L’ancien juge antiterroriste est venu raconter, mardi, la montée de la menace djihadiste et la submersion des services de renseignement, dont il a été témoin jusqu’en 2015.
On ne retiendra pas les dépositions de tous les « grands témoins » – président de la République, ministre de l’intérieur, sociologues ou journalistes – venus à la barre du procès des attentats du 13-Novembre, mais on retiendra celle de Marc Trévidic. Le magistrat de 56 ans, ancienne figure de l’antiterrorisme en France, s’est présenté devant la cour d’assises spécialement composée de Paris, mardi 3 mai, pour raconter, pendant quatre heures et avec un franc-parler largement apprécié, la montée de la menace djihadiste et la submersion des services de renseignement dont il a été témoin jusqu’en 2015.
Marc Trévidic a connu « l’âge d’or » de l’antiterrorisme, au début des années 2000, à son arrivée au parquet antiterroriste de Paris. A l’époque, les terres de djihad sont l’Afghanistan ou la Bosnie ; il faut déjà gérer des retours en France, mais les moyens sont adaptés à la menace : « Quand quelqu’un revenait, le renseignement le surveillait pendant un an et ne le lâchait pas. On surveillait cent personnes en même temps. »
Lorsqu’il devient juge d’instruction antiterroriste en 2006, après trois ans loin de cette matière, les choses ont changé. Il découvre une « nouvelle génération, fruit d’un djihad médiatique ». Les filières des Buttes-Chaumont à Paris, de Montpellier, d’Artigat en Ariège, des jeunes « fascinés par le 11-Septembre » et marqués par les images de Guantanamo et de la prison d’Abou Ghraïb en Irak, qui « se montent la tête devant des vidéos ».
La marmite du djihadisme se met doucement à bouillir, mais les effectifs judiciaires diminuent. Marc Trévidic raconte l’aveuglement : « Combien de fois j’ai entendu : “Il n’y a pas eu d’attentat sur notre sol depuis le 3 décembre 1996 [à la station de RER Port-Royal, à Paris]” ? » Malgré les départs plus nombreux, le nombre croissant de Français tués à l’étranger et les signes clairs que le pays est dans le collimateur en raison de sa présence en Afghanistan ou du débat sur le voile, « on continue à penser qu’on est invulnérables ».
« On a déjà perdu »
« Et puis il y a Mohammed Merah. » Sept morts à Toulouse et à Montauban, en mars 2012. L’élection présidentielle approche, on met la poussière sous le tapis : Bernard Squarcini, patron du renseignement, évoque un « loup solitaire », diffusant l’idée que la sécurité reste garantie. Marc Trévidic sait que non. « Sur les écoutes, j’entendais les réactions à ce qu’avait fait Merah. Je ne pensais pas qu’un être humain puisse se réjouir d’un tir dans la tête d’une petite fille. » Il soupire. « Là, je me suis dit : ça y est, on est sur une autre planète. » Il se rappelle les mots que lui glisse un collègue : « On a déjà perdu. »
Et puis il y a « l’appel de la Syrie », à partir de 2013. « A ce moment-là, tout le monde est parti, je n’avais jamais vu ça. Des familles entières, des petits jeunes sous contrôle judiciaire, des condamnés qui avaient purgé leur peine. Un exode. L’idée qu’il faut empêcher à tout prix les départs s’impose. Ça va nous noyer. » La marmite bout de plus en plus fort. Pas assez d’effectifs, trop de renseignements à gérer. « Le système ne fonctionne plus. On était perdus, c’était impossible de tout traiter, on était dans une insécurité totale. Trois mille, 3 200, 3 300 Français sont partis. Certains partaient, revenaient, faisaient plusieurs allers-retours, et on ne le savait pas. Ils pouvaient faire des attentats sans problème. »
La marmite va déborder. « On ne contrôle plus rien, on est incapables de gérer les départs et les retours. Tous les signaux sont au rouge. Des policiers de terrain me disent : “Il va y avoir des attentats, on ne peut rien faire.” Quelqu’un à la DGSI me dit : “Marc, on est ficelés à un poteau, on attend le peloton d’exécution.” Il n’y avait aucun moyen d’éviter ce qui était en train de se profiler. On était déjà noyés. Les attentats de 2015 finissent de nous noyer. » La marmite a débordé.
« Oui, il y a eu de la naïveté »
En août 2015, juste avant de quitter ses fonctions, Marc Trévidic reçoit Reda Hame dans son bureau. Ce candidat à l’attentat-suicide arrêté à Paris en août 2015 raconte avoir été recruté par Abdelhamid Abaaoud, qui lui a préconisé de viser « une cible facile, comme un concert, le mieux étant d’attendre les forces d’intervention et de mourir en combattant avec les otages ».
« A posteriori, on se dit que c’était prémonitoire », soupire encore Marc Trévidic, visiblement ému, qui, parmi ses regrets, en souligne un en particulier. « Un dossier comme un autre » arrivé sur son bureau en 2012, des jeunes voulant partir au Yémen. Parmi eux, Samy Amimour, futur kamikaze du Bataclan. « Je ne l’ai pas mis en prison. » On craint, à l’époque, que la détention ne fasse qu’empirer les choses.
Samy Amimour, placé sous contrôle judiciaire, partira en Syrie un an plus tard. « On ne pensait pas que toute personne embrigadée allait devenir un assassin. C’est dur pour un juge de se dire : “Je mets tout le monde en prison parce que c’est plus prudent”. Avec ce qui s’est passé, évidemment que je regrette de ne pas avoir mis Samy Amimour en détention provisoire. Oui, il y a eu de la naïveté. On apprend de ses erreurs. Je ne sais pas quoi dire. »
© Henri Seckel
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