Linda Caille. Judaïsme : Emile et Myriam Ackermann, rabbins en tandem pour une orthodoxie moderne

Couple de jeunes Français, formés aux Etats-Unis, Emile et Myriam Ackermann seront bientôt les premiers rabbins du courant dit orthodoxe moderne en France. Energiques et charismatiques, ils entendent démocratiser l’étude juive, notamment en direction des femmes.

Emile Ackermann et sa femme, Myriam Ackermann-Sommer, fondateurs d’Ayeka, un projet de communauté juive orthodoxe ouverte sur la cité et respectueuse de la Loi juive (« Halakha »). Paris, mars 2022. CORINNE SIMON / HANS LUCAS

Un soir de shabbat en 2017, Myriam Sommer, 21 ans, future professeure d’anglais, croise Emile Ackermann, le même âge, futur avocat, à la synagogue de Neuilly-sur-Seine (Hauts-de-Seine). Cinq ans plus tard, Emile et Myriam se sont mariés, leur fille Elise est née, et les deux seront rabbins ensemble. Ce ministère de couple est unique dans le judaïsme français orthodoxe, c’est-à-dire pratiquant et conservateur ; et ni l’un ni l’autre ne s’étaient projetés dans cette profession avant de se rencontrer ce fameux soir.

« Entre nous deux, ça fuse. Le tandem, c’est notre marque de fabrique, nous aimons transmettre la culture du débat », reconnaît Emile Ackermann, 26 ans, en regardant avec admiration son épouse assise en face de lui dans leur petit salon parisien. Le couple souhaite incarner un judaïsme à la fois conservateur et moderne, où, selon eux, « la liberté de penser est expérimentée ».

Ensemble, sur leur chaîne YouTube, ils abordent des questions comme « Le consentement est-il une valeur juive ? », « Peut-on être juif et vegan ? » ou « D’où vient l’interdit de se marier avec une personne non juive ? » Tous les jours, Myriam produit et anime le podcast Daf Yummy, où elle commente pendant un quart d’heure le passage du jour du Talmud, tout en valorisant des références érudites à la littérature contemporaine et profane. « Cette tradition intellectuelle à laquelle nous nous rattachons, remarquet-elle, est propre à l’orthodoxie dite moderne, là où l’orthodoxie dite traditionnelle valorise moins les références extérieures et pense que la Torah se suffit à elle-même. »

« Sorbonnards » ou « rabbins du futur » ?

Les Ackermann prient trois fois par jour et célèbrent le shabbat. Myriam cache ses cheveux et alterne entre le port de la perruque et du béret afin de se conformer aux exigences de la Loi juive concernant les femmes mariées. Elégant et pétillant, le couple s’affiche volontiers, lui avec un large chapeau noir, elle avec des robes chastes aux cols serrés. « En France, précise Emile, le courant de l’orthodoxie moderne répond à un besoin d’une partie de la communauté juive, notamment en ouverture sur la société, tout en valorisant une observance assez stricte de la Loi juive. »

Sur les réseaux sociaux, où Emile se montre très actif, leurs détracteurs au sein de la communauté juive raillent leur jeunesse, leur hâte à fonder une communauté en France ou bien leur profil de « sorbonnards » désireux d’enseigner à des jeunes croyants surdiplômés. Sont-ils les « rabbins du futur » pour la génération des 25-35 ans, ou bien l’expression d’une judéité jeune et conservatrice dans une communauté française inquiète de la hausse des crimes antisémites, et marquée par les départs pour Israël ?

Peu de temps après leur mariage, la vocation de rabbin d’Emile éclot lorsque son épouse, le voyant malheureux, alors qu’il bachote ses cours de droit, lui souffle qu’elle le verrait bien rabbin, lui qui aime tant argumenter et transmettre sa foi. « Comme il me voyait bien rabbin lui aussi, explique Myriam, j’ai cherché où nous pourrions nous former ensemble. »

Très répandu aux Etats-Unis, le mouvement de l’orthodoxie moderne autorise les femmes à devenir rabbins et les encourage à approfondir leur intérêt pour les textes sacrés. « A New York, ma yeshiva [école religieuse], Yeshivat Chovevei Torah, et celle de Myriam, Yeshivat Maharat, sont deux yeshivot différentes, précise Emile. L’une pour les femmes, l’autre pour les hommes, mais elles sont dans le même bâtiment. Les femmes suivent un programme intensif avec le même curriculum que les hommes. »

Orthodoxie moderne

Etre rabbine ne serait jamais venu à l’esprit de Myriam avant de rencontrer Emile. « Je n’osais même pas y penser tellement cela me semblait bouleverser les codes de la communauté [orthodoxe]. Je voulais être bien intégrée, je craignais de choquer. » Dans les faits, Myriam deviendra, en juin 2023, la première femme ordonnée rabbine orthodoxe et exerçant en France. Pourtant, elle se destine depuis l’enfance à l’enseignement et ne dérogera pas à son projet, avec le soutien de son époux.

Enseigner le Talmud et la Loi juive au sein d’Ayeka, la future communauté orthodoxe moderne qu’ils ont fondée ensemble, convient à la jeune normalienne agrégée d’anglais.

En 2022, Ayeka fédère plusieurs programmes dont celui d’un institut de théologie pour femmes : « Kol-Elles ». Une centaine de femmes juives suivent un enseignement, d’habitude réservé aux hommes, sur l’ensemble des textes sacrés du judaïsme. « Leurs profils sont divers, décrit Myriam, cela va de l’orthodoxe classique, en passant par des personnes converties ou en recherche spirituelle. Agées de 25 à 60 ans, elles sont toutes en quête d’un accès plus authentique aux textes de leur tradition. Elles sont diplômées, avec de fortes exigences intellectuelles et professionnelles. Donc, quand elles se retrouvent dans des situations où [dans la communauté juive] on entend les tenir à l’écart des textes, cela jure avec leur expérience. »

A la fin de chacune des deux premières sessions intensives, les étudiantes sont invitées à rédiger des articles sur leur sujet de recherche afin d’alimenter une revue, embryon d’une future bibliothèque d’autrices juives. Myriam entend aussi enseigner aux hommes. « Je n’ai pas vocation à parler d’une Torah de femmes pour les femmes, même si enseigner pour les femmes reste ma priorité. »

Certaines étudiantes bénéficient d’une bourse grâce aux différentes subventions privées françaises et américaines dont bénéficie la petite communauté Ayeka. « Nous sommes la première institution juive à payer des femmes pour qu’elles étudient au même titre que les hommes, sourit Emile. Nous prônons cet équilibre entre l’étude et le questionnement, sans rien perdre de notre implication dans la religion. »

« J’apporte plus de questionnements que de réponses »

Les exigences spirituelles de l’orthodoxie classique, Emile Ackermann les connaît par cœur, lui qui a grandi dans une famille de quatre enfants au sein de la communauté strasbourgeoise dont ses parents sont des piliers. « Dans nos échanges avec notre père, nous nous demandions souvent comment inscrire le judaïsme dans la société moderne, se souvient Alice Ackermann, 22 ans, la sœur d’Emile. Il n’y avait aucune pression de nos parents pour qu’il devienne rabbin. »

Pour Alice, l’adhésion de son frère à l’orthodoxie moderne correspond à la réflexion théologique et politique qu’il a creusée avec son épouse depuis leur rencontre. « C’est leur projet, ils se soutiennent. » Membre du bureau national du Planning familial, Alice a, quant à elle, abandonné l’orthodoxie classique, n’y trouvant pas sa place en tant que jeune femme, et se définit aujourd’hui comme « juive non pratiquante ».

Pour Myriam, cette place secondaire réservée aux femmes dans une communauté orthodoxe patriarcale explique, en partie, les désaffections qui grèvent le mouvement à l’échelle mondiale. Dans ce contexte, les Ackermann souhaitent apporter un nouveau souffle à l’orthodoxie française, sans réforme. « Je suis une militante de salon, s’excuserait presque Myriam. J’apporte plus de questionnements que de réponses. »

La jeune femme puise sa discipline dans son enfance, à Perpignan (Pyrénées-Orientales), auprès d’un père agnostique d’origine protestante mennonite, et d’une mère adepte de méditation transcendantale et de textes sacrés hindous. « Quand j’étais petite, se rappelle-t-elle, mes parents me disaient que je choisirai la tradition [spirituelle] qui m’intéresse le plus. Avec mon père, j’allais parfois à la messe [catholique], et des éléments de judaïsme m’ont été transmis par ma grand-mère maternelle, comme célébrer Pessah. »

Plus encore que la religion, l’enseignement des femmes par les femmes demeure la tradition familiale. « Mon arrière-grand-mère maternelle se savait ni lire ni écrire, confie Myriam, et ma grand-mère a quitté l’école à 9 ans pour travailler dans une usine à Tunis. Elle a donc mis un point d’honneur à ce que ma mère réussisse le Capes de lettres. Enfant, je voulais être maîtresse d’école. » Le goût pour l’enseignement a donc largement précédé la décision de Myriam de s’inscrire, à l’adolescence, dans le judaïsme.

La voie de l’étude

Le décès brutal de son père, emporté par un cancer, laisse la préadolescente de 12 ans sous le choc. Elle est alors accueillie lors des nombreuses fêtes juives par la famille de son grand-oncle, le rabbin Alexis Blum. « J’ai trouvé une structure et des rituels, constate-t-elle, à un âge où je ne savais pas trop où j’en étais. » Lorsqu’elle rencontre son époux, Myriam se met à l’étude active des textes sacrés et son intention d’enseigner grandit afin d’accueillir celles qui, comme elle, ont soif de se construire dans leur foi juive.

La littérature juive américaine de la seconde moitié du XXe siècle permet aussi à l’étudiante d’approfondir son goût pour l’exégèse, en particulier l’œuvre de l’écrivain Isaac Bashevis Singer (1904-1991), un Juif polonais de langue yiddish, Prix Nobel de littérature en 1978. « Dans cette littérature, analyse Myriam, la judéité est pensée au carrefour de la religion et de la culture. » Singer exploite le folklore ashkénaze et l’exégèse biblique tout en se remémorant la vie engloutie des communautés juives polonaises du début du XXe siècle.

« Le sujet de ma thèse est le deuil impossible, poursuit Myriam. C’est une manière pour moi de sublimer le travail de deuil de mon père, que je n’ai jamais terminé. Quand j’étais adolescente, les psychologues me disaient que je finirais bien par “le faire” ; or, cette clôture, je ne l’ai jamais expérimentée. » Dans la tradition juive, Myriam trouve des « éléments de sens », comme les commémorations lors des grandes fêtes, où le nom du défunt est mentionné. « Cette réactualisation du souvenir résonne en moi », s’émeut la jeune femme.

Dans les locaux de leur future communauté parisienne, une « séparation égalitaire » de 1,30 mètre divisera l’assemblée, les hommes d’un côté, les femmes de l’autre. C’est le « minimum légal, assurent-ils, pour ne pas aller au-delà de la Loi ». Lors de l’office, la participation sera collective et, telle une prophétie surgie du livre des Psaumes, tous chanteront d’une même voix.

© Linda Caille

https://www.lemonde.fr/le-monde-des-religions/article/2022/05/01/judaisme-emile-et-myriam-ackermann-rabbins-en-tandem-pour-une-orthodoxie-moderne_6124326_6038514.html

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