Le 5 juin pour moi a souvent été lié à des évènements pénibles. La première fois remonte à 1967.
À Tunis, quelques semaines avant cette date fatidique, j’étais allé au cinéma avec deux de mes amis, Fernand et Janine. A la sortie, en chemin vers nos domiciles respectifs et, alors qu’on passait devant un café PMU, Fernand nous proposa de jouer au tiercé, jeu dont je ne connaissais absolument rien, ni les règles, ni les principes. Lui, qui se disait expert en matière de chevaux, en avait choisi deux, Janine et moi un chacun, au hasard. Il y avait dans cette course un cheval qui s’appelait « Un aventurier » qui portait le dossard Nº16. Son nom m’avait plu et c’est celui que je rajoutais à la combinaison. La course avait lieu le lendemain et peu après je recevais un appel de Fernand, surexcité, m’annonçant que nous avions gagné ce tiercé dans l’ordre et comme nous avions choisi des tocards les gains seraient pharamineux. Ce fut l’un des plus gros tiercés de Tunisie ! Comme nous n’avions que 16 ans, nos parents durent se charger d’aller récolter le pactole et ensuite de le diviser en trois. Je n’avais jamais eu autant d’argent entre les mains ! Nous décidâmes de nous offrir un cadeau avec une petite partie de notre trésor : un voyage d’une semaine à Djerba. Fernand avait invité sa mère et sa sœur, Janine sa mère et son frère et quelques autres amis qui nous rejoignirent.
Je ne me souviens plus du nom de tous les membres du groupe et j’espère qu’a la lecture de ce post ils ne m’en tiendront pas rigueur… C’était tout de même il y a 55 ans !
Le début du séjour fut un enchantement, le temps était merveilleux, la mer transparente, l’hôtel magnifique, un vrai séjour au paradis. Quelques touristes, britanniques et allemands pour la plupart, partageaient avec nous la plage et parfois la piscine. Un de ces groupes possédait une imposante radio portative qu’on surnommait un « transistor » avec deux grandes antennes qu’on pouvait orienter dans tous les sens permettant une bonne réception, une pièce rare pour l’époque. Il mettait le son un peu fort et ça ne nous dérangeait pas beaucoup vu que le programme musical de la BBC était exactement ce qu’on aimait écouter.
Tout d’un coup, une voix sérieuse qui détonnait avec l’habituel ton enjoué des animateurs, interrompit le chef-d’œuvre qu’on ne se lassait pas d’écouter, « Strawberry fields forever » des Beatles, et sembla annoncer un évènement grave.
Les Britanniques se rassemblèrent plus près de la radio, leurs visages s’assombrirent et dévoilèrent une lourde inquiétude. Je comprenais mal l’anglais mais j’ai tout de suite saisi que quelque chose d’important s’était produit au « Middle East ».
Comme avant notre départ de Tunis, une vive tension régnait dans la région après que Nasser, le dictateur égyptien, malgré les accords internationaux, ait décidé de fermer le détroit de Tiran à la navigation des bateaux israéliens, ceux à destination ou en provenance d’Israël, pour asphyxier ce pays en le privant de cette voie maritime vitale, et l’empêchant ainsi de recevoir ou de se procurer aussi bien le pétrole que toutes matières premières et marchandises venant d’Asie ou d’Afrique.
Chez mes parents à Tunis, nous arrivions à nous tenir informés en écoutant la radio nationale israélienne, Kol Israël en français, qu’on captait assez difficilement.
J’ai tout de suite fait le rapprochement et me suis dit que peut-être la situation s’était aggravée. Mon mauvais anglais et le mauvais français de « l’ami britannique » m’ont cependant permis de comprendre qu’une véritable guerre avait éclaté. Les Égyptiens, les Syriens et les Jordaniens criaient « Victoire » et Israël était sur le point d’être conquise, détruite et ses habitants jetés à la mer selon les langages des radio arabes de l’époque.
Abasourdi, consterné et désespéré par ces nouvelles que me donnait au fur et à mesure l’ami « british », j’allais en faire part à mes compagnons de voyages qui eurent la même réaction de panique que moi. On abandonna aussitôt la plage, cette journée idyllique se transformât en cauchemar, et on se dirigea vers nos chambres pour appeler nos familles à Tunis.
Je tentai de joindre mon père dans son cabinet et mon oncle dans son magasin, en vain, aucune réponse. J’appelai à la maison et après plusieurs sonneries, Fatma, notre femme de ménage qui m’avait élevé, finit par répondre, ce qu’elle ne faisait jamais, elle ne savait pas parler au téléphone.
J’en conclus que, n’étant ni à la maison ni sur leurs lieux de travail, mon père, mon oncle et ma tante étaient allés se cacher ou avaient été massacrés. Mon inquiétude grandit, l’affolement de Fatma, très attachée à nous, était un bon indicateur de la gravité de la situation.
En échangeant les différentes informations que chacun d’entre nous avait collectées auprès de sa famille, j’appris qu’il y avait eu des émeutes à Tunis, que l’ambassade des Etats-Unis, celle du Royaume-Uni, les bureaux de la compagnie aérienne TWA, la fabrique de matzoh (pain azyme), la grande synagogue et la plupart des magasins appartenant à des Juifs avaient été pillés et incendiés.
Le nombre de victimes était totalement fantaisiste, ça allait d’aucune victime à plusieurs dizaines.
Nous étions tous en mode « panique » et essayions de prendre des décisions rationnelles : Que faire ? Rester à Djerba ou retourner à Tunis ? Vers 20H je finis par joindre mon père qui s’était posté devant la grande synagogue durant ces émeutes pour essayer de sauver ce qui pouvait l’être et en intimant aux pompiers, présents mais n’intervenant pas, l’ordre d’éteindre l’incendie ce qu’ils ne firent pas immédiatement.
Alors que la plupart des Juifs avaient couru se cacher, mon père avait essayé de protéger la grande synagogue à lui tout seul. Des témoins m’ont raconté plus tard comment il finit par obliger le capitaine des pompiers à intervenir alors qu’il montrait peu d’enthousiasme à effectuer son travail et que ses hommes et lui-même sympathisaient et fraternisaient avec les émeutiers.
Il fallait une grande dose de courage pour s’opposer à une foule en délire et fanatisée. Mon père parlait un arabe parfait et probablement que certains des protagonistes, émeutiers compris, crurent qu’il n’était pas juif.
Une fois l’incendie éteint, il chargea sa voiture de tout ce qui était sacré et calciné, en prenant également sous sa garde certains objets, livres et rouleaux de Thora encore intacts.
Je réussis à joindre mon père en fin de soirée, il était épuisé et très découragé. Il me conseilla de rester à Djerba vingt-quatre heures de plus en attendant que la situation se stabilise. Tout mon groupe décida d’en faire autant.
Au Djerba Palace, le comportement du personnel, serveurs, réceptionnistes et autres changea instantanément. Eux qui étaient amicaux, parfois même zélés en cherchant clairement à nous faire plaisir, firent une volte-face radicale. Visages fermés, limitant la conversation au strict minimum, l’hostilité se voyait de plus en plus clairement à leur attitude. On n’en menait pas large.
Le soir, après un discours de Bourguiba, la situation s’était calmée à Tunis. Néanmoins, il apparaissait que ces émeutes, sinon organisées par le gouvernement lui-même, furent tolérées avec une certaine bienveillance. Dans un régime autoritaire on ne manifeste pas sans l’approbation du gouvernement, voire ses encouragements.
Nous étions dévastés et ne savions plus à quel saint nous vouer. Je comptais les heures, il me tardait de revoir ma famille dont le sort était malgré tout incertain. Nous sommes rentrés à Tunis le lendemain dans un de ces vieux DC3 que Tunis Air exploitait encore sur ses lignes intérieures…
Un petit peu avant l’atterrissage, mouvementé et chaotique, ces avions n’étant pas tout neufs, une hôtesse vint discrètement me suggérer de dissimuler la petite étoile de David que je portais autour du cou depuis mon enfance et dont j’avais même oublié l’existence. Ce que je fis aussitôt.
En regardant par le hublot pendant que l’avion roulait sur le tarmac vers son point de stationnement, je remarquais la présence d’une trentaine de Mig algériens en escale à Tunis sur la route du champ de bataille. Mon père m’attendait à l’aéroport et on rentra à la maison.
J’avais enfin tous les détails de cette journée épouvantable du 5 Juin 1967, et je sentais mon père sombre et pessimiste. Il finit par me dire qu’il voulait que je parte en France dès le lendemain afin d’y être en sécurité. Je lui demandais pourquoi ne partions-nous pas tous ensemble, mais il était déterminé à rester, de même que sa sœur et son beau-frère et malgré mes réticences et mon refus de partir sans eux, il me fit « gentiment » comprendre que je n’avais pas l’option de refuser.
Le lendemain j’embarquais, inquiet et triste, pour Paris. La séparation d’avec ma famille dans ces circonstances m’avait fait les quitter les larmes aux yeux mais j’ai attendu que l’avion décolle pour aller dans les toilettes pleurer sur tout ce qui arrivait.
La guerre n’était toujours pas terminée et par le hublot de la Caravelle d’Air France qui me conduisait à Paris je remarquais les mêmes Mig algériens toujours alignés sur le tarmac de l’aéroport de Tunis Carthage.
Même après la fin de la « Guerre des Six Jours », il fallut plusieurs mois pour que nos relations avec les Tunisiens se rétablissent à peu près comme elles l’étaient avant le conflit.
Certains de nos amis tunisiens nous avaient montré courage et générosité, allant jusqu’à venir dormir chez nous pour « protéger » mes parents contre un autre « pogrom inattendu ».
Cette guerre fut un tournant pour Israël mais aussi pour la communauté juive plurimillénaire de Tunisie. Ce fut la dernière vague de départs en masse. Notre présence sur cette terre qui avait été celle de nos ancêtres prit fin et ne devint plus, vu le nombre infime restant, que tout à fait anecdotique et symbolique.
Ce témoignage est capital à lire, à faire lire et à conserver précieusement
Merci monsieur, merci TJ
Pierre Saba
C’est exactement ce que j’ai vécu. Seulement moi j’étais à Tunis et ai vu et entendu les émeutiers. Nous sommes restés barricadés 3 jours dans notre appartement. Trois semaines plus tard toute la famille s’est retrouvée à Paris et a définitivement tourné la page tunisienne.
je n’ai pas connu cela mais j’ai su quel malheur et la peur que vous avez dû ressentir mes frères et soeurs de Tunisie. Nous vîmes aussi débarquer les Juifs d’Algérie et du Maroc ,pour beaucoup nés là-bas et qui durent tout quitter.J’ai des amis nés au Maroc , qui se sont installés en Israel depuis longtemps .Maintenant, nombre d’entre nous quittent la France parce qu’ils ont peur. Nous avons peur.