André Markowicz. L’Humiliation

Que s’est-il passé pendant la conversation entre Macron et Zelenski ? Il lui a vraiment suggéré de penser à quelques concessions territoriales pour que « ne pas humilier la Russie » ? Et Zelenski, à son tour, violant toutes les règles de la diplomatie, a rendu cette conversation publique ?

Ce qui est sûr, c’est que Macron a, à plusieurs reprises, dit publiquement qu’il ne fallait pas « humilier la Russie », et il a constaté que, selon les règles actuelles de l’Union européenne, l’adhésion de l’Ukraine ne serait effective que dans des décennies — j’ai écrit que c’était monstrueux mais qu’il avait raison. Et je pense toujours qu’il a raison, d’un point de vue légal — sur ce point précis (d’où, comme je le rappelais, sa demande de changer les statuts de l’UE). Mais il s’agit, hélas, de bien autre chose.

Dites, qu’est-ce que ça signifie, « ne pas humilier la Russie » ? Et quelle différence, en l’occurence, entre « ne pas humilier la Russie », et « ne pas humilier Poutine » ? Est-ce que ça ne veut pas dire ce que j’avais soupçonné dès le mois de mars, à savoir que, finalement, Poutine au pouvoir arrange bien des gens, parce qu’il assure un équilibre, fût-ce celui de la terreur, et que, le pire du pire pour les puissances qui soutiennent l’Ukraine, c’est la perspective d’une instabilité en Russie, — d’une Russie qui se plongerait dans le chaos d’une lutte intérieure pour le pouvoir, sinon dans celui, bien plus épouvantable évidemment, d’une guerre civile ?

Cela, c’est prendre au pied de la lettre la rhétorique de Poutine, — qui est arrivé au pouvoir, dans une période de chaos, pour « mettre de l’ordre », et qui a mis de l’ordre, du moins en apparence. Il est arrivé pour « rendre sa fierté au pays », et toute la rhétorique de son pouvoir est celui de la fierté retrouvée.

Et tout ce qu’on voit, dans la réalité, est un pays divisé entre des gouverneurs qui sont, réellement, comme des seigneurs de la guerre ou des grands féodaux, des disparités territoriales sans commune mesure avec celles qu’on voit dans le reste de l’Europe — une misère inouïe dans les provinces (qui explique qu’entre 80 et 90%. des soldats russes tués en Ukraine viennent de provinces qui vivent en dessous du seuil officiel de pauvreté en Russie, parce que l’armée, quoi qu’on dise, ça donne un salaire).

Quoi qu’il en soit, Poutine a construit son pouvoir sur ça, sur l’illusion de la stabilité — on voit ce que ça donne — et le culte nationaliste de fierté — on voit ce que c’est.

Suggérer à Zelenski qu’il pourrait accepter de céder telle ou telle partie de son territoire (laquelle ??), cela signifie que Zelenski lui-même offrirait à Poutine une porte de sortie : le moyen de crier victoire auprès de sa population, alors même que sa défaite est patente. Si, réellement, Macron a dit ça — je ne vois pas pourquoi Zelenski aurait inventé une chose pareille —, c’est lamentable.

Parce que Poutine a aussi construit son pouvoir sur autre chose : sur la lâcheté de l’Occident. Il n’y aurait pas ce que nous vivons aujourd’hui s’il n’y avait pas eu la lâcheté complice d’un Sarkozy pendant la crise géorgienne, — quand, parce que la Géorgie, censément indépendante, essayait de s’affranchir de l’influence russe et d’introduire un système démocratique, Poutine l’a « punie » en provoquant une guerre civile en Abkhazie et en Ossétie du Sud. Sans conséquence, sans la moindre sanction. Et puis, il y a eu la Crimée, et, certes, là, des sanctions ont été imposées — qui ont brisé le développement de l’économie russe et commencé à la lente récession qui a amené à la situation actuelle, — mais la Russie est encore restée plus ou moins fréquentable. Et, bien sûr, il n’a jamais été question de guerre pour la Crimée.

« Ne pas humilier la Russie », c’est la garantie que l’idéologie nationaliste et revancharde de Poutine se perpétuera encore longtemps.

Ce n’est pas « humilier » ou « ne pas humilier », qu’il fait, c’est trois choses :

D’abord, il faut vaincre la Russie militairement. La Russie accumule les défaite (des défaites de plus en plus sanglantes), mais reste, sur le terrain, une puissance formidable, et l’armée ukrainienne, même avec l’aide occidentale — qui arrive, jour après jour, mais, disons, en marquant les jours — n’est pas encore capable de renverser la situation. La guerre va encore, visiblement, durer des mois.

Il faut vaincre la Russie économiquement. Il faut que les gens, en Russie, soient obligés de voir, de leurs propres yeux, le résultat de la politique de fierté et de stabilité : et là encore, les sanctions vont demander des mois et des mois.

Et oui, il faut, absolument, gagner, à l’intérieur du pays, la guerre de l’information appelée de ses vœux par Navalny. Il faut que toutes les efforts du monde soient dirigés, en russe, pour démasquer les impostures de Poutine : il faut que, par cette guerre, les Russes puissent se voir comme dans un miroir. Qu’ils voient l’étendue du désastre de la politique du Poutine, mais aussi l’étendue de la violence qui règne en Russie au quotidien. Qu’ils comprennent que la misère et l’anarchie des potentats locaux qu’ils ont à affronter dans leur vie quotidienne, à leur échelle, elle ne les concerne pas eux seulement, mais qu’elle est la même dans l’ensemble du pays.

Et puis, oui, il faut que la honte change de camp. Il faut, en un mot, humilier le pouvoir par une défaite totale. Et c’est la seule condition pour que ça change.

Ce qu’il faut surtout, c’est proclamer, sans aucune faiblesse, haut et fort, que la Russie ne sortira pas du marasme dans lequel l’ont plongée ses dirigeants actuels sans une série de transformations radicales et de procès : Poutine ne peut pas s’en sortir indemne, ni Poutine ni personne de ses sbires. Ils doivent être jugés, parce que c’est le seul moyen pour que la Russie puisse sortir de la malédiction multi-séculaire qui est la sienne, pour qu’elle se forge, d’une façon ou d’une autre, un avenir démocratique. Un avenir auquel elle a droit, autant que tous les autres pays du monde.

Ces procès, évidemment, nous en sommes encore loin. Mais ils passent par la défaite russe — exactement comme l’avenir de l’Allemagne passait par la défaite et les procès.

Il n’est pas question d’envahir la Russie (ce qui pourrait, de fait, entraîner l’abîme nucléaire). Il est question de dire qu’il ne peut y avoir aucun rapport entre le monde et le régime de Poutine. Il ne s’agit plus de lui téléphoner, comme le font Scholz ou Macron. Il faut l’isoler aussi complètement que possible. Il faut tout faire pour permettre sa chute. Une chute qui ne pourra qu’être le résultat d’un bouleversement intérieur.

Et certes, comme le disait Zélenski, à force de vouloir « ne pas humilier la Russie », c’est l’Ukraine qu’on humilie.

Des Ukrainiens ont inventé un néologisme, ne l’oublions pas : le verbe « macronner », qui veut dire protester en s’excusant, sans rien faire vraiment…

C’est d’autant plus humiliant pour nous que, sans parler des armes fournies, la France figure, je crois, parmi les pays d’Europe qui accueillent le plus de réfugiés ukrainiens (au contraire de la Grande-Bretagne de Boris Johnson). Ce qu’humilie en définitive la phrase de notre président, c’est l’effort de ces milliers et ces milliers de personnes qui, en France, accueillent, aident, soignent, permettent de revivre — bref, font une œuvre d’humanité concrète, toute simple, tellement indispensable.

Je le répète : le seul moyen d’avoir la paix, au moment où nous sommes, c’est que Poutine soit renversé. Celui qui humilie les Russes — c’est lui, personne d’autre. Cette humiliation-là doit cesser, et le plus vite possible.

© André

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12 Comments

  1. Entièrement d’accord avec vous M. Markowicz. Poutine s’est “humilié” tout seul en se lançant dans cette invasion suicidaire, persuadé qu’il allait vaincre, car il n’est entouré d’aucune personne qui aurait eu pu le mettre en garde ni même soutenir le moindre point de vue alternatif : pas d’autre à son discours bouffi d’orgueil, de paranoïa et de prétention. Tous les “dissidents” étant soit en prison, soit morts, soit en exil.
    Macron doit être beaucoup plus ferme (et ne pas perdre son temps en longue discussion oiseuse avec Poutine).
    Face à ce type de personnalité,

  2. André M. ne cherche même plus à dissimuler la haine viscérale que lui inspire non pas Poutine mais la Russie. C’est clair pour à peu près tout le monde.

    En attendant cette crise profite surtout au parti national-démocrate US (l’un des plus dangereux partis fascistes de la planète) et donc à l’américanisation et l’indigenisation de l’Europe (voir mon commentaire précédent). Ainsi qu’au régime fasciste d’Erdogan qui continue ses exactions contre Kurdes et Yezidis avec la complicité de l’UE et des USA.

  3. J’ai placé le commentaire ci-dessous en bas de l’article récent de Markowicz au même sujet. Je le réitère donc ici:

    La volonté d’éviter d’humilier la Russie s’appuie sur la leçon du traité de Versailles de 1919 qui avait pour ambition de solder la première guerre mondiale.

    Ce traité définissait l’Allemagne comme unique responsable et coupable de la guerre et lui infligeait donc des lourdes pénalités, réparations et humiliations.

    Il est facile de démontrer que cette situation a généré en Allemagne crise économique profonde, troubles sociaux, instabilité politique, colère populaire et soif de revanche.
    Le tout étant, très largement, à l’origine de la prise du pouvoir en Allemagne par les Nazis (1933) et de la deuxième guerre mondiale, infiniment plus grave que la première.

    Autrement dit, l’humiliation de l’Allemagne suite à la première guerre mondiale par le traité de Versailles a obtenu, dramatiquement et tragiquement, le résultat inverse. C’était d’une bêtise suicidaire.

    Nous frisons la même faute à l’égard de la Russie, mais en bien plus grave : il s’agit d’une puissance nucléaire. Ce petit détail semble échapper à l’auteur.

    Par ailleurs il serait utile de cesser de parler de Poutine ; ce n’est pas à lui que nous avons affaire mais à la Russie.
    Poutine n’est qu’un homme et il quittera la scène tôt ou tard ; peu importe dans quelles conditions. Mais la Russie ne quittera pas la scène.

    Nous risquons d’apprendre, à notre détriment, la leçon apprise par Bonaparte en 1812 et celle apprise par Hitler en 1942-43.
    On peut gagner des batailles contre la Russie et se leurrer à la prendre pour un colosse aux pieds d’argile.
    MAIS in fine on perd la guerre, tant la résilience et l’obstination des Russes est grande s’ils considèrent que l’essentiel est en jeu.

    Une connaissance de l’histoire russe (que l’auteur semble ignorer, malgré ses prétentions) démontre que ce pays n’a JAMAIS été gouverné autrement que par une main de fer à Moscou. Impossible de faire autrement vues la géographie et la démographie de cet immense ensemble disparate.

    Quelle personnalité du passé russe pourrait-on imaginer à Moscou à la place de Poutine ? Staline ? Yvan le terrible ?….

    Ne rêvez pas. La Russie, il va falloir faire avec.
    Ses graves, indéniables défaillances actuelles, surtout militaires, pourraient être vite corrigées et elle pourrait bien se venger.

    Oui, il faut absolument éviter d’humilier la Russie.
    Hélas, nous gouvernements suicidaires font le contraire.

    • Faux. Le traité de Versailles n’est pas la cause directe de la deuxième guerre mondiale. Entre les années 23 et 28, il y a une stabilisation en Europe, l’Allemagne paie ses réparations et les partis extrémistes ne font qu’un très faible score aux élections. C’est l’âge d’or de la République de Weimar. C’est la crise de 29 et ses millions de chômeurs qui vont entraîner les succès électoraux du parti nazi et l’arrivée au pouvoir d’Hitler.
      Quand les prémices sont fausses, le reste suit.

  4. “Il faut gagner…la guerre de l’information appelée de ses vœux par Navalny”…Il se trouve que Navalny fait partie de l’extrême droite russe (qui correspond grosso modo au FN de Jean-Marie Le Pen et au GUD)…Ce que Mr Markowicz ne peut ignorer, et en conséquence il apporte explicitement son soutien aux équivalents russes de JLP et du GUD.

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