La coalition présidentielle Ensemble ! a échoué à conserver sa majorité absolue lors des élections législatives. Le chercheur, spécialiste de l’étude des parlements, évoque les conséquences de cette Assemblée fracturée sur la vie politique.
Un paysage politique bouleversé. Les élections législatives n’ont pas accouché d’une majorité claire à l’Assemblée nationale. La coalition présidentielle Ensemble ! est arrivée en tête (245 sièges) sans conserver la majorité absolue (289 sièges). La coalition de gauche Nupes (133 sièges*) et le Rassemblement national (89 sièges) s’imposent comme des forces de premier ordre, tandis que Les Républicains (64 sièges) perdent des députés mais conservent une influence, après leur contre-performance à l’élection présidentielle.
Comment Emmanuel Macron peut-il gouverner sans majorité ? La France est-elle condamnée à l’immobilisme ? Que peut-on attendre du groupe RN à l’Assemblée ? L’alliance de la Nupes se maintiendra-t-elle hors période électorale ? Olivier Rozenberg, professeur associé au Centre d’études européennes et de politique comparée et spécialiste des parlements en Europe, analyse pour franceinfo les résultats de ce scrutin.
Mathilde Goupil : La coalition présidentielle a échoué à conserver sa majorité absolue à l’Assemblée. Hier soir, Elisabeth Borne a promis de construire « une majorité d’action ». Que peut faire Ensemble ! pour tenter d’atteindre le seuil des 289 sièges ?
Olivier Rozenberg : La première chose à faire, logiquement, serait de trouver un partenaire fiable, en faisant des concessions, pour pouvoir gouverner avec plus de stabilité. Il ne peut être trouvé que chez Les Républicains, mais les signaux qu’envoyait LR dès dimanche soir n’allaient pas dans ce sens-là. La majorité a besoin d’un partenaire qui ne veut pas s’offrir à elle, ou qui le fera de manière très divisée, donc sans tous ses députés, ce qui ne lui garantit pas la stablilité recherchée.
Pour que LR change d’avis, il faudrait qu’un véritable jeu de négociations soit ouvert par Emmanuel Macron. Ce qui veut dire rencontrer les responsables LR pendant plusieurs semaines, élaborer un programme commun avec le contenu précis de la législation…. Emmanuel Macron ne nous a pas habitués à cela. Il faut dire que ce jeu coalitionnaire n’est pas favorisé par nos modes de scrutin et par l’importance de l’élection présidentielle et du duel du second tour. Tout pousse à ce qu’il y ait des oppositions, avec une prime à la radicalité pour rassembler son camp.
Si aucun parti hors coalition présidentielle n’accorde sa confiance au gouvernement, celui-ci peut-il gouverner sans majorité ?
Le gouvernement devra négocier au cas par cas pour chaque texte de loi, en faisant des compromis sur le contenu des textes, sans pour autant qu’il y ait de coalition en bonne et due forme. Ça n’est pas impossible, mais ça veut dire moins de lois, et beaucoup de négociations.es près de chez vous dans notre moteur de recherche
Mais le gouvernement sera fragile car mathématiquement, les députés LR, RN et Nupes ont le nombre de sièges nécessaire pour voter une motion de censure et le faire chuter. La France insoumise a déjà annoncé qu’elle déposerait une motion de censure pour le 5 juillet, depuis soutenue par le PCF, et on peut penser que le RN et la plupart des députés Nupes la voteront.
Est-ce qu’il y a un risque que le gouvernement tombe dès début juillet ?
Les oppositions ont le nombre de sièges nécessaires, mais en même temps, les députés hésitent toujours à dissoudre le gouvernement car c’est inviter la crise politique. Les députés LR qui viennent d’être réélus, parfois sans beaucoup de voix d’avance, peuvent ne pas avoir envie de remettre en jeu leur siège.
Mais si on a une affaire d’Etat type affaire Benalla, on peut imaginer que, dès le lendemain, les conditions seraient réunies pour unir les trois forces d’opposition (Nupes, RN et LR) et renverser le gouvernement. Cela entraînerait une crise politique qui déboucherait soit sur la formation d’un nouveau gouvernement, mais qui risquerait lui aussi d’être renversé, soit sur une dissolution de l’Assemblée nationale et une nouvelle élection.
On imagine donc qu’Elisabeth Borne n’engagera pas la responsabilité du gouvernement lors de sa présentation de politique générale…
Exactement. Elisabeth Borne fera certainement un discours de politique générale sans demander la confiance des députés, car elle ne l’obtiendrait pas. Constitutionnellement, elle n’est de toute façon pas tenue de le faire. Les Premiers ministres du second septennat de Mitterrand (Michel Rocard, Edith Cresson et Pierre Bérégovoy) ne l’avaient pas fait, car eux non plus ne disposaient pas d’une majorité.
Est-ce que les résultats de dimanche signifient que la France est devenue ingouvernable ?
La France n’est pas incapable d’avoir un gouvernement sans majorité absolue. Mais je souscris plutôt à cette idée, dans la mesure où il va être très difficile de faire passer des lois, surtout des lois qui divisent, qui demandent un effort, qui sont impopulaires. Ce qui nous guette, ce n’est pas tant le chaos ou la crise, mais plutôt l’immobilisme, un peu comme on l’avait connu sous la cohabitation Mitterrand-Chirac entre 1986 et 1988.
Et comme en Espagne, où les électeurs ont été appelés quatre fois aux urnes entre 2015 et 2019, faute de majorité stable ?
Le cas espagnol s’est soldé par de multiples élections en un temps record afin que le partenaire pivot, dont le soutien était nécessaire pour renforcer la majorité du gouvernement, accepte de jouer le jeu. Chez nous, ça voudrait dire que LR finirait par accepter une coalition avec Ensemble ! après plusieurs dissolutions suivies d’élections.
Avant une éventuelle dissolution, on peut s’attendre à un gouvernement qui négocie au cas par cas. C’est ce qu’on avait déjà eu sous Michel Rocard, Edith Cresson et Pierre Bérégovoy, mais il n’y avait alors pas beaucoup de députés à convaincre et l’abstention bienveillante d’une poignée de députés de l’opposition était suffisante pour faire voter un texte. Mais avec 245 sièges, la coalition présidentielle d’Emmanuel Macron est loin du compte. On ne peut pas juste « acheter » quelques députés, il faut vraiment une négociation d’ensemble avec soit LR, soit le PS et les Verts ensemble.
Dans quelles conditions Emmanuel Macron peut-il procéder à une dissolution de l’Assemblée ? Et quand pourrait-il le faire ?
Il peut dissoudre quand il veut, tant qu’il n’a pas encore dissous. Et après une première dissolution, il doit attendre un an. Mais il le fera uniquement si les sondages donnent la perspective d’une victoire avec une avance assez forte, ce qui n’est pas le cas au lendemain d’élections. Même si le résultat d’hier est une surprise pour certains électeurs, ce n’est pas ça qui modifie à grande échelle le vote.
Si Emmanuel Macron est un animal politique, il attendra une crise, montrera qu’il a les mains liées par l’opposition et rendra les citoyens responsables du destin du pays. En cas de crise financière par exemple, si la France a du mal à financer sa dette, Emmanuel Macron aurait un argument de poids pour aller devant les électeurs en disant : « Allez, là on arrête de jouer, il en va de la capacité à financer notre modèle de retraite. »
Y a-t-il le risque que la coalition présidentielle utilise l’article 49 alinéa 3 de la Constitution pour faire passer les textes symboliques du quinquennat ?
Non, je ne crois pas. D’abord parce que l’usage du 49 alinéa 3 est encadré : hors texte sur le budget, il ne peut être utilisé qu’une fois par an. D’autre part, le 49.3 est une arme très dangereuse car c’est une invitation pour l’opposition à déposer une motion de censure.
Il y aura peut-être une exception sur le vote du budget, qui est vraiment un acte symbolique important. Donc la majorité pourrait utiliser le 49.3 pour que le texte ne soit pas rejeté, mais après une discussion de plusieurs mois à l’Assemblée.
Sans majorité absolue, des réformes controversées comme celle des retraites vont être compliquées à faire adopter en l’état. Mais l’opposition ne pourrait-elle pas voter des textes comme celui sur le soutien au pouvoir d’achat, qui doit être examiné avant les vacances à l’Assemblée ?
J’imagine qu’il pourrait être voté, car c’est dans l’intérêt bien compris de chacun. La Nupes pourrait se dire que leurs électeurs ne comprendraient pas qu’on bloque une loi pouvant leur apporter 50 euros sur leur compte en banque à la fin du mois.
Mais le fait qu’il puisse y avoir des accords sur certaines lois n’enlève rien à ce que j’ai exprimé sur l’immobilisme en général. Un gouvernement de coalition suppose de faire des « deals » sur des sujets sur lesquels on est moins proches, qui soulèvent davantage de problèmes dans l’opinion, et pas seulement de s’entendre sur les lois « faciles », populaires, redistributives.
L’absence de majorité absolue signifie-t-elle aussi un changement de méthode ? L’ex-présidente de la commission des lois, Yaël Braun-Pivet, était par exemple régulièrement critiquée par les oppositions, qui estimaient que sa gestion laissait peu de place au débat.
C’est compliqué. D’un côté, oui, il faudra certainement que la majorité soit moins verticale dans sa gestion des affaires. Et en même temps, on peut penser que les oppositions ne vont lui faire aucun cadeau et pratiquer l’obstruction, donc inviter le gouvernement à utiliser les armes coercitives qu’il a dans ses mains. L’équilibre sera difficile à trouver.
Quelles sont ces armes ?
Depuis 2008, la majorité dispose d’un instrument très efficace contre les batailles d’amendements, qui consiste à fixer un temps maximum de débat en séance. Elle peut l’utiliser à sa guise, et on peut penser qu’elle le fera assez souvent dans cette configuration. En revanche, elle devrait moins se servir d’une seconde arme utilisée pendant le premier quinquennat, qui est de demander une seconde délibération en cas de désaccord avec le résultat d’un vote. Etant donné qu’elle n’a pas la majorité absolue, elle n’a pas l’assurance que le second vote soit différent du premier.
Le président LREM de l’Assemblée, Richard Ferrand, a échoué à conserver son siège dans le Finistère. Qui pourrait lui succéder ?
Le perchoir [nom donné à la présidence de l’Assemblée nationale] ira à quelqu’un de la majorité, même si elle est relative. Mais cette dernière aura intérêt à présenter un candidat qui puisse séduire au-delà de ses rangs, comme Eric Woerth par exemple. Rien n’est certain néanmoins, car il pourrait être perçu comme celui qui a trahi LR, ce qui pousserait les députés LR à ne lui faire aucun cadeau, comme c’est le cas quand Gérald Darmanin ou Bruno Le Maire sont dans l’Hémicycle.
Autre fait majeur de ces élections, le RN obtient le plus grand groupe parlementaire de son histoire. Qu’est-ce que cela va changer ?
Il faut déjà remarquer que ce niveau de députés, même important, est toujours inférieur au poids électoral du RN, qui pèse a minima 20% et pourrait donc revendiquer au moins 115députés dans le cas d’une proportionnelle parfaite. Ensuite, je ne pense pas que cela changera grand-chose au quotidien.
Les députés RN vont être nombreux, ils vont peupler l’Hémicycle et les commissions. Ils auront une ou deux fois par an la possibilité de décider de l’ordre du jour de la séance et en profiteront pour proposer au vote des textes sur l’immigration. Ils auront également un poste de vice-président de l’Assemblée nationale, et donc à peu près un jour par semaine, il y aura un député RN qui présidera les débats. On peut imaginer que Marine Le Pen s’arrange pour que ce poste revienne à quelqu’un qui accepte de jouer le jeu, qui distribuera la parole comme il faut et qui présente bien, dans un souci de respectabilité. Il y aura peut-être une division des rôles entre élus RN, entre ceux qui respectent le jeu des institutions et qui sont présents dans les postes à responsabilité, et ceux qui vocifèrent en séance.
Le RN et LFI revendiquent la présidence de la commission des finances. Est-ce qu’il n’y a pas là un enjeu important ?
Il y a un enjeu car ce poste, dévolu à un membre de l’opposition, permet d’avoir des moyens d’investigation importants, notamment la possibilité de demander l’ensemble des documents de l’Etat. On juge également de la recevabilité des amendements des députés sur le critère qu’ils n’augmentent pas les charges de l’Etat. Et on peut impulser les missions d’information et des commissions d’enquête.
Mais je ne pense pas que le RN aura les clés de la commission des finances. Même s’il est le groupe le plus important, il arrive bien après la coalition Nupes, qui peut s’arranger entre ses composantes, voire même avec la majorité, pour récupérer le poste. Dans les textes, rien n’oblige à ce que ce dernier revienne au plus important groupe d’opposition.
Qu’attendre d’un groupe parlementaire RN de 89 députés ? Au sein du Parlement européen, les eurodéputés RN ont été peu actifs… Est-ce que ça sera différent au Parlement français ?
L’opposition n’a pas tellement de rôle à jouer en France en dehors de l’enquête et du contrôle, donc il n’y a pas grand-chose à en attendre. Les députés RN vont demander des commissions d’enquête et des missions d’information… Mais il n’y en aura que quelques-unes durant toute la législature, par exemple sur la fraude aux allocations par les étrangers. Et ce genre de commissions ne seront pas laissées aux mains des députés RN pendant six mois, car l’Assemblée nationale travaille sérieusement et de façon pluraliste.
Est-ce que LFI peut s’allier avec les autres composantes de la Nupes et des divers gauche pour tenter de devenir le premier groupe d’opposition devant le RN, comme l’a proposé Jean-Luc Mélenchon ?
Je ne pense pas, chaque parti étant attaché à l’existence de son groupe. Les communistes sont obsédés par le fait de réussir à conserver le leur malgré leurs 12 élus [contre 15 pour constituer un groupe], et ils vont probablement y arriver en allant chercher des députés de gauche en outre-mer ou parmi les régionalistes. Et puis, les différents partis de gauche ne s’entendent pas sur tout et ils ne s’entendent pas personnellement. En plus, en dehors de la symbolique, il n’y a pas de conséquence importante à ne pas avoir le plus grand groupe d’opposition.
L’alliance de circonstance de la gauche pour les élections va-t-elle durer dans le temps, ou le groupe va-t-il se fragmenter ?
Ils resteront probablement unis en début de législature pour se répartir les postes et éviter que le RN obtienne la présidence de la commission des finances. Mais je pense qu’on aura très vite un retour de chaque formation à sa logique de fonctionnement. Dès qu’il y aura un texte, chaque groupe va décider individuellement de sa position et de ses amendements. La coalition électorale va s’effacer petit à petit. On le voit déjà avec la motion de censure proposée par LFI, et non par la Nupes.
* Franceinfo a opéré différentes vérifications et a décidé d’intégrer dans les rangs de la Nupes deux candidats étiquetés Divers gauche par le ministère de l’intérieur. Contrairement aux chiffres du ministère, les projections en sièges de la Nupes comptabilisent donc, dans cet Hémicycle, les députés Joël Aviragnet et Hervé Saulignac. Toutes nos explications se trouvent dans cet article.
Entretien mené par Mathilde Goupil
Olivier Rozenberg est Associate Professor à Sciences Po, au Centre d’études européennes et de politique comparée. Ses recherches portent sur les institutions et particulièrement l’étude des parlements en Europe – des parlements nationaux comme du Parlement européen. Il développe à la fois des études de sociologie du personnel politique et des analyses des activités parlementaires et de leurs règles. Il s’intéresse également à l’impact de l’intégration européenne sur les systèmes politiques nationaux.
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