“Mais qu’on y prenne garde : c’est lorsque le sentiment national est bafoué que la voie s’ouvre aux dérives nationalistes et à tous les extrémismes!”
Voilà trente-cinq ans que toute une oligarchie d’experts, de juges, de fonctionnaires, de gouvernants prend, au nom des peuples, sans en avoir reçu mandat des décisions dont une formidable conspiration du silence dissimule les enjeux et minimise lei conséquences. Que l’on m’entende bien : je ne viens ici donner de leçon à personne ; mais que l’on veuille bien, en retour, respecter ma propre démarche ! Je me serais d’ailleurs bien passé d’être là. Il eût mieux valu, à l’évidence, que des voix plus fortes que la mienne engagent le combat.
Elles ne l’ont pas souhaité, je me garderai de les juger. Je me contente de faire et d’assumer un autre choix. Ce n’est pas si facile.
A la décharge des absents, je reconnais bien volontiers que le conformisme ambiant, pour ne pas dire le véritable terrorisme intellectuel qui règne aujourd’hui, disqualifie par avance quiconque n’adhère pas à la nouvelle croyance, et l’expose littéralement à l’invective. Qui veut se démarquer du culte fédéral est aussitôt tenu par les faiseurs d’opinion (…) au mieux pour un contempteur de la modernité, un nostalgique ou un primaire, au pire pour un nationaliste forcené tout prêt à renvoyer l’Europe aux vieux démons qui ont si souvent fait son malheur.
Mais il est des moments où ce qui est en cause est tellement important que tout doit s’effacer. Et je ne parle pas ici au nom d’une France contre l’autre, car dès lors qu’il s’agit de la France, de la République et de la démocratie, il ne peut plus être question de la droite et de la gauche, l’enjeu, au. delà des partis, des clivages les plus naturels, des oppositions les plus légitimes, des querelles les plus anciennes, n’est rien de moins que notre communauté de destin. Et cette communauté de destin est gravement mise en péril par les accords, alors que ceux-ci ne sont ni la condition de la prospérité, ni la condition de la paix, Dans le monde tel qu’il est, l’idéal comme le réalisme commandaient de faire prévaloir une tout autre conception de l’Europe, voilà ce que je voudrais maintenant développer devant vous.
Monsieur le président, madame, messieurs les ministres, mes chers collègues, que l’on ne s’y trompe pas la logique du processus de l’engrenage économique et politique mis au point à Maastricht est celle d’un fédéralisme au rabais fondamentalement anti-démocratique, faussement libéral et résolument technocratique, L’Europe qu’on nous propose n’est ni libre, ni juste, ni efficace. Elle enterre la conception de la souveraineté nationale et les grands principes issus de la Révolution : 1992 est littéralement l’anti 1789. Beau cadeau d’anniversaire que lui font, pour ses 200 ans, les pharisiens de cette République qu’ils encensent dans leurs discours et risquent de ruiner par leurs actes!
Je sais bien que l’on veut à tout prix minimiser les enjeux et nous faire croire que nous ne cédons rien d’essentiel en ce qui concerne notre indépendance! Il est de bon ton, aujourd’hui, de disserter à l’infini sur la signification même du concept de souveraineté, de le décomposer en menus morceaux, d’affirmer qu’il admet de multiples exceptions, que la souveraineté monétaire, ce n’est pas du tout la même chose que l’identité collective, laquelle ne courrait aucun risque. Ou encore que l’impôt, la défense, les affaires étrangères, au fond, ne jouent qu’un rôle relatif dans l’exercice de la souveraineté,
Toutes ces arguties n’ont en réalité qu’un but : vider de sa signification ce mot gênant pour qu’il n’en soit plus question dans le débat.
La méthode est habile. En présentant chaque abandon parcellaire comme n’étant pas en soi décisif, on peut se permettre d’abandonner un à un les attributs de la souveraineté sans jamais convenir qu’on vise à la détruire dans son ensemble.
Le procédé n’est pas nouveau. Il y a 2500 ans déjà, de demi-longueur en demi-longueur, Achille se rapprochait en courant de la tortue de Zénon sans jamais la rattraper.., Seulement, ce n’est là que paradoxe. Dans la réalité, Achille gagne bel et bien la course ; de même, à force de renoncements, aussi ténu que soit chacun d’eux, on va bel et bien finir par vider la souveraineté de son contenu. Car il s’agit là d’une notion globale, indivisible comme un nombre premier. On est souverain ou on ne l’est pas ! Mais on ne l’est jamais à demi. Par essence, la souveraineté est un absolu qui exclut toute idée de subordination et de compromission. Un peuple souverain n’a de comptes à rendre à personne et n’a, vis-à-vis des autres, que les devoirs et les obligations qu’il choisit librement de s’Imposer à lui-même.
Souvenez-vous du cri de Chateaubriand à la tribune de la Chambre, en 1816 : « Si l’Europe civilisée voulait m’imposer la charte, j’irais vivre à Constantinople. »
La souveraineté, cela ne se divise pas ni ne se partage et, bien sûr, cela ne se limite pas.
Rappelons-nous d’ailleurs, pour avoir un exemple plus récent de ce que vous appelez de vos vœux, ce que put signifier pendant « le printemps de Prague» la doctrine de la souveraineté limitée, tant il est vrai que la « souveraineté divisée », « la souveraineté partagée», « la souveraineté limitée» sont autant d’expressions pour signifier qu’il n’y a plus du tout de souveraineté ! Et, de fait, quand on accepte de prendre des décisions à la majorité sur des questions cruciales, et dès lors que ces décisions s’imposent à tous sans pouvoir jamais être remises en cause ultérieurement à l’échelon national, on passe clairement de la concertation à l’intégration, Aussi, quand on nous dit que les accords de Maastricht organisent une union d’Etats fondée sur la coopération intergouvernementale, on travestit délibérément la réalité, Tout au contraire, ces accords visent à rendre inapplicable le droit de veto et à créer des mécanismes qui échappent totalement aux Etats,
Cela est vrai pour la politique monétaire et pour la politique sociale. Mais cela le sera aussi pour la politique étrangère et la politique de défense, D’ailleurs, vous nous l’avez rappelé, monsieur le ministre, les pays membres prennent eux-mêmes l’engagement de ne défendre que des positions communes au sein des organisations internationales, et cet engagement vaut aussi pour la France et le Royaume-Uni en leur qualité de membres permanents du Conseil de sécurité de l’O.N.U. : cette situation, contraire aux dispositions de la charte, plusieurs de nos partenaires l’interprètent déjà, nous le savons, comme une transition vers le transfert de ces deux sièges à la Communauté.
Tout ce dispositif est donc fort peu respectueux de la souveraineté des Etats membres tant en ce qui concerne la nature des règles de décisions que le caractère irréversible des transferts de pouvoirs envisagés.
Certains s’en accommodent. Quant à moi, Ce n’est pas l’avenir que je souhaite à mon pays. D’ailleurs, les tenants de la marche vers le fédéralisme ne cachent pas leur dessein. Ils veulent bel et bien, et ils le disent, que les progrès du fédéralisme soient sans retour en droit et, surtout, en pratique, et force est de constater que nous voilà d’ores et déjà pris dans un redoutable engrenage. Depuis que la règle de la majorité s’applique de plus en plus largement dans les prises de décision du Conseil européen et que les jurisprudences convergentes de la Cour de cassation et du Conseil d’Etat admettent que les traités et le droit communautaire qui en est dérivé bénéficient d’une primauté absolue sur nos lois nationales, le Gouvernement, dès lors qu’il est en minorité au Conseil, non plus que le Parlement français, n’a plus son mot à dire pour infléchir les règles communautaires jugées inacceptables pour la France.
Où allons-nous si le juge, tout en déclarant qu’il ne veut pas censurer la loi, s’arroge le droit de la rendre inopposable ou inapplicable? La République, ce n’est pas une justice aux ordres : mais ce n’est pas non plus le gouvernement des juges, a fortiori quand il s’agit de juges européens qui font parler l’esprit des traités !
Craignons alors que, pour finir, les sentiments nationaux, à force d’être étouffés, ne s’exacerbent jusqu’à se muer en nationalismes et ne conduisent l’Europe, une fois encore, au bord de graves difficultés, car rien n’est plus dangereux qu’une nation trop longtemps frustrée de la souveraineté par laquelle s’exprime sa liberté, c’est-à-dire son droit imprescriptible à choisir son destin
Mais qu’on y prenne garde : c’est lorsque le sentiment national est bafoué que la voie s’ouvre aux dérives nationalistes et à tous les extrémismes!
5 mai 1992
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