Bon
Jeudi
Ma mère avait de magnifiques yeux bleus au reflet violet à la fois très clairs et perçants, souvent moqueurs, qui lui donnaient un charme fou.
Un jour qu’elle se promenait dans Paris, elle fut interceptée par un monsieur très courtois qui lui expliqua qu’il travaillait chez Max Factor et serait enchanté de la faire poser dans le cadre d’une pub pour un mascara en ne centrant que ses yeux.
Un tel myosotis est une couleur extrêmement rare et il serait dommage de ne pas en faire profiter l’exigeante clientèle de la marque, argua le monsieur.
Surprise, flattée, son ego proprement lustré par l’offre qu’elle déclina malgré tout, eu égard à son statut de femme- mariée-mère -de-famille, et surtout mue par une générationnelle trouille de finir dans un boxon de Caracas, elle s’en retourna au logis.
Il se trouve que pour une raison X, la traite des blanches était un fléau notoire qui faisait l’objet de campagnes de prévention assez musclées.
Les rabatteurs et les pédophiles constituaient une meute redoutable et redoutée contre laquelle on érigeait des barrières prophylactiques en interdisant aux enfants de répondre à des inconnus.
Ma mère n’était pas une enfant, mais l’inconnu représentait tout de même une menace.
Une tentation aussi…
Le monsieur laissa sa carte, en disant au cas où…, ce qui lui offrit des heures de fantasme où elle se voyait déjà en Danielle Darrieux ou Michèle Morgan posant pour Elle ou Cinémonde…
Des yeux myosotis, tu penses…
Mon père, arrivé en 1947, ne parlant pas un mot de français, lui offrit des fleurs, une alliance et la promesse d’un monde meilleur où on essaierait de réparer les abominations qui avaient fracassé leurs vies…
Alors les yeux myosotis….
Lui qui travaillait à façon pour enfin se mettre à son compte, il n’avait pas vraiment eu le temps de se familiariser avec les arcanes de l’amour courtois…
Bref, la voilà rentrée, à la fois effrayée et titillée par la rencontre…
Alors elle explique.
La rue, le monsieur, Max Factor, les yeux myosotis, la célébrité peut-être…
Wous? dit Papa qui reprenait le yiddish en cas de grande émotion alors qu’il parlait déjà parfaitement le français…
Wous iz Max Factor?
Maman décrit la marque de cosmétiques internationale, la pub, les yeux myosotis que le monde entier attendait…
Di bist ganz michigene, my love, siz a rikhtikeh balagan dans ta kopf, wous iz myosotis?
Traduction simultanée :
T’es complètement allumée, mon amour, t’as un vrai balagan dans la tête, c’est quoi myosotis ?
Une fleur…
Di willst blumen?
Tu veux des fleurs ?
Je vais t’acheter des fleurs ma chérie…
Je vais t’acheter des glaïeuls, des roses, des pivoines, des violettes, du lilas, de toutes les tailles et de toutes les couleurs…
T’auras pas assez de vases pour toutes les mettre, wous nokh?
Qu’est-ce que tu veux de plus?
Myosotis, c’est une couleur…
Le monsieur parlait de la couleur de mes yeux…
Ikh will koyfen des brassées de tulipes myosotis, je repeindrai les murs en myosotis wenn di willst…
Adieu placards publicitaires, gloire et fortune…
Adieu Danielle Darrieux et Michèle Morgan…
Rêve effondré, Suzanne Chabelski fit poêler des carrelets, les yeux myosotis pleins d’amertume …
Et Papa d’ajouter, moqueur :
La prochaine fois que tu sortiras, chérie, laisse tes yeux myosotis à la maison…
Tu seras plus tranquille…
Que cette journée vous évite les rêves fous qui vous font choir sur le carrelage, des hématomes plein la tête…
Je vous embrasse
© Michèle Chabelski
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