L’historien qui à ce jour a le plus travaillé sur le passé juif du royaume de Murcia est probablement le professeur Juan Torres Fontes (1919-2013). Les archives qu’il a pu consulter montrent que la vie juive a été relativement calme dans cette partie de l’Espagne. Pourtant, la mémoire séfarade néglige quelque peu la ville de Murcia et les autres villes et villas de ce royaume.
L’histoire juive dans le royaume de Murcia tient à certaines particularités. Ce royaume est une terre frontière (tierra fronteriza). Il jouxte le dernier royaume musulman de la péninsule ibérique, soit le royaume de Granada qui tombe en 1492, année de l’expulsion des Juifs d’Espagne. La frontière entre la zone chrétienne et la zone musulmane est alors conflictuelle mais elle offre des opportunités à certains dont les Juifs qui ont généralement une connaissance de la langue et de la culture arabes que n’ont pas les Chrétiens. Par ailleurs, la diversité des frontières et des juridictions du royaume de Murcia offre une sécurité non négligeable aux Juifs, ces frontières étant par ailleurs fluides et peu surveillées. Selon les circonstances, ces derniers peuvent passer d’une juridiction royale à une seigneuriale, de la Couronne de Castilla à celle d’Aragón, d’une terre chrétienne à une terre musulmane.
Le royaume de Murcia a volontiers été un refuge pour les Juifs aux époques médiévales, notamment au XIIe siècle, avec les conversions imposées par les Almohades. Le poète Abraham ben Meir Ibn Ezra nous dresse un portrait désolant de Lucena. Les Almohades n’eurent pas une forte présence dans le Sud-Est de la péninsule ibérique où des potentats locaux s’opposèrent au rigorisme des califes almohades. Deux siècles plus tard, ce sont les Chrétiens qui prennent le relai et veulent forcer les Juifs à la conversion. En 1491, les prédications de Ferrán Martínez excitent les foules et provoquent des violences à Sevilla, violences qui s’étendent à toute la Meseta et au Levante (Valencia et Cataluña). Le royaume de Murcia est alors un refuge pour les Juifs. Ces deux moments ont à coup sûr favorisé la venue des Juifs dans ce royaume. Il ne s’agit pas de peindre un tableau idyllique de leur vie ; mais d’une manière générale, les autorités municipales accordent leur protection aux Juifs. Le seul moment où le conseil municipal (el Consejo) de Murcia adopte une attitude franchement anti-juive se situe au début du XVe siècle, suite aux prédications de Vincent Ferrer, un Dominicain originaire de Valencia. L’influence de ce dernier quant au nombre de conversions de Juifs a peut-être été exagérée, elle n’en a pas moins été réelle, initiant un cycle de prédications à caractère prosélyte au cours des deux premières décennies du XVe siècle, tant en Castilla qu’en Aragón. L’influence de ce prédicateur est perceptible dans l’Ordenamiento de Valladolid de 1412 (ou Leyes de Ayllón ou encore Pragmática de Doña Catalina). Dans le royaume de Murcia, cette influence est perceptible mais avec une moindre rigueur.
Les aljamas, soit les communautés juives, évitent grâce à l’Infante Don Fernando l’application des lois les plus dures de l’Ordenamiento de Valladolid. Peu après, les Juifs de Castilla retrouvent une vie plus calme car les pouvoirs politiques et religieux se sont fixés sur une autre communauté, les conversos ou cristianos nuevos. Triste paradoxe. Alors que les aljamas de la Couronne de Castilla reprennent des forces au cours de la seconde moitié du XVe siècle, celles de Murcia s’affaiblissent, probablement pour cause d’inversion du flux migratoire entre les deux royaumes.
L’incorporation du royaume de Murcia dans celui de Castilla va directement influer sur la vie et le développement des communautés juives. Cette incorporation fait suite à l’écrasement de la révolte des mudéjares. A partir de 1266, Alfonso X met en place un processus de repeuplement du royaume de Murcia, un processus difficile. Au cours de la révolte des mudéjares, les Juifs se rangent pour certains du côté des Chrétiens et pour d’autres du côté des Musulmans, selon leurs expériences avec les uns et les autres.
Les documents en Andalousie (à l’exception du Alto-Guadalquivir) insistent sur l’impossibilité pour les Juifs d’avoir un quelconque pouvoir sur les Chrétiens, sauf en tant qu’almojarifes (des fonctionnaires royaux chargés de récolter les impôts). C’est un point important car il met en évidence le rôle des Juifs au cours des conquêtes du XIIIe siècle. Le soutien financier des Juifs explique la magnanimité de Fernando III de León y de Castilla, appelé « el Santo », à l’égard de leur communauté. C’est au cours de ce règne et de celui de ses successeurs que les almojarifes juifs ont le plus d’importance et à tous les niveaux de l’administration castillane.
A la mort de Sancho IV, en 1295, la crise dynastique s’aggrave en Castilla. Jaime II de Aragón profite de la faiblesse de Fernando IV pour s’emparer du royaume de Murcia. L’Archivo de la Corona de Aragón (A.C.A.) donne de nombreux indices sur les Juifs au cours de l’occupation aragonaise. Une fois encore, comme au cours de la révolte des mudéjares (1264-1266), les Juifs se divisent en deux camps, ce qui fait que suivant les cas, Jaime II de Aragón peut se montrer favorable ou défavorable à l’égard d’un Juif dans une affaire particulière.
La frontière peut être envisagée de diverses manières : zone de conflit, d’aventure et d’opportunités. Cette zone sert également de toile de fond dans les romances fronterizos à des amitiés et des amours. Il ne faut toutefois pas enjoliver l’histoire. La vie y est violente, l’insécurité est partout et permanente, avec coups de main, razzias, guerre de basse intensité (les grandes opérations sont exceptionnelles) qui érodent les bases économiques, politiques et psychologiques des populations locales. Les Juifs, et ils sont loin d’être les seuls, mettent à profit cette situation à Murcia, contrairement à l’Andalousie où suite aux violences de 1391 les Juifs ont disparu de ce côté de la zone frontière. Les Juifs de Murcia ont donc l’initiative sur ceux du royaume nazarí. Ils ont des contacts particulièrement soutenus avec ceux de Vera et de Los Vélez, aujourd’hui dans la province d’Almería. Ils se distinguent dans deux activités : les alfaqueques et les trujamanes. L’alfaqueque est un intermédiaire officiel chargé de rechercher dans le royaume voisin des prisonniers, d’entrer en contact avec leurs propriétaires puis avec les familles de ces prisonniers afin de trouver un accord quant à la rançon à verser. Le trujamán est un traducteur de l’arabe mais pas seulement. Il parvient à occuper la position de conseiller concernant les questions touchant au royaume de Granada. Dans ce domaine, les Juifs bénéficient d’une longue expérience et ont généralement une solide connaissance de la langue et de la culture arabes.
Dans la zone frontière, les Juifs ne sont pas exclusivement des intermédiaires. Ils participent aussi aux opérations militaires. Un exemple parmi d’autres : en 1436, Vélez Blanco est conquis par Alfonso Yáñez Fajardo et reste aux mains des Chrétiens jusqu’en 1445, période au cours de laquelle cette forteresse est défendue par trente-trois hommes dont quatre Juifs.
Il y a aussi le projet d’obliger les riches juifs à participer à la caballería de cuantía. En effet, les autorités municipales (autoridades consejiles) veulent qu’au-delà de certains revenus les Juifs aient un cheval et des armes comme leurs voisins chrétiens. Je n’entrerai pas dans le détail de cette affaire. Simplement, Juan Torres Fontes estime que le Consejo murciano n’était pas vraiment intéressé par une participation juive aux milices chargées de la défense de la ville et qu’il s’agissait d’une ruse destinée à contraindre les riches juifs à céder une partie de leur patrimoine à leurs voisins chrétiens. Il ne s’agit que d’une hypothèse. Il est plus probable que le dépeuplement endémique de Murcia aurait forcé les autorités à solliciter physiquement les Juifs dans la défense de ce territoire, des autorités qui auraient dû s’asseoir sur des préjugés séculaires envers les Juifs, notamment sur leur supposé manque de loyauté.
Les Juifs constituent alors une minorité à part qui dépend directement du souverain auquel ils versent un tribut spécial en échange de sa protection. Leur vie n’est toutefois pas hermétiquement close. Ils bénéficient à l’occasion de la protection du conseil municipal mais sont également à l’occasion dans l’obligation de rendre des services et de s’acquitter d’impôts exceptionnels. Résultat : les Juifs supportent une charge fiscale augmentée sans bénéficier pour autant pleinement des droits, des privilèges et, plus simplement, de la considération dont bénéficient les Chrétiens. Lorsqu’ils espèrent retirer quelque avantage de leur conversion, ils ne tardent généralement pas à comprendre que leurs efforts en ce sens ne leur sont d’aucune utilité. Un exemple. La forteresse de Xiquena est un bastion entre le royaume chrétien de Murcia et le royaume musulman de Granada depuis 1470. Il a une particularité : servir d’asile à des repris de justice ; en servant ainsi sur la frontière, le criminel peut gommer sa faute. Fin XVe siècle, arrive à Xiquena un Juif, Abraham Cohen. Il a assassiné un certain Juan Belasques. Après un séjour d’un an et un jour dans cette forteresse, il est lavé de son crime. Le frère de Juan Belasques ne l’entend toutefois pas ainsi et soumet l’affaire aux autorités qui décident de faire appliquer la sentence de mort. Si cet homme n’avait pas été juif, en aurait-il été ainsi ?
Dans le royaume de Murcia quatre aljamas s’imposent, à commencer par celle de Murcia. Dans la répartition faite par Sancho IV (1290), la contribution fiscale des Juifs du royaume de Murcia n’est pas détaillée et forme un tout qui correspond à 22 414 maravedíes, ce qui suppose une population peu nombreuse. La aljama de Burgos rapporte 87 000 maravedíes et celle de Toledo 216 505 maravedíes, cette aljama étant la plus importante de Castilla à la fin du XIIIe siècle. Dans les documents fiscaux du XVe siècle, quatre aljamas sont mentionnées : Murcia, Lorca, Mula et Cartagena, autant d’aljamas auxquelles étaient probablement rattachées des petites communautés. Dans ces documents aucune donnée n’apparaît sur les autres communautés juives du royaume de Murcia, comme celles qui se trouvaient dans les commanderies de la Orden de Santiago ou dans la puissante seigneurie de Villena. Les possessions des ordres militaires se concentrent dans le nord-est du royaume de Murcia. A Cehegín, une forte tradition locale situe la synagogue au niveau du n° 13 calle de la Unión, mais aucun document précis ne confirme son existence. Au XVe siècle, à Cehegín, un quartier (arrabal) est appelé « Peña del Judío » ; mais il n’existe aucune documentation sur une vie juive dans cette villa. A Jumilla, on trouve deux toponymes : « Rambla del Judío » et « Cañada del Judío ». Mais une fois encore, la documentation concernant une possible présence juive est inexistante – ou reste à découvrir.
Nous allons évoquer brièvement la présence juive attestée dans ce royaume de Murcia, soit respectivement : Murcia, Lorca, Mula et Cartagena.
Murcia. Le premier document en castillan qui mentionne une présence juive à Murcia date de mai 1266, soit le privilège accordé par Alfonso X à la ville de Murcia à l’occasion de la fête annuelle de San Miguel. Tous les commerçants, chrétiens, musulmans et juifs, peuvent exercer librement leur activité en ce jour sous la protection du roi, une manière de fortifier la vie économique et le tissu social dans ces territoires récemment conquis sur les Musulmans et souffrant de dépeuplement.
Il est possible que sous le gouvernement de Ibn Hud (gouverneur de Murcie au profit du califat Almohade) puis sous le protectorat castillan (1243-1266), une judería se soit constituée à Murcia avec des Juifs ayant fui les Almohades et désireux de revenir au judaïsme après une conversion forcée. A ces Juifs ajoutons les Juifs arrivés avec les Castillans. Se sont-ils installés dans la judería existante ou bien ailleurs afin de mieux répondre au projet de peuplement élaboré par Alfonso X ?
En 1413, deux chevaliers arrivent à Murcia afin de délimiter la judería suivant l’Ordenamiento de Valladolid avec la claire intention de la faire déménager. Le conseil de Murcia s’élève contre ce procédé arbitraire sachant que cette judería répond à toutes les exigences posées par ladite ordonnance. En 1481 a lieu une dernière inspection supervisée par Juan de la Hoz chargé de s’assurer que les accords des Cortes de Toledo de 1480 soient bien appliqués. La judería ne connaît aucune modification car il n’y a pas eu de conversions massives dans le royaume de Murcia et qu’en conséquence Juifs et Conversos ne cohabitent pas, rendant ainsi floues les limites de la judería. A Murcia donc, la séparation entre quartier juif et quartier chrétien est bien définie.
Les archives municipales de la ville de Murcia sont d’une grande richesse (voir notamment les Actas Capitulares) et permettent de se faire une idée assez précise des rapports de sa communauté juive avec l’extérieur. Ces archives ont été le principal outil de recherche pour divers historiens intéressés par la question, parmi lesquels, outre Juan Torres Fuentes déjà cité, Luis Rubio García et Ángel Luis Molina Molina. Par contre la vie dans la judería même est très peu documentée. Il n’y a pas d’actes notariés comme ceux à partir desquels la professeur Asunción Blasco Martínez a travaillé pour étudier la vie à l’intérieur de la judería de Zaragoza.
C’est vers la fin du XIVe siècle et la première moitié du XVe siècle que la aljama de Murcia compte le plus d’habitants, soit deux cents à trois cents familles, soit entre mille et mille cinq cents individus, ce qui en fait l’une des principales juderías de Castilla. Elle connaît un déclin progressif à partir de la deuxième moitié du XVe siècle. Selon Luis Rubio García, il y avait à Murcia quelque cinq cents Juifs au moment de l’Expulsion. Juan Torres Fontes estime leur nombre entre sept cents et neuf cents. La synagogue principale aurait été implantée devant l’actuelle Plaza Sardoy et les documents qui rendent compte de la visite de Juan de la Hoz signalent une autre synagogue, plus petite. On peut supposer par ailleurs d’autres synagogues, privées. La aljama de Murcia avait deux cimetières : l’ancien (utilisé durant les XIIIe et XIVe siècles) et le nouveau, situé à côté de l’ancien.
Lorca. L’emplacement de sa judería a suscité diverses hypothèses à partir de l’Archivo Municipal de cette ville. L’hypothèse de Francisco de Asís Veas Arteseros s’avérera juste : la judería de Lorca était bien située à l’intérieur même de la vaste forteresse, une hypothèse confirmée par l’archéologie qui a mis à jour une magnifique synagogue et un quartier à l’urbanisme harmonieux, un ensemble XVe siècle et peut-être même fin XIVe siècle. Une question toutefois : cette judería est-elle l’originale ?
Mula. J’ai consacré un article à la communauté juive de Mula, article que je mets en lien :
Je serai donc succinct. La présence juive dans cette villa est documentée à partir de la fin du XIIIe siècle. Des documents permettent de suivre l’évolution démographique de cette judería, avec trois listes de monedas (des impôts royaux directs) des années 1407, 1438 et 1446. Fait curieux, trois Juifs de Mula sont désignés comme hidalgos et deux comme caballeros villanos, ce qui dans le premier cas les place dans la petite noblesse et dans le deuxième aux portes de la petite noblesse (hidalguía). Le déclin de la population de Mula, dont la population juive, est relativement documenté. Ainsi, la aljama qui compte trente-et-un foyers en 1407 n’en compte plus que quinze en 1446.
Cartagena. Les documents relatifs à la judería de Cartagena sont très peu nombreux, parcellaires et fort dispersés. Les époques médiévales marquent une période de décadence prolongée pour Cartagena qui ne commence à en sortir que dans le courant du XVIe siècle. Dans la mémoire juive, Cartagena reste essentiellement l’un des points d’embarquement pour l’exil suite au décret d’expulsion de 1492.
© Olivier Ypsilantis in L’ESPAGNE ET LES JUIFS
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