Pierre-André Taguieff: «Pap Ndiaye a inventé le ‘‘wokisme de salon’’»

Pierre-André Taguieff espère que Pap Ndiaye changera et corrigera ses orientations conformément à la tradition républicaine à la française. Mark HENLEY/PANOS-REA

GRAND ENTRETIEN – L’historien des idées et directeur de recherche honoraire au CNRS dresse le portrait-robot idéologico-politique du nouveau ministre de l’Éducation nationale. Les prises de position de Pap Ndiaye témoignent, selon lui, de son «ouverture» aux courants idéologiques décoloniaux.

La nomination de Pap Ndiaye au poste de ministre de l’Éducation nationale a fait couler beaucoup d’encre. Que vous inspire-t-elle?

J’ai tout d’abord éprouvé un sentiment de stupéfaction, voire de sidération. J’aurais compris qu’un Jean-Luc Mélenchon au pouvoir nomme Pap Ndiaye à ce poste. Mais comment comprendre que le président Macron puisse attendre d’un chantre de la «diversité», d’un dénonciateur des «violences policières» et d’un partisan de la discrimination positive à l’américaine qu’il poursuive les nécessaires réformes engagées par son prédécesseur Jean-Michel Blanquer? Il s’agissait, pour ce dernier, de redonner son sens à l’école républicaine, en se réclamant sans ambiguïté des valeurs universalistes, en défendant le principe de laïcité et en réaffirmant l’autorité des professeurs. Son projet était de rétablir les conditions de l’égalité des chances et d’assurer ainsi le bon fonctionnement de la méritocratie républicaine.

Pap Ndiaye, quant à lui, a des convictions idéologiques qu’il a rendues publiques par ses livres (comme La Condition noire. Essai sur une minorité française, publié en 2008) et ses interviews. Elles témoignent notamment d’un intérêt particulier pour les minorités qu’il suppose discriminées (les «minorités visibles»), d’une vision raciale de la société française (composée de «Noirs», de «Blancs», etc.) et de prises de position favorables à des mobilisations s’inspirant de l’antiracisme décolonial, comme celles du comité «La Vérité pour Adama», dénonçant le «racisme d’État» et les «violences policières» censées le traduire dans la rue.

On trouve certes chez cet intellectuel engagé certaines nuances. Il dénonce, dans la société française, un «racisme structurel» et non pas, comme Rokhaya Diallo ou Assa Traoré, un «racisme d’État». À propos des militants «woke», il confie à M le magazine du Monde en juin 2021: «Je partage la plupart de leurs causes, mais je n’approuve pas les discours moralisateurs ou sectaires de certains d’entre eux. Je me sens plus cool que “woke”.» Notre nouveau ministre a inventé le décolonialisme de bonne compagnie, ainsi que le «wokisme» de salon, «convenable» et pour tout dire institutionnel.

Dans La Condition noire, Pap Ndiaye ne cache pas la «dimension franco-américaine» de ses réflexions, manière élégante et allusive de reconnaître sa dette envers les studies fortement idéologisées qui fleurissent dans les universités anglo-saxonnes: African American Studies, Black Studies, Postcolonial Studies, etc. Il a rejoint la cohorte des universitaires militants qui, depuis les années 1990, ont trouvé dans l’antiracisme identitaire à l’américaine un substitut au marxisme: les «races» discriminées ont remplacé les prolétaires exploités. En se proposant d’ouvrir un «champ d’étude qui pourrait devenir celui des Black Studies à la française», Pap Ndiaye s’est risqué à transposer en France des modèles d’analyse empruntés à la boîte à outils états-unienne impliquant des engagements politiques «radicaux» dont il s’est efforcé d’arrondir les angles.

Il est soupçonné par toute une partie de la droite, mais aussi de la gauche républicaine, de vouloir faire entrer la pensée décoloniale à l’école. Comment définiriez-vous cette pensée?

Prise au sens large, la «pensée décoloniale» repose sur onze piliers:

1) tout est «construction sociale» ;

2) tout doit être «déconstruit» ;

3) tout doit être «décolonisé», étant entendu que la «décolonisation» doit s’appliquer à toutes les institutions des

«sociétés blanches» et à tous les domaines de la culture occidentale ;

4) toutes les «sociétés blanches» sont racistes et tous les «Blancs» bénéficient du «privilège blanc» ; 5) le racisme, qui est «systémique», est l’héritage de la traite atlantique, du colonialisme, du capitalisme et de l’impérialisme du monde dit occidental ou «blanc» ;

6) l’«hégémonie blanche» va de pair avec l’«hétéropatriarcat» ;

7) l’«intersectionnalité» conceptualise la situation de personnes qui, appartenant à des «minorités», sont censées subir simultanément plusieurs formes de discrimination (de race, de genre, de classe) en toute «société blanche» ;

8) tout nationalisme, y compris le patriotisme républicain à la française, est porteur de racisme, donc de «discriminations systémiques» ;

9) le sionisme est une forme de racisme et Israël est un «État d’apartheid» qu’il faut démanteler ;

10) l’«antiracisme politique» consiste avant tout à lutter contre l’islamophobie et la négrophobie ;

11) ce que les islamophobes appellent l’«islamisme» n’existe pas plus que l’«islamo-gauchisme»: il n’y a que des musulmans qui souffrent de «discriminations systémiques» et sont victimes, dans les pays occidentaux, d’une islamophobie d’État.

Pap Ndiaye s’inscrit-il réellement dans ce courant idéologique?

 On trouve dans ses publications comme dans ses prises de position publiques de nombreux emprunts à cette configuration idéologique à bords flous, mais on doit reconnaître qu’il ne coche pas toutes les cases. Pour comprendre son itinéraire, il faut rappeler que, grâce à la bourse qui lui a été octroyée en 1991 au nom de la politique américaine de discrimination positive, il a pu poursuivre ses études à l’université de Virginie où il a préparé sa thèse d’histoire: «Je suis donc un produit de l’école républicaine française et de l’affirmative action américaine», a-t-il déclaré au Monde en 2009. Mais c’est à cette occasion qu’il a découvert le racisme et l’importance accordée aux identités raciales par les intellectuels antiracistes états-uniens, comme il l’a reconnu en juin 2021: «Mon passage aux États-Unis m’a permis de penser la question raciale. Ce fut une forme de révélation.»

Son engagement politique le plus clair à cet égard a été le rôle qu’il a joué dans la création, en 2004, du Cercle d’action pour la promotion de la diversité en France (Capdiv), puis dans la fondation du Conseil représentatif des associations noires de France (Cran), fin novembre 2005. On le trouve au bureau du conseil scientifique (créé en mars 2007) de cette étrange organisation, qui justifie son existence en référence à une appartenance raciale marquée par une couleur de peau. Il reste que le Cran s’est lancé dans la cancel culture, en exigeant notamment des déboulonnages de statues mémorielles. Autre indice de proximité de Pap Ndiaye vis-à-vis de l’antiracisme racialiste de la nouvelle extrême gauche: ses prises de position en faveur des statistiques ethniques. Dans La Condition noire, il «rend compte du déplacement de la lutte antiraciste vers la politique antidiscriminatoire» et «plaide pour l’utilisation de techniques statistiques afin d’établir la discrimination comme un fait social».

Mais il est vrai que Pap Ndiaye n’a jamais été en pointe dans les milieux intersectionnalistes et décoloniaux, car il se souciait avant tout de sa carrière universitaire, ce qui l’obligeait à se montrer stratège et prudent. Pour reprendre les propos louangeurs tenus sur lui par sa sœur Marie Ndiaye, il s’est efforcé de se fabriquer une image attrayante de «conciliateur» et de «pacificateur», convenant à ses ambitions institutionnelles – accéder avant tout à des postes de direction. Tout en donnant des gages aux militants décoloniaux, il tenait à se démarquer des figures médiatiques les plus caricaturales du décolonialisme, telles que l’indigéniste et islamo-gauchiste Houria Bouteldja ou Rokhaya Diallo, qui se définissait en janvier 2017 comme «féministe intersectionnelle et décoloniale».

Il est venu cependant au secours de l’exaltée Assa Traoré aux propos accusateurs et incendiaires, en déclarant avec complaisance et peut-être empathie en juillet 2020: «Au fond, quand on la lit, quand on l’écoute, son discours est rassembleur. J’entends un discours de convergence plutôt qu’un discours de clivage et de séparation, un discours qui réclame l’égalité.» Il légitimait ainsi le pseudo-antiracisme fondé sur la dénonciation litanique des «violences policières», autre importation des radicaux états-uniens. Car la militante décoloniale Assa Traoré désignait clairement l’«ennemi commun: le système», le «système» criminel qui, selon elle, «tue» les jeunes issus de l’immigration. Elle précisait ainsi sa vision intrinsèquement négative de la société française: «En France, la ségrégation sociale est doublée d’une ségrégation raciale ; ce qui se passe aujourd’hui dans les quartiers s’inscrit dans la suite de l’histoire de l’esclavage et de la colonisation.» On reconnaît la thèse du «racisme systémique». Comment, lorsqu’on prétend être, une fois nommé ministre, un «pur produit de la méritocratie républicaine», peut-on assumer d’avoir attribué à l’agitatrice Traoré, entourée de dénonciateurs de l’universalisme républicain en tant que masque du racisme, un «discours rassembleur»?

Ne faut-il pas attendre avant de le juger?

Il faut en effet éviter tout procès d’intention sur la base de ce que nous connaissons de ses orientations idéologico-politiques. D’abord, parce que, comme tout acteur politique, il peut en changer ou les corriger selon les contextes. Ensuite, en raison de l’importance de l’administration de l’éducation, puissante organisation impersonnelle qui absorbe les chocs idéologiques au nom de la «continuité du service», devant gérer en permanence un million de personnels et 12 millions d’élèves. Enfin, parce que le citoyen engagé dans l’antiracisme à l’américaine, impliquant une centration sur la race marquée par la couleur de peau et le prétendu «racisme structurel», devra compter, en tant que ministre, avec la tradition républicaine à la française qui, conformément à ses valeurs et à ses normes universalistes, prône l’indifférence à la couleur et ne réduit pas les identités individuelles à des échantillons d’identités ethno-raciales.

L’essentialisme racial et l’identitarisme ethnique à base victimaire sont des produits idéologiques importés principalement des campus états-uniens aux mains d’organisations néogauchistes radicales. Mais, compte tenu de son «ouverture» à ces courants idéologiques, on peut craindre que Pap Ndiaye ne compose avec les syndicats, les groupes de pression et les mouvements politiques ralliés au wokisme et à la cancel culture. Ce qui serait une catastrophe pour le système d’enseignement français.

Votre nouveau livre s’intitule Le Retour de la décadence. Diriez-vous que la percée de l’idéologie décoloniale à l’université ou dans le monde de la culture est un symptôme de décadence?

Si l’on entend par décadence une rupture de transmission d’un ensemble de valeurs et un processus de décomposition d’une civilisation ou d’une culture nationale, alors l’imprégnation décoloniale croissante qu’on observe peut être interprétée comme un indice de décadence. Ce qui est sûr, c’est que, pour ceux qui croient d’abord qu’il existe une culture française et qu’il faut la transmettre et la faire fructifier plutôt que la déconstruire, ensuite que l’héritage des Lumières, toujours certes à repenser, doit être défendu et illustré, ce à quoi nous assistons apparaît comme une régression qui, plus profondément, pourrait être une décivilisation. L’avenir répulsif que nous entrevoyons, c’est l’invention d’un nouveau tribalisme, un tribalisme postnational, fondé notamment sur la racialisation de divers groupes identitaires en conflit permanent.

On ne peut vraiment échapper au pessimisme radical qu’en s’installant inconfortablement dans le tragique. Il est envisageable de le faire sans s’abandonner aux passions tristes. Le héros tragique est gai, suggérait Nietzsche. Giono, pour sa part, indiquait la voie avec simplicité: «Je crois que ce qui importe, c’est d’être un joyeux pessimiste.»

La situation n’est peut-être pas sans espoir. La peur du déclin, voire de la fin, pourrait être un moteur du progrès, mais d’un progrès qui n’aurait plus rien à voir avec l’idole abstraite dont le culte a constitué le cœur de la religion des Modernes. C’est le meilleur usage imaginable de la peur et du sentiment de déclin ou de décadence. Car, après tout, l’espèce humaine est inventive, elle a montré dans l’Histoire qu’elle pouvait trouver des solutions aux problèmes les plus épineux.

Entretien mené par Alexandre Devecchio pour Le Figaro

Le Retour de la décadence. Penser l’époque postprogressiste, de Pierre-André Taguieff, Puf, 176 p.,19 €.

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1 Comment

  1. Je connais Pap Diaye depuis des années et je confirme que c’est un raciste extrêmement dangereux et pratiquant le revisionnisme historique. Proche de toute la sphère neofasciste décoloniale et BLM. La macronie (parti, presse ) est fondamentalement proche de cette mouvance fasciste. Pap Ndiaye pratique en outre le double langage ce qui permet de se faire passer pour un modéré auprès des « naïfs ». Je l’avais écrit avant l’élection et les faits m’ont donné raison : « Agiter l’épouvantail d’un fascisme imaginaire ne sert qu’à favoriser un fascisme bien réel qui menace nos libertés et nos vies ».

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