement cette requalification apporte une quelconque modification concernant la durée des peines mais elle offre une justification du terrorisme et une reconnaissance de facto de l’Etat Islamique auto-proclamé.
Est-il possible de justifier le terrorisme si la cause qu’il défend est juste
S’ouvre alors la question de la nature du terrorisme mais aussi des conditions de sa justification. Est-il possible de justifier le terrorisme si la cause qu’il défend est juste ? Et qu’est-ce qu’une cause juste ? Est-elle définie en tant que valeur objective et universelle ou bien est-elle définie par le sens de l’Histoire ? La décolonisation était une cause juste mais est-ce que cela justifie en soi l’emploi du terrorisme comme arme de combat ? Utiliser, pour éveiller les consciences collectives, la terreur, tuer des gens innocents qui n’ont aucun lien avec la cause que l’on défend, simplement pour avoir une visibilité et porter sa parole publiquement, est-ce juste même si la cause est juste ? Lorsque les accusés ont tenté de justifier politiquement leur action, se sont-ils posé cette question fondamentale ? « J’ai mis un visage sur les victimes, » a déclaré Abrini, « Je me suis reconnu dans les victimes, » a dit Abdeslam. Peut-être s’agit-il de cette « morsure de la conscience » évoquée par Me Ronen pour souligner l’évolution de Salah Abdeslam. Ou peut-être pas. Le procès ferait-il aussi partie d’une sorte de stratégie de communication d’une cause politico-religieuse ? Ceux qui ont utilisé leur droit au silence nous ont bien fait comprendre qu’ils ne reconnaissaient pas de légitimité à ce tribunal, car seul le jugement de Dieu leur importe.
Les dernières paroles de quelques accusés ayant utilisé leur droit au silence confirment cette hypothèse que le procès a pu parfois servir de tribune politique pour certains: « J’espère que plus jamais dans le monde il n’y aura ce genre de situations dramatiques, j’ai bien dit dans le monde« , déclare Sofien Ayari, remettant sur le tapis la situation de la Syrie: « J’ai dit les raisons pour lesquelles je me suis tu. C’est quand quelqu’un a dit je voudrais savoir ce qui se passe dans la tête de ces gens, ça m’a touché, et j’ai décidé de parler. Pendant une journée j’ai expliqué pourquoi je suis parti en Syrie, pourquoi je suis revenu. (…) Puis j’ai entendu les plaidoiries (…) j’ai entendu les gens parler de frustration sexuelle, (…) au lieu de prendre en considération le contexte international (…) on préfère le balayer, on oublie le contexte qui est intervenu (…) j’avais l’impression qu’on parlait pour moi, comment je suis, comment je raisonne. » Il ironise et souligne que « ce n’est pas parce qu’on n’a pas de petite amie qu’on part en Syrie », ridiculisant ainsi toute interprétation psychologique, voire sociologique, rappelant qu’il s’agissait bien d’un engagement politique et religieux.Ce n’est donc pas seulement la condition de vie des « petits gars de Molen », comme les nomment les avocats de la Défense, qui a joué dans la faillite de leur conscience morale, dans la distorsion de leur jugement. Reste à savoir pourquoi les combats les plus barbares trouvent autant d’adeptes.
Puis Salah Abdeslam, de son regard fixe et intense, adresse un message tout aussi politique. Sa voix est contrôlée, il semble très concentré. « C’est avec l’épée du parquet sur le cou que je m’adresse à vous », signifiant ainsi qu’il se sent mis à mort par la Justice française. « L’opinion publique dit que j’étais sur les terrasses occupé à tirer sur des gens, l’opinion publique pense que j’étais au Bataclan. Vous savez que ce n’est pas vrai. » Puis, prenant de la hauteur, prenant à bras le corps d’autres destins que le sien, comme s’il était l’avocat de la bande d’accusés, il évoque sa situation conjointement à celle de ses comparses: « Dix perpétuités c’est à la hauteur des faits mais pas à la hauteur des hommes qui sont dans le box. » « J’ai reconnu devant la cour que je n’étais pas parfait. J’ai fait des erreurs c’est vrai. J’ai fait de la détention à 22 ans. Mais je ne suis pas un assassin. Si vous me condamnez pour assassinat vous commettrez une injustice.«
Il profite de cette dernière occasion pour dénoncer ses conditions de détention en isolement, la détresse psychologique de ne pouvoir parler à personne pendant six ans, ce que signifie pour lui et pour un pays démocratique, l’isolement : avoir constamment sur lui l’œil de trois caméras le surveillant jour et nuit. La brutalité et le mépris des matons lors de sa détention en Belgique, la cagoule noire qu’on lui enfile sur la tête lorsqu’il fut transporté à l’hôpital pour se faire opérer de l’appendicite. Il était comme crucifié, ajoute t-il de manière assez emphatique. Certes Aïssa-Jésus est un prophète de l’Islam mais beaucoup se sont étonnés d’entendre une telle métaphore dans sa bouche. Qu’en aurait pensé le père Hamel, égorgé par deux islamistes enrôlés par Daech ? Derrière l’emphase de la métaphore se cache peut-être le signe que Salah Abdeslam s’est ouvert à l’autre. Que le monde jadis kouffar qu’il souhaitait détruire n’est plus si obscur et éloigné. Il confie que le procès l’a humanisé car cela faisait des années qu’il n’avait pas vu autant de monde : « J’étais sur les dents au début alors j’ai été un peu dur dans mes paroles et je le regrette. » « Je me suis apaisé, pas parce que j’ai entendu vos témoignages mais parce que j’ai retrouvé un lien social.«
Rien que pour cela, pour cette humanisation, il reste à espérer que pour les accusés le procès ne fut pas totalement une farce.
© Karin Albou
Karin Albou, auteur et réalisatrice, a écrit et réalisé dès 2002, à un moment où personne n’avait pressenti l’ampleur des actes antisémites qui allaient frapper la France, » La petite Jérusalem« , qui sortira en salles en 2005 et raconte… Sarcelles. Elle a également écrit et réalisé « Le chant des mariées » qui se situe pendant l’Occupation nazie de la Tunisie.
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