En 1997, Apple, la vaste firme connue, invente un slogan : “think different”. Résumé génial de la pensée créatrice en Occident. Penser différemment, être différent, être un individu.
C’est le contraire de l’inquisition : penses comme nous, sois nous, sinon on te tue.
C’est peut-être là la grande différence entre nous, au Sud, dans ces pays dits “arabes” ou musulmans, et “eux”, c’est à dire l’Occident, la civilisation brillante et anthropophage, l’Occident de chairs et d’horizons, inventeur et cannibale. L’Occident est d’ailleurs dans une posture ambiguë : il écrase les différences des autres, les soumet, les ignore ou les nie, mais encourage la pensée différente chez lui, à l’intérieur de sa géographie, cultive la distinction comme une qualité, la particularité comme prémisse à l’invention
Chez nous, le différent est un traitre
Et “chez nous” ? La culture de l’unanimisme. Le différent est un paria. Aujourd’hui, il est même plus que cela : il est un traitre.
La fabrication du traitre est une mécanique, une idéologie, au nom de l’islam ou du récit national. Celui qui ne pense pas comme “nous” est un traitre, tout simplement, radicalement. Il n’est pas innovant mais dissident. Il est à condamner, à assassiner. Et tout le monde se fait juge : le voisin de palier, l’éditorialiste dans un journal islamiste, le présentateur d’une émission TV dans une chaine de «frères musulmans» locaux, le juge de la justice du régime ou l’imam ou le populiste des matchs de football. Cela a créé une peur chez le différent.
L’innovation est dite Bid’âa, c’est à dire hérésie. Elle est interdite. Inventer, c’est “s’exiler”, partir. Rester c’est prier, en groupe, se conformer, baisser la tête, les yeux, le pantalon, l’échine, le rideau. Cultiver la non-pensée unique.
La ligne de partage est visible partout. Même à travers la perspective de la généalogie. Ici, chez “nous” l’ancêtre est plus important que le fils. En Occident, le fils mange le père, l’enterre et va plus loin que lui. Ici, le but c’est d’être mort, ou d’être un ancêtre, c’est à dire les deux, en même temps. De l’autre côté du monde, le but est d’aller plus loin, même sur le dos du père. Ici, le vieillissement est bonification, éternité, valeur, authenticité, vérité. Le rajeunissement est vu comme risque, chaos, aventure, insolence, irrespect. Cela mène à la gérontocratie du régime mais aussi à la gérontocratie des corporations de métiers : université, médecine, PDG d’entreprise, syndicats, etc.
Le Parti unique religieux
Le “think like us” est féroce. Il se transforme en “don’t think” très rapidement. Ne pas penser.
Cette injonction peut avoir la force de la loi et devient dictature. Mais elle peut aussi devenir orthodoxie. C’est le cas en Algérie. On est passé du parti unique, le FLN, au parti unique religieux, sans sigle mais dominant. Pour faire plaisir à ce parti, on inaugure une zaouïa, on construit une immense mosquée, on se fait conciliant avec les radicaux, repentants, on amnistie et on offre du lait, des dattes et des mosquées chaque dix mètres.
Le parti unique religieux possède ses militants, ses kasmas, ses courants, comme le FLN d’autrefois, ses chaines TV et ses journaux et le vaste réseau de ses prêcheurs. On y use même d’un nouvel article 120.
A l’époque, cet article excluait, dit-on, des hauts postes ceux qui n’étaient pas encartés dans le parti unique. C’est le cas aujourd’hui pour le “parti unique religieux” : on ne peut plus parler, écrire, prendre le leadership ou défendre une différence sans être condamné par l’article 120 qui vous condamne à être traitre ou hérétique. C’est la nouvelle inquisition.
“Think different”, slogan de la rupture entre nous et l’Occident
“Think different” est le slogan de la rupture entre nous et l’Occident. C’est sa force, sa puissance, la matrice de ses innovations. Penser comme tous, unanimes et soumis, est le résumé de notre faiblesse. L’inventeur est toujours un paria chez nous, exilé ou brisé par la peur. On lance contre vous les recrues du populo-islamisme, les juges agités de l’histoire nationale qui érigent le tribunal de votre patriotisme, d’anciens communistes aigris, ou les imams clandestins et les éditorialistes de l’extrême-droite religieuse algérienne. Guerre et paradoxe, repli sur soi, victimisation et inculpation des autres. Post-colonialattitude et agoraphobie culturelle. Le paradoxe entraine l’inconfort, la violence et la souffrance collective.
On achète presque tous des #Apple mais on ne les inventera jamais.
La raison est dans le slogan : think different.
© Kamel Daoud
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