En souvenir de G.org.s P.r.c
Je me souviens que « W ou le souvenir d’enfance » est constitué de XXXVII chapitres en structure alternée où les numéros impairs concernent W et les numéros pairs concernent la non fiction, soit des souvenirs d’enfance qui s’ouvrent sur ces mots : « Je n’ai pas de souvenirs d’enfance ». Je me souviens que l’intégralité des textes impairs est imprimée en caractères italiques.
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Je me souviens qu’il n’avait pas de souvenirs d’enfance et que son histoire jusqu’à sa douzième année, environ, tient en quelques lignes.
Je me souviens que parmi ses très rares souvenirs d’enfance, il y a sa peur, à bicyclette, qu’on ne lui enlève les deux petites roues latérales lui assurant sa stabilité.
Je me souviens que son premier souvenir – il a trois ans – aurait eu pour cadre l’arrière-boutique de sa grand-mère. Il est au centre du cercle familial qui s’extasie car il a dessiné une lettre de l’alphabet hébreu.
Je me souviens qu’il est né le 7 mars 1936, au 19 rue de l’Atlas, Paris XIXe arrondissement. Je me souviens que ses parents eurent un deuxième enfant, une fille, Irène, qui ne vécut que quelques jours.
Je me souviens du seul souvenir qu’il avait de sa mère : elle l’accompagne à la gare de Lyon où un convoi de la Croix-Rouge doit le conduire à Villard-de-Lans.
Je me souviens que sa mère prit en gérance, juste après son mariage, un petit salon de coiffure, rue Vilin.
Je me souviens que « Peretz » signifie « trou » en hébreu.
Je me souviens que le passage de « Peretz » à « Perec » serait dû à un employé d’état civil de Labartow, ville disputée par les Russes et les Polonais. Mais sont-ce les Russes qui auraient écrit « tz » et les Polonais « c » ou bien l’inverse ?
Je me souviens que son père mourut dans l’église de Nogent-sur-Seine transformée en hôpital par l’envahisseur allemand, qu’il y mourut en perdant son sang avant d’avoir été opéré. Un officier allemand avait pourtant accroché à son uniforme une étiquette portant la mention A opérer d’urgence. Mais l’église – ou, plutôt, l’hôpital – était bondée et il n’y avait qu’un seul infirmier.
Je me souviens qu’il vécut rue Vilin, au n° 24, avec ses parents. Je me souviens que d’autres membres de sa famille vécurent dans cette rue, mais je ne sais plus vraiment qui et à quel(s) numéro(s).
Il se souvenait (pas directement mais par sa tante qui le tenait d’une amie de sa grand-mère à lui) que les soldats allemands l’aimaient et jouaient volontiers avec lui et que l’un d’eux passait son temps à le promener sur ses épaules.
Je me souviens que l’un de ses souvenirs d’école se déroule dans la cave de l’école où les élèves doivent essayer des masques à gaz. Il se souvenait notamment de l’odeur écœurante du caoutchouc. Je me souviens de cette odeur, à l’armée. On nous enfermait dans une chambre en béton avec lourde porte métallique. Puis on y lâchait des lacrymogènes (je ne me souviens plus vraiment de quelle manière) et il nous fallait enfiler nos masques à gaz le plus vite possible afin d’éviter un double désagrément : les yeux irrités et les engueulades du sergent qui après l’exercice vérifiait l’état de nos yeux.
Je n’ai jamais mis les pieds à Villard-de-Lans mais je m’en souviens par lui. Je me souviens en particulier de la villa L’Igloo où vécurent quelques-uns de ses parents et de la villa Les Frimas où vécut sa tante Esther.
« Mon souvenir n’est pas souvenir de la scène, mais souvenir du mot, seul souvenir de cette lettre devenue mot, de ce substantif unique dans la langue à n’avoir qu’une lettre unique, unique aussi en ceci qu’il est le seul à avoir la forme de ce qu’il désigne (le « Té » du dessinateur se prononce comme la lettre qu’il figure, mais ne s’écrit pas « T ») … »
Je me souviens qu’il se souvenait qu’à Villard-de-Lans il y avait parmi les réfugiés un Monsieur Normand logé chez un Monsieur Breton – la première plaisanterie dont il se souvenait.
Je me souviens qu’il fit une partie de sa scolarité au collège Turenne, un peu à l’écart de Villard-de-Lans. Il se souvenait du Père David, le directeur des études, un Juif converti selon sa tante.
Je me souviens de sa petite cicatrice au-dessus de la lèvre supérieure, cicatrice venue d’un coup de bâton de ski et qui eut pour lui, et pour des raisons mal élucidées, une importance capitale. Je me souviens que c’est probablement pour ne pas dissimuler cette cicatrice qu’il ne portait pas de moustache mais simplement la barbe.
Je me souviens que c’est cette cicatrice qui lui fit préférer à tous les tableaux du Louvre celui d’Antonello da Messina, « Le Condottiere ». Je me souviens que ce portrait est la figure centrale de son premier roman à peu près abouti. Je me souviens de Gaspard Winckler, le faussaire de génie.
Je me souviens que « Le Condottiere » et sa cicatrice jouèrent un rôle des plus importants dans « Un homme qui dort », le roman mais aussi le film élaboré avec Bernard Queysanne et dont l’unique acteur « porte à la lèvre supérieure une cicatrice presque identique à la mienne : c’était un simple hasard, mais il fut, pour moi, secrètement déterminant ».
Je me souviens qu’à la Libération il revint à Villard-de-Lans avec sa grand-mère et qu’il y fréquenta l’école communale. « De l’école elle-même, je ne me souviens pratiquement pas, sinon qu’elle était le siège d’un commerce effréné portant sur les insignes américains (…) et les foulards en soie de parachute ».
Je me souviens que parmi les premières lectures dont il se souvenait figure « Vingt ans après » d’Alexandre Dumas.
Je me souviens que son intérêt pour les dictionnaires serait venu de la consultation chez sa tante Berthe d’un dictionnaire Larousse en deux volumes. « De celui-là, je ne me souviens guère que d’une planche en couleurs, intitulée “Pavillons”, qui reproduisait la plupart, sinon la totalité des drapeaux des nations souveraines – y compris San Marin et le Vatican ». Je me souviens qu’il a regardé cette planche avec une attention particulière, probablement parce qu’en compagnie de son cousin Henri il confectionnait des drapeaux aux couleurs des alliés et des ennemis, drapeaux qui leur permettaient de suivre l’avance de ces premiers en Europe à partir des informations qu’ils lisaient dans le quotidien Les Allobroges.
Je me souviens qu’à Grenoble il assista à la projection de « La vie privée d’Henry VIII » d’Alexandre Korda et que c’est à cette occasion qu’il vit et entendit pour la première fois le coup de gong majestueux qui précède le générique des films de la Rank Organisation. Je me souviens de la scène du film dont il se souvenait le mieux : le roi dévore un poulet entier en cachette de sa nième épouse.
Je me souviens que lorsqu’il arriva à Paris (de retour de Villard-de-Lans), sa tante Esther et son oncle David les attendaient, lui, son cousin Henri et les parents d’Henri, sur le quai de la gare de Lyon et qu’ils sont montés dans la onze chevaux noire de l’oncle.
Je me souviens qu’il vécut rue de l’Assomption. Je me souviens qu’il fréquenta l’école communale de la rue des Bauches.
Je me souviens que c’est en allant voir une exposition avec sa tante Esther qui se tenait du côté de La Motte-Picquet-Grenelle qu’il découvrit que le métropolitain n’était pas que souterrain mais aussi aérien. Je me souviens que c’est au cours de cette exposition qu’il vit des photographies montrant des murs de chambres à gaz lacérés par les ongles des déportés et un jeu d’échecs fabriqué avec de la mie de pain.
Je me souviens que « W ou le souvenir d’enfance » se termine sur une étrange remarque : « Je me souviens des photos montrant les murs des fours lacérés par les ongles des gazés ». Comment des gazés auraient-ils pu lacérer les murs des fours ?
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« W ou le souvenir d’enfance », un livre constitué de deux textes en constante alternance qui l’air de rien sont intrinsèquement enchevêtrés, « comme si aucun des deux ne pouvait exister seul, comme si de leur rencontre seule, de cette lumière lointaine qu’ils jettent l’un sur l’autre, pouvait se révéler ce qui n’est jamais tout à fait dit dans l’un, jamais tout à fait dit dans l’autre, mais seulement dans leur fragile intersection ».
Le texte sur lequel que me suis appuyé pour rédiger cette suite de « Je me souviens » prend exclusivement appui sur le texte constitué de chiffres pairs, un texte qui « est une autobiographie : le récit fragmentaire d’une vie d’enfant pendant la guerre, un récit pauvre d’exploits et de souvenirs, fait de bribes éparses, d’absences, d’oublis, de doutes, d’hypothèses, d’anecdotes maigres ».
Olivier Ypsilantis
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