Durant les derniers jours de fonctionnement du camp d’Auschwitz, Abraham Levite et un groupe de déportés Juifs ont conçu le Recueil Auschwitz. Ne nous est parvenue que l’introduction de ce projet d’une anthologie visant à regrouper un ensemble de textes clandestins rédigés, envers et contre tout et tous, par des déportés juifs dans le camp. K. publie des extraits de ce témoignage inouï, traduit du yiddish par Rachel Ertel ainsi qu’un essai de David Suchoff. Ce dernier a rassemblé des informations biographiques sur Levite, reconstitué le parcours du manuscrit et a analysé le projet. Ces deux textes figurent dans Traces de vie à Auschwitz. Un manuscrit clandestin – ouvrage collectif coordonné par Philippe Mesnard[1] et publié par les éditions Le Bord de l’eau – qui, outre deux traductions originales de l’introduction du recueil, rassemble une série de commentaires de cette œuvre disponible pour la première fois en français.
Lire le manuscrit en yiddish
Introduction au Recueil Auschwitz[2]. Extraits.
« […] Nous tous qui mourons dans l’indifférence polaire des nations, oubliés par le monde et la vie, nous éprouvons le besoin de laisser quelque chose pour l’éternité, même si ces documents sont incomplets, des miettes de ce que nous, cadavres vivants pensons et éprouvons. Sur les tombes dans lesquelles nous sommes enterrés vivants, le monde se livre à une danse diabolique, et piétine nos lamentations et nos appels à l’aide. Quand nous serons étouffés, à ce moment on nous déterrera, nous ne serons plus là et nos cendres dispersées sur toutes les mers et le monde entier, alors tout homme respectable et cultivé considérera comme son devoir de nous regretter et de prononcer des éloges funèbres. Quand nos ombres apparaîtront sur les écrans et sur les estrades des synagogues, alors des dames charitables porteront à leurs yeux leurs mouchoirs parfumés et nous plaindront : ah les malheureux !
Nous savons que nous ne sortirons pas vivants d’ici. […]
[I]l y aura des gens qui sortiront d’ici vivants. Mais pas des Juifs. Que raconteront-ils de notre vie ? Que savent-ils de nos souffrances ? Que savaient-ils, aux époques normales, de la misère juive ? Ils disaient que nous étions un peuple de Rothschild ! Même maintenant ils s’empresseront de ramasser les emballages des paquets de margarine et les peaux de saucissons pour démontrer que les Juifs ne vivaient pas si mal au camp. […]
Le jeu tire à sa fin. Un travail gigantesque a été accompli qui marquera des générations. Le peuple d’Israël été balayé de la surface de la terre. Les tisons s’éteignent. On démonte les cheminées, les nouveaux monuments de la culture européenne, l’architecture exemplaire du nouveau style gothique. On se lave les mains et on s’apprête à dire la bénédiction « pour effacer le sang », quant à la cendre, ce n’est pas un souci avec cinq lumineux crématoires.
Et l’extermination était humanitaire :
Une splendide journée d’été. Un train de « déplacés » roule sur les rails, quatre wagons. […]
Le train roule lentement comme un train funéraire qui veut rendre les derniers honneurs aux victimes. Dix minutes plus tard, il revient vide. Le ploutocrate juif et le Juif bolchévique qui se préparaient à détruire le monde aryen sont rendus inoffensifs. Le commando de chargement embarque déjà les vêtements encore chauds dans des voitures, los, los, là-bas dans le pays des Germains (des yekes) est né, commandé par l’État, un jeune Caïn, la banque du Reich paie du bon argent publique à Krupp qui lui a déjà fabriqué un efficace petit fusil.
C’est pour lui que l’on emporte les chemisettes blanches d’Avremele, brodée par les mains tremblantes de sa mère.
Et le monde ? Le monde fait presque tout ce qu’il peut. On fait des pétitions, on proteste, on réunit les comités des Cinq, des Treize et des Dix-huit, la Croix Rouge fait sonner son tronc de charité « la charité sauve de la mort », la presse et la radio diffusent des éloges funéraires, l’Archevêque de Canterbury dit le Eyl Mole Rakhmim – Dieu de miséricorde – prière pour les morts, dans les églises on récite le kaddish – sanctification pour des victimes et les petits propriétaires du monde se congratulent, trinquent lehaïm – à la vie – , et se souhaitent bonheur (mazel-tov), souhaitant une bonne « montée » pour les âmes et pour nous le Salut.
La corde enserre déjà notre cou. Le bourreau est magnanime. Il a le temps. Il joue avec la victime. En attendant il boit une pinte de bière, grille une cigarette, sourit de plaisir. Profitons de ce moment où le bourreau est occupé à bouffer et picoler, et servons-nous du gibet comme d’un écritoire et notons ce que nous avons à décrire et raconter.
Donc, camarades, écrivez, soyez brefs et tranchants, brefs comme les jours qui nous restent à vivre, tranchants comme les couteaux qui visent nos cœurs. Laissons quelques pages pour le Yivo, pour les archives du malheur juif, ainsi les survivants, nos frères libres, liront ces pages et en tireront un enseignement. […]
Traduit du yiddish par Rachel Ertel[3]
Voir ici le texte complet en yiddish
Le texte et sa trajectoire
Le texte publié ici a été écrit à Auschwitz le 3 janvier 1945. Il présente une anthologie d’écrits composés par des prisonniers juifs à l’intérieur même du camp d’Auschwitz. Cette anthologie a été perdue, tandis que sa présentation, comme un vestige, subsiste. Ce texte d’Abraham Levite se présente comme un plaidoyer émis de l’« autre planète » qu’était Auschwitz, adressé aux générations d’après-guerre et les invitant à apprécier une voix historique pleinement juive et critique qui s’est forgée à l’intérieur de telles limites. Ces pages font entendre avec force la certitude de son auteur que la vie des Juifs à Auschwitz, en particulier, et la Shoah, dans son ensemble, seraient déformées dans les représentations de l’événement, absorbées par un monde qui, désireux d’apaiser sa conscience, de pleurer et de se sentir mieux, nierait ou minimiserait les faits de la souffrance juive. Le prix de la reconnaissance mondiale – Levite réfléchit à partir de l’histoire – serait la diminution de la puissante voix de la vie yiddish.
Ce souci de la différence entre histoire et mémoire donne au texte de Levite une sonorité étrangement contemporaine puisqu’il appelle avec prescience ses lecteurs à se méfier des attraits d’une histoire « objective ». Dans les débats récents sur les différences entre la « mémoire » populaire et l’« histoire » professionnelle de la Shoah, ainsi que dans la « controverse des historiens » allemands de la fin des années 1980, de même qu’en Israël, l’attention s’est portée sur les lacunes et les absences occasionnées par des récits historiques apparemment objectifs qui feraient de l’Allemagne elle aussi une victime, ou qui noieraient l’importance morale de la Shoah dans de séduisantes versions cinématographiques. La question qui appartient à tous de savoir comment commémorer et se souvenir sans produire une objectivité fétichisée et, par là même, oublieuse, a mis au défi la profession d’historien de devenir plus littéraire et, en ce sens, de prendre en compte des témoignages tels que ceux inclus dans le texte de Levite. Comme le dit l’un des plus éminents historiens contemporains de la Shoah, il s’agit de combiner l’histoire et la mémoire des victimes réelles du génocide des Juifs avec l’objectivité de récits historiques dépassionnés[4]. Les pages de Levite précèdent ainsi la critique actuelle de l’histoire et de la mémoire en prenant une position explicitement critique envers une historiographie qui était encore à venir. Contrairement aux historiens professionnels, Levite annonce l’intention de ses collègues écrivains juifs d’élaborer leur propre compte rendu de l’expérience juive subjective d’une vie quotidienne infernale. En écrivant de l’intérieur même d’Auschwitz, Levite a vu de façon prophétique qu’une perspective historique universelle et la mémoire juive seraient en désaccord au moment où la Shoah entrera dans l’histoire.
Les différents contextes et langues dans lesquels le texte de Levite est apparu donnent à entendre que la langue yiddish est une voix cruciale, mais sous-représentée dans l’historiographie de la Shoah. L’écrivain yiddish aborde l’expérience d’Auschwitz dans une langue dont le son est familier à l’oreille européenne tout en gardant une part d’étrangeté ; il évoque ainsi à même son médium linguistique la tension centrale entre la particularité juive et les revendications d’une culture moderne et universelle. Autrement dit, dans l’écriture yiddish résonne la pluralité riche et productive de la modernité juive qui vient comme y respirer. Faisant appel au contexte culturel yiddish, y compris pour sa réception, la version originale de l’essai de Levite a été publiée pour la première fois dans la revue YIVO-bleter en 1946[5]. Il y explique qu’au début du mois de janvier 1945, peu avant « la liquidation du camp de mort tragique d’Auschwitz », plusieurs « garçons sérieux » (erntste yinglekh) ont prévu de produire une anthologie d’écrits sous le titre Auschwitz ; ce recueil devait contenir des poèmes ainsi que les descriptions et les impressions des situations que les auteurs avaient vécues et auxquelles ils avaient survécu. Plusieurs exemplaires de leurs carnets devaient être enterrés dans le camp, dans des bouteilles, ce qui correspond à la pratique adoptée pour la conservation des récits des membres du Sonderkommando qui furent découverts après-guerre[6]. Plusieurs autres copies devaient être remises à des Polonais de confiance, impliqués dans la préparation du travail entrepris par des écrivains internés, Polonais qui se trouvaient au-dehors du camp proprement dit. Le recueil devait également contenir des « documents factuels d’importance historique », notamment des descriptions du « ghetto » et des « meurtriers », plusieurs « poèmes hébraïques » (shirim) écrits par un « poète hébreu hongrois », une « excuse pour notre ligne de conduite » sous la forme d’une « lettre à mon frère en Eretz Israel », ainsi que d’autres éléments. Levite ajoute que l’approche de l’Armée rouge, qui allait entraîner l’évacuation d’Auschwitz par les Allemands, a contrecarré ce plan.
Le fait que Levite, dans la première publication de son introduction, ne revendique pas ouvertement la paternité de l’anthologie est une caractéristique distinctive de l’écriture anthologique juive pendant la Shoah. Comme David Roskies le note : « Chaque anthologie du temps de guerre était à la fois collaborative et anonyme[7]. » En effet, au moment où l’effort d’extermination allemand battait son plein, être identifié comme un acteur de la collecte de témoignages juifs signifiait un arrêt de mort. Levite, cependant, a survécu avec le manuscrit alors que d’autres auteurs ont été assassinés et leurs œuvres, perdues, ce qui laisse entendre un autre motif d’anonymat. En effet, l’introduction qualifie l’anthologie d’« excuse ». Il est possible de lire ici des réticences à revendiquer la paternité de l’œuvre valant comme une excuse pour avoir semblé parler au nom des personnes assassinées et privées de parole. De même, Yitzhak Zuckerman a défini le problème émotionnel pour les survivants du ghetto de la façon suivante :
« Je suis presque entièrement d’accord avec Rachel Auerbach sur la culpabilité de ceux qui survivent… car, comme elle le dit, celui qui a survécu l’a fait aux dépens de quelqu’un qui a été perdu[8]. »
La formulation la plus connue de ce dilemme du survivant qui semble parler pour les autres victimes vient de Primo Levi, notamment au chapitre « La honte » dans Les Naufragés et les rescapés où il déclare : « Nous, les survivants, ne sommes pas les vrais témoins[9]»
Dans sa courte préface, Levite dit que l’autorité de l’introduction découle de ce qu’elle a été écrite à « Auschwitz même », il s’agit d’une « vision du camp de la mort à travers les lunettes du camp ». Elle est aussi à lire comme l’expression d’amis et de compagnons d’infortune. L’introduction offre donc sa perspective de l’intérieur du camp portant la voix des textes et des êtres qui ont été perdus. Le dilemme du survivant peut être atténué en donnant symboliquement la paternité de ce texte à ceux qui ne peuvent plus parler. Dans le yizker-bukh pour Brzozów, paru en 1984 et dans lequel l’introduction au Recueil Auschwitz est republiée, Levite se présente explicitement comme auteur, mais son avant-propos à l’ensemble du volume contient le même genre d’excuses pour avoir usurpé la voix des victimes :
« Chaque individu était un monde en soi, unique dans ses aspirations, ses sentiments et ses espoirs ; son passé effacé, son avenir coupé à la racine. Chacun mérite sa place dans la postérité, tout comme il mérite une tombe et une pierre tombale à lui. Le livre ne mentionne qu’une petite partie et nous prions pour qu’il serve de monument commun à ceux qui sont recouverts par le silence[10]. »
Par ailleurs, il se trouve que la spécificité juive du projet et de la raison d’être de l’anthologie reste en confit critique avec le public mondial qu’imagine Levite. Bien qu’elle s’adresse aux lecteurs yiddish, l’anthologie promet d’exprimer, à la fois, une autocritique juive et une attaque contre un monde perplexe. Cette perspective critique s’accorde avec le contexte littéraire de la première apparition de l’essai dans la revue du YIVO. Le texte de Levite signale une prise de position en tant que yiddishiste et militant de gauche, l’essai lui-même citant le YIVO comme destinataire. Ainsi, dans l’introduction, les références littéraires issues d’une culture mondiale s’associent à ce qui est clairement une connaissance intime de la tradition juive.
Comme nous l’apprenons de ses écrits, Levite a étudié le judaïsme traditionnel à la demande d’un père qu’il vénérait, formation qu’il a laissée derrière lui pour participer aux mouvements yiddishiste et sioniste qui ont balayé le shtetl de Brzozów (Breziv en yiddish, petite ville du sud de la Pologne), où il est né[11]. Le style de Levite est comparable à celui d’un autre auteur yiddish d’Auschwitz, Zalmen Gradowski. Ce dernier était imprégné de littérature européenne, sioniste, mais aussi Juif pratiquant qui, ayant étudié dans une école juive, une yeshiva, récitait le kaddish avec un châle de prière et des tefillin à Auschwitz pour les victimes de chaque transport[12]. Gradowski et Levite dans son introduction mêlent tous deux Dante à des références littéraires juives. Si Gradowski évoque Virgile, puis les paroles du prophète dans Isaïe[13], Levite, quant à lui, associe Dante à la profession de foi juive dans un geste significatif qui caractérise le dilemme culturel de l’écrivain ainsi que sa réponse brillamment créative. « Abandonnez tout espoir vous qui entrez ici », nous dit le prologue, en mélangeant Dante à une angoisse juive sous-estimée : « Que cela reste notre proclamation, “Écoute, Israël”… la confession dernière d’une génération tragique, d’une génération qui n’a pu grandir pour accomplir sa tâche. » Dante est convoqué avec la référence que fait l’auteur au « martyre » juif traditionnel du kiddush hashem pour définir une position entre deux traditions. Car si Dante ne parle pas à un monde plus vaste qui ignore l’enfer réel d’Auschwitz, ce jeune écrivain juif, quant à lui, se sent faire partie d’une génération qui a échoué, portant le « fardeau » d’une période intermédiaire de la vie juive, capable ni d’une tradition de « martyre » juif – puisqu’il vit et écrit –, ni d’une puissante résistance juive. L’histoire est l’alternative qu’il choisit[14].
L’histoire anthologique que Levite conçut dans un lieu où l’action politique était impossible devient néanmoins un puissant agent politique dans les efforts juifs de commémoration de la Shoah portant son texte jusqu’à la Knesset, le parlement israélien. Découvert par Israel Gutman, historien spécialiste du sujet, le texte du Levite a été traduit en hébreu et inclus ultérieurement dans l’anthologie des premiers écrits sur la Shoah que Gutman a éditée en Israël en 1957 (People and Dust: The Auschwitz-Birkenau Book[15]). Mais avant cela, le texte de Levite a attiré l’attention du ministre israélien de l’éducation et de la culture, Ben-Zion Dinur, qui le cite dans le débat de la Knesset aboutissant à la loi adoptée le 12 mai 1953, instituant la Journée de commémoration de la Shoah en Israël (« Souvenir de la Shoah et de l’héroïsme – Yad Vashem »). Après quoi le texte est devenu partie intégrante du programme éducatif israélien, où il est apparu dans un manuel destiné aux élèves de collège, parallèlement au discours du ministre à la Knesset[16]. Cette transformation n’est pas dénuée d’ironie : un texte en yiddish exprimant la crainte que la culture mondiale ne supprime la vérité juive d’Auschwitz trouve une voix hébraïque dans l’État juif et devient ainsi un élément constitutif de la fête nationale du souvenir. Toutefois, intégrée à l’imaginaire du système éducatif israélien, la version hébraïque de l’essai de Levite n’est plus regardée comme texte yiddish. La nécessité anthologique qui, ayant créé le souvenir, finit par être reprise dans une continuité culturelle en Israël ne le fait que sous le signe de la perte.
La présentation du texte de Levite dans le livre de mémoire de Brzozów, en Pologne, est accompagnée d’une relation similaire entre mémoire et absence. Édité par Levite et contenant de nombreuses interventions de sa part ainsi que d’autres survivants de leur shtetl, il se trouve que toutes les contributions de ce yizker-bukh sont en trois langues – le yiddish original, l’hébreu et l’anglais. La vie moderne complexe qui a produit la voix yiddish aux multiples facettes propres à Levite bénéficie d’une description structurée, avec des comptes rendus de tout ce qui se passe dans les deux bibliothèques publiques juives dont la petite ville s’enorgueillit – l’une au sein du club sioniste (Beit Yehuda), l’autre à la mémoire de I. L. Peretz, auxquels s’ajoutent des rapports détaillés sur les célébrations des jours de pénitence entre Roch Hachana et Yom Kippour, des descriptions des conflits entre les sionistes Gordonia, Hashomer Hatsair et le groupe révisionniste Menorah. Ces descriptions sont complétées par d’autres concernant la façon dont on s’occupait des déficients mentaux et des mendiants, des évocations de la façon dont les femmes se rendaient sur les tombes de leurs mères pour demander conseil. On y trouve aussi un témoignage détaillé de Yisrael Weitz sur la façon dont la population a été assassinée le 10 août 1942, ainsi qu’un récit complet de la première fuite de Levite vers la zone russe, de sa capture, de son affectation à un travail d’esclave le menant finalement à Auschwitz, puis son récit de la libération du camp, et bien plus encore. La spécificité anthologique du yizker-bukh confère une ironie toute particulière au prologue du Recueil Auschwitz : d’un côté, est évoquée l’existence juive complète et structurée d’une ville comme Brzozów s’efforçant de s’intégrer pleinement au monde moderne, de l’autre, la circulation limitée et confidentielle du prologue indique au lecteur que la culture mondiale n’a pas encore entendu la contre-histoire critique qu’il rapporte.
Insistant sur le fait que toute histoire de la Shoah doit, sans ambiguïté, enregistrer la richesse de la culture juive moderne, le projet d’anthologie d’Auschwitz s’oppose lui-même à l’ignorance de la culture mondiale concernant la vie yiddish. La pluralité des genres que Levite cite dans les écrits de ses com- pagnons d’Auschwitz représente l’étendue et la variété d’une culture bien vivante. Comme le projet Oyneg Shabes du ghetto de Varsovie, réalisé par Emanuel Ringelblum, l’introduction nous parle d’un groupe d’écrivains yiddish qui veulent nous raconter comment on « vivait » à Auschwitz, car ils sont certains que « comment on mourait à Auschwitz » serait sans doute « raconté par des images, des témoins et des documents ».
L’introduction de Levite insiste sur le fait que « nous sommes les seuls à devoir raconter notre propre histoire », faisant écho à l’« Appel à la collecte de documents sur la guerre mondiale » de I. L. Peretz, publié en 1915[17]. Ainsi l’anthologie projetée suit Peretz dans sa revendication historique de la vie juive active, amère, aimante et critique qui existait au cœur de la Shoah, depuis sa description de la mère avec son enfant dans le train pour Auschwitz, jusqu’à la dénonciation du monde non-juif, comme si la charité de celui-ci ne faisait rien que mimer grossièrement la coutume juive, ne laissant dans son sillage qu’une parodie macabre de la culture juive.
Dans une utilisation magnifiquement juste d’une figure symboliquement inaugurale, Levite déploie l’âpre perspective d’une tension polaire en faisant commencer son texte par la métaphore de l’indifférence glaciale du monde entier, comme s’il était un explorateur du grand Nord échoué sur quelque nouveau royaume, tout en exprimant sa rage à proximité des véritables feux d’Auschwitz. Le style de Levite entretient une tension entre, d’un côté, un monde plus vaste qui ignore et, il en est sûr, falsifiera l’expérience spécifiquement juive d’Auschwitz et, de l’autre, l’insistance de ce projet anthologique sur le fait que, dans la tradition de Peretz, les Juifs souhaitant participer pleinement à la culture moderne doivent, à l’intérieur de celle-ci, être responsables de la narration de leur propre histoire.
Le passé dont témoigne ce texte est en ce sens un prologue. Il anticipe un temps où les images d’Auschwitz clignoteront « à travers l’écran », où les « faits seront disponibles », alors que des larmes superficielles apaiseront l’inquiétude du monde et feront ainsi taire les voix complexes et riches de la culture yiddish contemporaine. Cette introduction nous rappelle ainsi que, malgré la prétendue surabondance d’écrits sur la Shoah, trop peu d’attention a été accordée aux voix juives qui se sont exprimées de façon inéluctable depuis leur milieu. Dans ses prétentions prophétiques contre les représentations mondiales de la vie juive durant la Shoah, ce texte donne une tournure furieuse à l’idée contemporaine de Simon Dubnow selon laquelle, nonobstant le fait que « le point d’appui de l’être national juif se trouve dans la conscience historique », l’écriture de l’histoire juive était par définition « à la fois nationale et universelle[18] ». La voix anthologique qui parle ici est pleine de doute et d’amertume. Mais fondée sur la tradition, l’anthologie qui a été perdue est présentée de la même manière que sa génération juive : résolument présente et pleinement moderne dans la manière dont elle associe la préservation de la tradition à la revendication d’un avenir transformé, où rien de ce qui s’est passé ne serait perdu pour l’histoire. Parlant « dans leur propre langue », les auteurs de l’anthologie d’Auschwitz ont annoncé leur engagement en faveur du yiddish qui est leur langue, et donc, malgré leur désespoir et leur perte, en faveur de la continuité de la vie juive.
David Suchoff
Traduit de l’anglais (américain) par Philippe Mesnard et actualisé par celui-ci avec l’accord de l’auteur.
David Suchoff is Professor of English at Colby College in Waterville, Maine, and author of « Kafka’s Jewish Languages: The Hidden Openness of Tradition » (University of Pennsylvania Press, 2012).
Notes
1 | Se dédiant aux questions testimoniales et de mémoire depuis 25 ans, Philippe Mesnard est professeur des universités en littérature comparée et membre de l’Institut Universitaire de France. Directeur de la revue (papier et online) Mémoires en jeu, il est l’auteur d’une dizaine de monographies dont une biographie de Primo Levi (Fayard, poche en 2019) et de Paradoxes de la mémoire (Bord de l’eau, 2021). De 2010 à 2015, il a dirigé la Fondation Auschwitz de Bruxelles. |
2 | Le texte est précédé par cette note, lors de sa parution en 1946 dans la revue YIVO-bleter : « À l’été 1945, Avrom Levite de Brezev, proche de Sonik, Pologne, à l’époque personne déplacée, a donné le document suivant à l’aumônier Morris Demblovits. Par l’intermédiaire d’Avrom Jeshua Heschel et Max Artst, professeurs du Séminaire Théologique de New York, ce manuscrit fut transmis au Yivo. Nous publions ce document, sans le moindre changement même orthographique, à part quelques rares corrections stylistiques. |
3 | Une autre traduction publiée dans le volume coordonnée par Philippe Mesnard a été réalisée par Batia Baum, pilier de la transmission de la langue et de la littérature yiddish en France. |
4 | « La plupart des historiens qui ont abordé le sujet ont traité soit des descriptions de la Shoah, soit de ses récits, jamais, à ma connaissance, en combinant une approche des deux niveaux […] Si ce commentaire est intégré dans la structure narrative d’une histoire ou développé comme un texte séparé, c’est une question de choix, mais la voix du commentaire doit être clairement entendue ». (Saul Friedländer, « Traumatism, transfert and “Working through” in Writing the History of the Shoah », History and Memory 4, n° 1, printemps/été 1992, p. 41.) |
5 | Publié sous le titre « Dos zamlbukh Oyshvits », YIVO-bleter 27, 1946, p. 194-197. La note de tête éditoriale indique qu’à l’été 1945, le texte appartenait à un survivant d’Auschwitz répondant au nom d’Abraham Levite, qui était alors réfugié à Stuttgart, en Allemagne. Levite confie alors son document à l’aumônier Morris Dembovitz. Avec l’aide des professeurs Abraham Joshua Heschel et Max Arzt du Séminaire théologique juif de New York, le manuscrit est alors transmis au YIVO, son destinataire, et imprimé moyennant de légers changements orthographiques. |
6 | Pour les écrits clandestins des Sonderkommandos Zalmen Gradowski, Lejb Langfus, Zalmen Lewental, on se reportera aux éditions suivantes qui sont les plus récentes en langue française : Des Voix sous la cendre. Manuscrits des Sonderkommandos d’Auschwitz-Birkenau, éditée par Georges Bensoussan, Philippe Mesnard & Carlo Saletti, Paris, Calmann-Lévy, 2005. Les textes de Zalmen Gradowski ont été rassemblés et édités par Philippe Mesnard et Carlo Saletti aux éditions Kimé. |
7 | David G. Roskies, « The Holocaust According to Its Anthologists », Prooftexts, n° 17, 1997, p. 95-113. |
8 | Yitzhak Zuckerman, A Surplus of Memory: Chronicle of the Warsaw Ghetto, traduit de l’hébreu par Barbara Harshav, Berkeley, University of California Press, 1993, p. 265. |
9 | Primo Levi, Les Naufragés et les rescapés [1986], traduit de l’italien par André Maugé, Paris, Gallimard, « Arcades », 1989, p. 82. |
10 | Abraham Levite, préface, Sefer zikaron kehilas breziv [Livre à la mémoire de la communauté de Brzozów], Abraham Levite éditeur, publié par « Survivors of Brzozów », 1984. |
11 | Voir Abraham Levite, Yidishe sprikhverter un glaykhverter [proverbes et dictons yiddish], Tel Aviv, 1996, et ses nombreuses contributions au Yizker-bukh, Sefer zikaron kehilas breziv. |
12 | Ces précisions ont été apportées par Yakov Freimark cité dans Ber Mark, Des Voix dans la nuit. La résistance juive à Auschwitz, traduit du yiddish par Esther, Joseph Fridman et Liliane Princet, Paris, Plon, 1982, p. 182. |
13 | Lorsque Gradowski dit qu’il a été « assigné à garder les portes de l’enfer » (Écrits I et II. Témoignage d’un Sonderkommando d’Auschwitz, op. cit., p. 45), faisant allusion à sa fonction de Sonderkommando, le principal motif littéraire de sa narration, comme le Virgile de Dante menant son lecteur à travers l’enfer, devient une demande de pardon adressée aux Juifs et un geste d’affirmation nationale. En implorant le lecteur de « venir avec [lui], l’abandonné, le seul reste du peuple d’Israël », Gradowski fait allusion à Isaïe (10:20-23), où le prophète déclare l’espoir que le reste d’Israël « ne s’appuiera plus sur celui qui les a frappés […] La destruction totale est décrétée, mais débordante de justice. » Voir Ber Mark, Megiles oyshvits, p. 290. |
14 | Un texte hébreu contemporain, écrit non pas à Auschwitz mais à Cracovie, est très proche par le ton et l’esprit, à cela près bien sûr, qu’ils envisagent des alternatives différentes. Il s’agit du « Visage du futur », éditorial du journal clandestin de l’Organisation combattante du groupe des pionniers juifs (Akiva) à Cracovie, Hehaluts halohem (Pionnier combattant 29 [13 août 1943]), réimprimé dans Yitzhak Arad, Yisrael Gutman, Abraham Margaliot, (dir.), Documents on the Holocaust: Selected Sources on the Destruction of the Jews of Germany and Austria, Poland, and the Soviet Union, Jérusalem & Oxford, 1981, p. 354-362. |
15 | Voir Israel Gutman, Anashim va’efer: Sefer oshvits-birkenau (Merhavia, 1957). |
16 | Le texte scolaire israélien dans lequel l’essai de Levite a paru s’intitulait « Alumot », dans l’édition Messilot. Voir Levite, Sefer zikaron kehilas breziv, p. 135. |
17 | « Nous devons devenir nos propres historiens », a écrit Peretz. « Malheur aux gens dont l’histoire est écrite par des mains étrangères après coup. […] DEVENEZ VOUS-MÊMES DES HISTORIENS! NE DÉPENDEZ PAS DES MAINS DES ÉTRANGERS. » Publié en yiddish dans Haynt, le 1er janvier 1915, version anglaise dans David Roskies, The Literature of Destruction, p. 209-210. Pour connaître le contexte de la conscience historique juive à l’époque, voir Ismar Schorsch, From Text to Context : The Turn to History in Modern Judaism (Hanovre et Londres, University Press of New England, 1994). |
18 | Simon Dubnow, « The Significance of Jewish History », in Jewish History: An Essay in the Philosophy of History, Philadelphia, 1927, c. 1903, p. 26. |
Traces de vie à Auschwitz. Un manuscrit clandestin, ouvrage collectif coordonné par Philippe Mesnard
https://k-larevue.com/traces-de-vie-a-auschwitz-un-manuscrit-clandestin/
A signaler que Batia Baum a également traduit du yiddish le court manuscrit d’A. Levite. Les 2 traductions talentueuses, celle de R. Ertel et celle de B. Baum, sont parues dans le même volume : « Traces de vie à Auschwitz ».