Cela fait onze mois aujourd’hui que j’ai quitté ce qui était devenu au bout de presque trois mois “mon cher hôpital”.
J’avais fière allure avec mon déambulateur et ma démarche de papi de quatre-vingt cinq ans.
Je revois le taxi qui m’attendait devant la sortie des ambulances pour me ramener chez moi. Je l’avais fréquenté une bonne douzaine de fois après mon réveil du coma pour aller me faire dialyser à l’autre bout de la ville, parfois à des heures improbables – du style le samedi vers minuit – jusqu’à ce que mes reins se décident à reprendre leur fonction.
Quelques jours auparavant, on m’avait aussi trimballé jusqu’à un hôpital spécialisé en rééducation qui se trouve en grande banlieue. Après une évaluation de mes capacités et surtout de mes incapacités, le médecin qui m’avait reçu avec beaucoup d’empathie et de professionnalisme m’avait établi un programme de rééducation mêlant kinésithérapie, balnéothérapie et activités physiques adaptées pour m’aider à retrouver aussi tôt que possible une honnête allure de bipède du genre homo.
Je revois le taxi me déposant en bas de chez moi, juste devant la boucherie dont le patron, roi – que dis-je – empereur des bons vivants, est depuis deux ans mon antidépresseur favori. Planté tel un chêne centenaire sur le pas de sa porte, les bras croisés sur sa bedaine engoncée dans son tablier règlementaire, il m’avait lancé : – Ben alors, mon Philou, on avait disparu ?
Il faut dire que les pompiers étaient venus me chercher fin avril un lundi, son jour de fermeture. – Qu’est-ce qu’il t’est arrivé – ajouta-t-il, voyant mon nouvel ami que je poussais devant moi tel un porte-bagages – T’es tombé sur la tête ? – Pire, répondis-je, je suis tombé sur le Covid, une version bien cognée.
Neuf jours aux confins de la mort avant plus de deux mois dans un lit blanc dans une chambre blanche au milieu d’un couloir tout blanc fréquenté par des silhouettes blanches.
– Ah ben mon vieux, t’as pas fait semblant ! J’vais t’préparer une entrecôte, t’as pas dû manger comme un prince là-bas d’dans. – Détrompe-toi, c’était pas si mal, à part que les plats ne changeaient pas beaucoup.
Je le laissais là, provisoirement, et me chargeais tant bien que mal avec armes et bagages dans l’ascenseur. Je remontais vers ma vie d’avant qui ne serait pourtant plus jamais la même. J’étais de retour parmi les “normaux” mais différent, pas seulement physiquement, mentalement aussi, spirituellement transformé, moi-même et un autre à la fois, plein d’espoir et d’angoisse, affaibli mais vivant, prêt à tous les possibles, à mi-chemin du nouveau-né et de l’adulte, adolescent dans un corps de vieillard.
Aujourd’hui était le début d’un nouveau chapitre. C’était il y a onze mois.
© Philippe Herbel
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