André Markowicz. Les Ukrainiens et les Russes. Et tous mes « frères humains »

Pour le redire, encore une fois, même si c’est long. Sur le terrain, les Ukrainiens tirent sur les hommes en uniformes russes. Ils ont toutes les raisons du monde pour le faire, et ils le font, autant qu’ils peuvent.

Les Russes ont envoyé au front, sous la menace des armes, un grand nombre d’hommes qui vivaient sur le territoire des « républiques » sécessionnistes, dont la protection était le but proclamé de Poutine, (et ils ont tenté de le faire avec les habitants des provinces qu’ils viennent d’occuper), — des Ukrainiens, donc (ce qui constitue un autre crime de guerre avéré), et les Ukrainiens leur ont tiré dessus, et en ont tué beaucoup.

Parce qu’ils portaient l’uniforme russe, et que c’est la guerre. Et il n’y a rien à dire sur ça, sinon en constater l’horreur inévitable.

De la même façon, ils ne laissent pas émigrer les hommes (sauf, me dit-on, s’ils ont trois enfants), parce que ce sont des hommes, et que tous les hommes en Ukraine, pays en guerre, sous agression, sont censés se battre quand le pays est agressé, et que, donc, le refus éventuel de se battre est puni par la loi — dans tous les pays du monde, en Ukraine comme ailleurs. Et donc, il y a en Ukraine une chasse aux hommes qui se dérobent à leur devoir — puisque, quand le pays est agressé, c’est un devoir (même si le statut d’objecteur de conscience doit être reconnu).

Et là encore, je ne peux qu’en constater l’horreur, mais je n’ai rien à en dire d’autre, parce que c’est la guerre, et que ce serait pareil dans tous les pays du monde. Il ne peut pas y avoir de nuances. C’est ça, la guerre sur le terrain. Le noir et le blanc. Point final. Et oui, c’est aussi monstrueux à cause de ça.

Je ne suis pas sur le terrain. Je suis en guerre, oui, mais je ne suis pas dans la guerre. Et donc, ce que je dis est libre. Même si ça peut ne pas être compris par les gens que je suis censé défendre. Je le dis après une rencontre à laquelle j’ai assisté au Centre culturel ukrainien, où j’ai été invité au dernier moment, avec une personne que j’estime beaucoup, Philippe de Lara. Il s’agissait, en fait, d’un débat sur, non pas le « boycott », mais « la suspension » de la culture russe à cause de la guerre. L’idée est de n’avoir aucun rapport d’aucune sorte avec la Russie, sa culture (mais aussi ses gens) à cause de l’agression de l’armée russe et de sa monstruosité.

On connaît mes positions sur le sujet, elles n’ont pas changé : boycotter tout est, d’une part, mettre dans le même sac les victimes et les bourreaux, parce que s’il y a des artistes (finalement très peu) qui se proclament partisans du régime sanglant de Poutine, il existe, et il a existé, tellement d’autres artistes qui ont été victimes de ce régime, — et de tous les régimes de dictatures qui se sont succédé en Russie, et dont celui de Poutine n’est que l’aboutissement, — qu’on ne peut pas les mettre ensemble sous la même étiquette.

Que, oui, il fallait des sanctions et des boycotts, mais d’organisations gouvernementales et d’artistes qui proclamaient leur soutien à ce qui se passe.

Et, en passant, j’ai été stupéfait d’entendre l’un des invités, producteur français, appeler au boycott complet du cinéma russe et d’apprendre qu’il avait arrêté la production d’un film sur lequel il travaillait : d’un film pour lequel le ministère de la culture russe avait accordé, si je comprends bien, une aide.

Ce gars était fier de dire qu’il avait immédiatement cessé toute collaboration : mais est-ce que le 23 février l’argent de Poutine était plus acceptable, et moins sanglant, que le 24 ? Et ce type, bien pensant, résistant de la 23ème heure, vient appeler au boycott ? — Quelle indécence.

Parmi les invitées (il se trouve que c’était des femmes — ce qui est très bien, et la question n’est pas là), personne n’a réagi à ce détail. Tout le monde était d’accord. D’accord, parce que je n’entendais qu’une chose : nous, les Ukrainiens, nous ne sommes pas comme les Russes. — Et certes. L’une des invitées, romancière, rockeuse, performeuse, Irene Karpa, (je ne la connaissais pas, et c’est un tort), expliquait que, la différence entre les Ukrainiens et les Russes, c’est que les Ukrainiens, quand ils ne sont pas d’accord, ils descendent dans la rue, ils protestent, alors que les Russes, quand ils ne sont pas d’accord, ils se mettent à tuer.

Et là encore, ça se disait sur le ton de l’évidence, de la conversation, avec une espèce d’approbation active, j’ai l’impression. Nous, les Ukrainiens. Nous, les Russes. Comme si, en fait, ça existait, ça, ce « nous ». Comme s’il y avait des essences des peuples. Et j’entendais ça, par derrière: « Les Juifs, ils se sont tous laissé abattre »…

Irena Karpa était à cent lieues de penser à ce parallèle ; elle disait tout simplement que tous les amis russes, le peu, sans doute, qu’elle avait, s’étaient tus depuis le 24 février. Je ne sais pas qui étaient ces amis. Mais les amis que j’ai (à une seule et unique exception près, — qui, dès lors, n’est plus du tout une amie) ont toujours écrit contre le régime, se sont toujours battus contre, ont toujours travaillé contre, et ont continué de le faire, malgré les risques qu’ils encourent. C’est le cas de milliers et de milliers de personnes en Russie, et pas seulement d’écrivains célèbres qui ont choisi l’exil, extérieur ou intérieur. Je parle de plein de gens, comme cette jeune mère de famille, Marta Sharlay dont j’ai déjà parlé.

Et parler de la barbarie de tout un peuple, c’est, oui, être raciste, même si le racisme vient d’une personne dont le pays subit une agression d’une telle monstruosité. Ce n’est pas un racisme de réponse, c’est un racisme parallèle au racisme des assassins. Et les violences en Ukraine, historiquement, ont été aussi monstrueuses que partout ailleurs dans l’Empire russe ou en URSS. Elles ne l’ont plus été à partir d’un moment décisif : à partir du moment où, en 1991, est apparu un pays démocratique. Parce que c’est la démocratie qui permet de canaliser la violence.

La France a-t-elle été moins violente, historiquement ? La Commune, ça s’est passé avant-hier. Et je ne parle pas des colonies. Mais parlons-en. Parce que la France a été (est) un pays colonialiste, comme toutes les puissances mondiales sans exception. Et, historiquement, comme la Russie.

C’est le deuxième point que j’entendais : l’impérialisme russe qui s’exerce, et s’est exercé depuis 350 ans, contre « nous », les Ukrainiens. — Comme si, d’abord, ç’a été une entité fixe, l’Ukraine (comme un grand nombre de pays d’Europe) pendant 350 ans.

Mais, tant qu’à faire, il me semblait (j’ai sans doute tort) que les cosaques de Bogdan Khmelnicki, c’est eux qui s’étaient tournés vers le tsar de Russie, pour se battre contre leurs oppresseurs d’avant, les Polonais. Et je ne parle que de la première vague de pogroms, absolument catastrophiques, qui avait ravagé l’Ukraine pendant ces années-là. Pogroms dans lesquels les principaux responsables étaient les cosaques.

Il faut se méfier des héros nationaux. Mais bon.

Et oui, ensuite, il y a eu une politique de russification, et d’oppression, qui ne font que s’approfondir au cours des siècles. C’est absolument indiscutable. Pendant tout le tsarisme (et la vie de Taras Chevtchenko en est un exemple).

Ensuite, Irena Karpa expliquait que sous l’oppression soviétique, il y avait eu des dizaines d’intellectuels, d’artistes, ukrainiens qui ont été massacrés. Et oui. Mais j’ai cru comprendre qu’il y a des milliers et des milliers de personnes (des millions, à vrai dire) qui l’ont été sur tout le territoire de l’URSS, — en Ukraine comme ailleurs, et je ne vais pas faire le martyrologe de tous ceux qui ont été massacrés ou qui ont vu leur vie détruite.

Oui, le régime soviétique a été bien plus terrible que le tsarisme, pour toute la population soviétique. Et oui, en plus, en Ukraine, il y a eu le Holodomor, qui, oui, absolument, indiscutablement, est un génocide. Mais pas un génocide unique : des famines de ce genre ont été organisées dans d’autres lieux d’URSS, avec moins d’ampleur, — mais c’est exactement ce qui s’est passé en Chine pendant le Grand bond en avant, avec une violence encore plus grande. Mais oui, les Ukrainiens ont souffert le plus — je veux dire, tous les Ukrainiens, quelle qu’ait pu être leur langue, ukrainien, russe ou yiddish. La vie yiddish a disparu, autant dire, en Ukraine, pendant la guerre — comme elle a disparu, avec quasiment 90% des locuteurs, dans tous les pays de l’Est occupés par les nazis, et dans lesquels des mouvements de collaboration ont été puissants. Je n’en parlerai pas ici. Mais je rappelle à quel point j’ai été choqué par les lois mémorielles promulguées par l’Ukraine en 2015. À quel point il m’est inacceptable de considérer les partisans de Bandera, et de Choukhévitch, comme des héros et des exemples à suivre. Parce que, quoi qu’ils aient pu faire ou penser contre le stalinisme, ils se sont alliés avec Hitler (même si Bandera a été enfermé, pendant un temps, dans un camp de concentration nazi). Cela, juste, pour moi — en tant qu’homme, dois-je dire en tant que Juif —, c’est radical. C’est non. Et même si l’OUPA s’est aussi battue contre les nazis. Je l’ai dit et je n’y reviens pas. Je l’ai dit pendant des années, — avant l’agression. Je l’ai redit après.

Il va de soi que les lois mémorielles poutiniennes me sont aussi inacceptables. J’ai dit aussi, et je le redis : j’ai profondément admiré l’évolution de la vie politique ukrainienne. Sa démocratisation. Le fait qu’aujourd’hui, au Parlement, il n’y a pas un seul député d’extrême-droite, pas un seul néo-nazi. C’est, je crois, un cas unique en Europe. C’est extraordinaire.

Dois-je redire ici que c’est l’autre raison, sans doute la plus fondamentale, qui explique l’agression russe ? Ce n’est pas seulement l’application dans les faits d’une doctrine de négation de la nation ukrainienne, c’est la destruction d’une tentative de démocratie qui était en train de réussir. La haine nationaliste de Poutine n’est pas seulement une doctrine « russe », pan-slave, pour laquelle le « monde russe » doit dominer tous les slaves. C’est une haine de la démocratie en tant que telle. Une haine de la liberté. Et une terreur, absolue, devant sa réussite et son pouvoir d’exemple.

Zelensky insiste sur le fait que la haine qu’il éprouve pour la Russie en ce moment, ce n’est pas la haine envers les Russes en général, c’est la haine du régime et de ses soutiens, actifs ou passifs. Parce que, oui, le régime de Poutine a des soutiens. Il a des partisans actifs, intéressés. Il a des soutiens passifs — qui sont les vrais actifs, en fait. L’indifférence de la masse ou l’ignorance. Et la misère.

De là l’importance, pour nous, ici, d’entendre l’appel de Navalny : la guerre doit être aussi une guerre d’information, pour briser le mur de la propagande. De là les sanctions économiques. De là cette guerre qui dure, qui va durer des mois encore, — de longs, d’insupportables, mois (et d’aucuns disent des années).

Parce qu’il faut que le régime s’effondre de l’intérieur, pas seulement de l’extérieur. Il faut que ce soit les gens, en Russie même, qui comprennent. Parce qu’il faut, enfin, en Russie même, un Nuremberg du soviétisme, de Lénine à Poutine — un tribunal international, oui, mais en Russie. Et ce sera très long. Et c’est le seul moyen pour que paraisse ce sentiment de responsabilité collective, qui n’est pas la responsabilité d’une collectivité dans son ensemble, mais celle des sentiments de responsabilité de chacun.

La guerre rend impossible de séparer les choses, de distinguer, d’essayer de ne jamais isoler des « essences », des « nous ». La guerre ramène au nationalisme — qu’il soit d’affirmation ou de réponse. La guerre amène, nécessairement, au noir et blanc. Et j’a peur qu’aux premières élections libres d’Ukraine, une fois la paix retrouvée, le parti de Zélensky ne soit battu par ceux qui, aujourd’hui même, en Ukraine, critiquent sa façon de mener la guerre, son abandon supposé de Marioupol (alors qu’il vient de réussir à évacuer tous les civils), son refus, supposé, de mener la guerre sur le territoire de la Russie (et, par exemple, de bombarder le pont de la Crimée… « avec quoi ? » demande Arestovitch, etc.). Bref, qu’il soit balayé par les radicaux et les nationalistes.

Parce que, dans une situation de guerre, il essaie de maintenir vivante la liberté de parole. C’est-à-dire qu’il essaie de faire vivre cela même pour quoi Poutine ne rêve que de le faire disparaître.

Et vous savez, je vais vous dire ce qui fera de moi l’ennemi de la nation ukrainienne : moi, la Crimée, je m’en fiche de savoir si elle est russe ou ukrainienne (en fait, elle est tatare). Je me fiche de savoir quel drapeau flotte dessus.

Ce dont je ne me fiche pas du tout, c’est que les gens, en Crimée (comme partout) vivent aussi heureux et aussi libres que possible. Et ça, c’est clair : appartenir à la Russie de Poutine ne le permet pas trop. Et c’est pour ça que je soutiens l’Ukraine. Pour que les gens soient libres. Tous les gens. Les Ukrainiens, et les Russes. Et tous mes « frères humains » .

© André Markowicz

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André Markowicz. Photo F. Morvan

André Markowicz, né de mère russe, a publié plus d’une centaine de volumes de traductions, d’ouvrages de prose, de poésie et de théâtre, parmi lesquels l’intégralité des œuvres de fiction de Fiodor Dostoïevski, le théâtre complet de Nikolaï Gogol, les oeuvre d’Alexandre Pouchkine, et, en collaboration avec Françoise Morvan, le théâtre complet d’Anton Tchekhov. Il a publié quatre livres de poèmes.  Ses quatre derniers livres sont parus aux éditions Inculte : Partages (chroniques Facebook 2013-2014, et 2014-2015)Ombres de Chine et L’Appartement.

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« Partages »

« Partages est le journal d’un écrivain qui se retourne sur son travail de traducteur, sur ses origines, sur ses lectures, sur la vie qui l’entoure. C’est une tentative, aléatoire, tâtonnante, de mise en forme du quotidien, autour de quelques questions que je me suis trouvé pour la première fois de ma vie en état de partager avec mes lecteurs, mes « amis inconnus ». Quelle langue est-ce que je parle ? C’est quoi, parler une langue ? Qu’est-ce que cette « mémoire des souvenirs » ? Qu’est-ce que j’essaie de transmettre quand j’écris, mes poèmes et mes traductions ? – C’est le reflet, que j’espère partageable, d’une année de ma vie. » André Markowicz

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3 Comments

  1. Le mur de la propagande en Occident c’est une muraille de Chine ! Sur tous les sujets ! J’ai décidé peut-être comme d’autres lecteurs de TJ de ne plus croire un mot de ce que disent les médias occidentaux notamment depuis l’infâmie BLM. Ce que je peux vous dire pour l’avoir vérifié à travers de nombreuses sources :
    1) de nombreux Russes et Ukrainiens (voir article Charles Rojzman) livrent des témoignages sensiblement différents de ce qu’on lit ou entend dans nos médias
    2) le monde entier est contre nous ! L’Asie l’Afrique et l’Amérique du sud ! Non pas qu’ils soutiennent forcément l’invasion de l’Ukraine mais ces mensonges des Américains et de leurs colonies européennes et les sanctions unilatérales qu’ils imposent au reste du monde…Le monde n’en veut plus ! Le monde constate également que les grands promoteurs de la liberté censurent à tour de bras. Que les bidenistes avec 50 de QI et les européistes à peine moins débiles profitent de leur euphorie présente car cela ne va pas durer. Le monde entier veut mettre fin à la domination américaine et a déjà commencé à prendre des mesures concrètes pour se débarrasser le plus possible du dollar. Nous-mêmes nous souffrons de ce système qui nous stigmatise et encense nos bourreaux. Ne soutenons plus nos dirigeants infâmes qui œuvrent contre leurs propres peuples ! Et qu’Israël cesse de croire que les gouvernements nord américains et ouest européens sont des alliés fiables… c’est tout le contraire !

  2. Merci pour ce magnifique texte André Markowicz, qui tranche avec la propagande anti-américaine des trolls poutiniens qui ne savent pas lire.

    • « Troll poutinien »…Effectivement ce terme est souvent utilisé sur tous les forums (faute d’argument) chez ceux qui soutiennent les faucons du parti de Biden dont TJ a montré la vraie nature à de multiples reprises. « Troll de Poutine » ou « agent du Kremlin »…sur certains forums YouTube on trouve même « Suppôt de Poutine » 🙂 expression que je trouve assez amusante et très révélatrice du fanatisme des pro Biden.

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