La chaleur, soudain forte, ne rend pas Paris très respirable, j’ai voulu vers midi sortir, ce ne m’était pas aisé comme au bel autrefois lors que je cheminais à pied par les chemins d’Auvergne ou des Pyrénées, par les hauteurs délicieuses des Alpes helvétiques, là où il n’y a pas de routes menant les véhicules, là où seul parvient l’ami des marmottes, des bêtes en alpage, des hommes silencieux, des nuits soudain froides et des plus rustiques refuges de bois ou de grosses pierres couverts de lauzes.
Ce bel autrefois où dans la lenteur et la hâte en même temps je cheminais de village en village, de ville en ville, sur les plus anciens chemins de terre et de cailloux d’Espagne et d’Italie, on y croisait des bêtes fauves, curieuses ou fuyantes, l’indolente vipère rouge faisant la sieste sur la roche ou comme un jour en Galice cet homme allant lentement sur sa mule, couvert d’un grand chapeau de paille dont le dépenaillage disait l’ancienneté, la grande faux sur l’épaule, faisant soudain songer au Don Quichotte de Cervantès ainsi cheminant solitaire dans ce paysage de sables et roches rouges.
Mais ces quelques centaines de mètres sur un brûlant bitume me furent un peu comme l’exploration du monde réel par Siddhartha dans le joli film Litlle Buddha qui passait dans les cinémas il y a quelque chose comme un quart de siècle.
Tant le contraste était frappant entre toutes ces personnes attablées et gaies au restaurant, tous ces gens bavardant si joyeusement attendant que se libère la table pour quatre ou pour six – et les plus pauvres ramassant ce que les commerçants du marché avaient jeté. Même j’ai vu un homme qui cherchait des vêtements d’enfant dans une poubelle et qui se faisait méchamment railler, injurier par un passant. Étrange société.
J’ai alors beaucoup envié le savoir-faire, le savoir-vivre, le tact de mon père qui savait avec un tel naturel aborder un miséreux dans la rue, parler avec, puis, sans le blesser, lui glisser dans la main de quoi l’aider un peu. Il est vrai que mon père gardait si au profond de lui cette mémoire des camps, de la misère totale, du dénuement et de la mort et qui lui fit dire un jour ce propos que j’ai entendu aussi à Geneviève de Gaulle: “en pénétrant dans les baraquements de l’abbé Pierre (on était en 54): en respirant cette odeur de la misère absolue des plus démunis j’ai retrouvé mon odeur, cette odeur des baraquements où certains durant la nuit s’éteignaient, et qui est définitivement la mienne”.
Mais soyons optimistes: j’avais sur le marché acheté quelques pensées aux couleurs intenses et un pot débordant de marguerites et me voici aussitôt entreprenant de les replanter dans mon bout de jardin.
Les plantant, remuant la terre, horreur, voici que surgissent à mes yeux d’énormes chenilles de hanneton! Féroces dévoreuses de feuilles, fleurs, racines, faisant périr bien des plantes de façon apparemment incompréhensible durant trois années avant de devenir hannetons pour quelques jours.
J’allais les bouter hors de là les cisaillant allègrement selon les conseils de “Jardiner malin” lorsque quelques vers autrefois appris en classe, du Jacques Prévert ou du Maurice Carême sans doute, me sont revenus en mémoire, des vers avec ce charme infini des chansons jadis que nous apprenions à l’école parlant de soleil, de mouches, d’abeilles ou bien de hannetons et puis d’élèves en blouses qui durant la dictée laissaient courir leur imagination suçottant leur porte-plume et suivant du regard la petite bête dansant dans le soleil.
Et je me suis dit: chenilles, pensées, bleuets et marguerites, si l’un grignote un peu les pieds de l’autre, ça n’est point mon affaire, faites votre vie, vivez et débrouillez-vous…..
Les choses soudain parurent simples, le soleil soleil, le bonheur de vivre bonheur de vivre, chaque être précieux et source d’émerveillement, chaque instant comme une étincelle d’éternité.
© Jacques Neuburger
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